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Brexit : quelles conséquences pour les deux Irlande ?

Depuis l’annonce de sa sortie de l’Union européenne, le Royaume-Uni fait face à de multiples crises internes. Parmi ses préoccupations : la situation délicate de l’Irlande du Nord, dont l’histoire récente est marquée par 30 années de guerre civile.

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Le protocole nord-irlandais, qui établit une frontière douanière entre Grande-Bretagne et Irlande du Nord, cristallise les tensions - Crédits : Fredex8 / iStock

Au cœur des négociations du Brexit, le statut de l’Irlande du Nord a été source d’importants différends entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, avant et après que celui-ci n’en sorte en 2020. 

Pour éviter le rétablissement d’une frontière physique entre la nation britannique et la République d’Irlande voisine, Bruxelles et Londres se sont entendus en octobre 2019 sur un “protocole nord-irlandais”, qui maintient de fait l’Irlande du Nord dans le marché unique en matière de biens. Mais celui-ci impose la mise en place de contrôles douaniers entre cette dernière et la Grande-Bretagne, des dispositions que le Royaume-Uni n’a jamais mises pleinement en œuvre. 

Pour remédier à cette situation, l’UE et le pays ont adopté, le 24 mars 2023, le “cadre de Windsor”. Ce texte prévoit notamment de diminuer le nombre de vérifications à réaliser sur certains produits en provenance de Grande-Bretagne et à destination d’Irlande du Nord, et renforce le pouvoir des autorités locales et britanniques. 

Quel statut spécifique pour l’Irlande du Nord ?

Dans le cadre du “protocole nord-irlandais”, l’Irlande du Nord bénéficie toujours du marché unique, en ce qui concerne les biens, et de l’union douanière. Bien qu’elle n’en fasse officiellement plus partie, elle en respecte toujours certaines règles.

Ainsi, les marchandises produites en Irlande du Nord peuvent continuer d’entrer dans l’UE avec un minimum de contrôles douaniers. Les produits exportés vers l’Irlande du Nord depuis le reste du Royaume-Uni ou des pays tiers - et ayant vocation à être vendus sur le marché européen - sont quant à eux contrôlés aux points d’entrée du territoire (essentiellement les ports en mer d’Irlande, ainsi que les aéroports), et non pas à la frontière entre Irlande du Nord et République d’Irlande. La loi européenne sur la TVA continue également de s’y appliquer.

Par ailleurs, l’assemblée d’Irlande du Nord pourra décider de reconduire ou d’abandonner les règles européennes en 2025, quatre ans après la fin de la période de transition. Si cette dernière décide de les reconduire avec une majorité intercommunautaire simple, rassemblant unionistes et nationalistes, ou avec 60 % des voix mais au moins 40 % d’approbation des nationalistes et des unionistes, ces règles seront appliquées pendant huit autres années, avant un nouveau vote de l’assemblée sur la question. En cas d’approbation sans que l’une de ces deux conditions ne soit remplie, la reconduction aura lieu pour quatre ans, avant un nouveau vote. Si à l’inverse les membres de l’assemblée décident d’abandonner les règles européennes, celles-ci seront maintenues deux ans, le temps de trouver une solution alternative… ou non. Dans ce dernier cas de figure, un rétablissement de la frontière entre les deux Irlande ne serait plus exclu.

Pourquoi le protocole nord-irlandais pose-t-il problème aux Britanniques ? 

La situation de l’Irlande du Nord suscite de nombreuses tensions entre Européens et Britanniques, qui s’entendent difficilement quant à la mise en œuvre de l’accord de sortie signé en 2019. De fait, le protocole nord-irlandais n’a jamais été pleinement appliqué par le Royaume-Uni. 

Ce qui a conduit la Commission européenne à déclencher sept procédures d’infraction contre le pays depuis mars 2021. Celle-ci considère en particulier qu’en matière de règles sanitaires et phytosanitaires, “le Royaume-Uni n’effectue pas les contrôles nécessaires ni ne dote les postes de contrôle frontaliers d’Irlande du Nord du personnel et des infrastructures adéquats”. Les procédures intentées devant la Cour de justice de l’Union européenne peuvent en principe aboutir à de lourdes amendes pour Londres.

L’application imparfaite des règles spécifiques à l’Irlande du Nord par le gouvernement britannique est pour partie liée à la situation politique locale. En Ulster, la nouvelle donne induite par le Brexit alimente la colère de certaines parties de la population, en particulier les unionistes protestants. Ces derniers rejettent fortement le protocole nord-irlandais, qu’ils considèrent comme les éloignant du reste du Royaume-Uni. 

En mai 2022, les nationalistes, en faveur du rattachement à la République d’Irlande, remportent les élections. Mais les unionistes refusent toujours de prendre part au gouvernement, comme l’exige le système politique nord-irlandais, tant que les contrôles douaniers post-Brexit en mer d’Irlande demeurent. 

Quelles réponses le “cadre de Windsor” vient-il apporter ?

L’une des principales nouveautés de l’accord est l’allègement des contrôles douaniers, dont certains doivent être considérablement allégés. Ceux-ci seront réduits pour les produits provenant de Grande-Bretagne et uniquement à destination de l’Irlande du Nord, qui doivent être distingués par un étiquetage spécial (voie verte). Les marchandises qui ont vocation à entrer dans le marché unique devront quant à elles être soumises aux contrôles et droits de douane prévus par le “protocole nord-irlandais” (voie rouge). Les compétences du Royaume-Uni en matière de TVA ou encore de droits d’accise sur l’alcool seront par ailleurs élargies. 

Le “cadre de Windsor” renforce aussi le pouvoir du gouvernement britannique, en lui permettant de bloquer dans certains cas exceptionnels de nouvelles dispositions commerciales liées à l’évolution de la législation du marché unique. Pour ce faire, un minimum de 30 députés du parlement nord-irlandais devront y avoir mis leur véto. Ce qui explique que le mécanisme soit appelé “frein de Stormont”, en référence au nom du palais abritant l’Assemblée d’Irlande du Nord. Il revient en revanche toujours à la Cour de justice de l’UE de statuer en dernier recours.

Pourquoi y a-t-il deux Irlande ?

L’île d’Irlande se trouve sous la domination du Royaume-Uni depuis 1801 et la signature de l’Acte d’Union. Cet accord historique entérine le rattachement du Royaume d’Irlande, à majorité catholique, au Royaume-Uni principalement protestant. Ce dernier est à l’époque composé de l’Angleterre (qui inclut alors le pays de Galles) et de l’Ecosse. 

Déjà présent en Irlande, le sentiment antibritannique va dès lors s’accentuer, débouchant en 1916 sur l’insurrection de Pâques, premier pas vers la guerre d’indépendance qui commencera en 1919.

C’est finalement en 1921, au terme d’un conflit sanglant, que les autorités britanniques décident de partitionner l’île. Au nord, la petite enclave d’Ulster - l’Irlande du Nord - où cohabitent une majorité de protestants et une minorité de catholiques. Au sud, la République indépendante d’Irlande, habitée majoritairement par des catholiques.

L’Irlande se voit ainsi dotée de deux parlements, l’un à Dublin, l’autre à Belfast. Cependant, cette partition ne sera jamais acceptée par les nationalistes catholiques. De son côté, la majorité protestante d’Irlande du Nord, considérant les catholiques comme des traîtres potentiels, relègue ces derniers au statut de citoyens de seconde zone, multipliant les discriminations économiques, sociales et politiques.

A la fin des années 1960, la répression brutale d’une manifestation pacifique organisée par la NICRA (le mouvement pour les droits civiques d’Irlande du Nord) marque le début de 30 années de guerre civile en Ulster. D’un côté, les unionistes favorables au rattachement à la Grande-Bretagne. De l’autre, les républicains partisans d’une réunification des deux Irlande.

Parmi les épisodes les plus violents de cette époque, surnommée “Troubles”, le dimanche sanglant ou “Bloody Sunday” de l’année 1972. Ce dimanche de janvier, treize catholiques sont tués par des parachutistes britanniques, alors qu’ils manifestaient dans la ville de Derry contre une loi permettant à l’armée de procéder à des emprisonnements arbitraires.

A la suite de cet épisode tragique, l’IRA (l’armée républicaine irlandaise), dont certains membres entretiennent des liens étroits avec le Sinn Féin (parti républicain d’Irlande du Nord), multiplie les actes terroristes, notamment pour infléchir la politique du gouvernement britannique envers les prisonniers politiques républicains. L’opposition de Margaret Thatcher à tout compromis sur cette question débouche en 1984 sur un attentat perpétré à Brighton, alors que cette dernière se rendait au congrès du Parti conservateur.

La Première ministre britannique en réchappe de justesse. Et le dialogue reprend la même année entre Londres et Dublin. Un premier pas vers la paix est fait avec la signature de l’accord de Hillsborough. Il est suivi d’une série de nouveaux accords aboutissant, en 1997, au cessez-le-feu de l’IRA. Quelques mois plus tard, l’espoir d’un retour à la paix se confirme avec la signature de l’accord du Vendredi saint, le 10 avril 1998.

Carte du Royaume-Uni et de l'Irlande : en bleu, l'Ecosse et l'Irlande du Nord qui ont voté contre le Brexit. En jaune, l'Angleterre et le pays de Galles qui ont voté pour.
Carte du Royaume-Uni et de l’Irlande : en bleu, l’Ecosse et l’Irlande du Nord qui ont majoritairement voté contre le Brexit en 2016. En jaune, l’Angleterre et le pays de Galles qui ont voté pour.

Qu’est-ce que l’accord du Vendredi saint ?

L’accord du Vendredi saint, ou “Good Friday”, est signé le 10 avril 1998 par le Premier ministre britannique Tony Blair et son homologue irlandais Bertie Ahern, ainsi que les leaders des principaux partis unionistes et nationalistes. Il met un terme à 30 années de conflit, qui ont causé la mort de près de 3 500 personnes. 

Ce processus de paix a notamment été rendu possible par une coopération “intense et permanente entre Londres et Dublin”, expliquait en 2017 Philippe Cauvet, spécialiste de l’Irlande à l’université de Poitiers. “C’est notamment l’appartenance commune des deux Etats à l’Union européenne depuis 1973 qui a joué un rôle important”, notait le professeur.

L’accord du Vendredi saint prévoit le désarmement de l’IRA, l’abolition de la revendication territoriale de la République d’Irlande sur l’Irlande du Nord, ou encore la reconnaissance du droit pour chacun en Irlande du Nord de s’identifier et d’être accepté en tant qu’Irlandais, ou Britannique, ou les deux. A l’instar des “démocraties consociatives”, ce traité a également permis à l’Irlande du Nord de s’auto-administrer en élisant un gouvernement dirigé par un Premier ministre, et une assemblée composée à la fois de nationalistes et d’unionistes.

Comment l’Irlande du nord est-elle administrée ?

La dévolution du pouvoir en Irlande du Nord (pour permettre l’auto-administration de la province) est singulière dans l’espace britannique : elle est basée sur la volonté de pacifier les relations entre les deux communautés nationaliste et unioniste.

Son objectif est d’orchestrer un partage du pouvoir afin “d’éviter qu’une majorité n’exerce seule le pouvoir à l’encontre de l’autre”, explique Philippe Cauvet. Le Parlement est ainsi élu selon le strict principe de la proportionnalité, et l’exécutif est également partagé entre unionistes et nationalistes.

Catholiques et protestants jouissent ainsi d’un droit de véto, qu’ils peuvent utiliser si un texte législatif leur semble contraire à leurs intérêts. La constitution d’un gouvernement passe donc par la création de coalitions perpétuelles, dominées par le Sinn Féin pour les nationalistes et le Parti unioniste démocrate (DUP) pour les unionistes.

Pourquoi les Nord-Irlandais ont-ils dit non au Brexit ?

En juin 2016, 51,9 % des Britanniques font le choix de quitter l’UE, déclenchant ainsi le processus du Brexit. Parmi eux, 55,9 % des Nord-Irlandais votent contre.

Selon Philippe Cauvet toutefois, “l’adhésion d’une partie de la communauté unioniste à l’Europe ne s’explique pas par les mêmes motivations que l’adhésion des nationalistes”. “Chez les nationalistes, notamment chez les modérés du SDLP, le Parti social-démocrate et travailliste, l’Europe est vue comme un changement majeur, notamment parce qu’elle a apporté une meilleure protection de leurs droits fondamentaux […]. Elle a aussi consacré l’ouverture de la frontière avec la République d’Irlande, donc une forme de rapprochement avec Dublin”. Chez les unionistes les plus modérés en revanche, l’adhésion à l’UE serait motivée d’abord “par un pragmatisme plus que par une véritable conviction pro-européenne”.

Les unionistes plus radicaux, quant à eux, ont fait campagne pour le “Leave” en 2016, assimilant le processus d’intégration européenne à “une dilution du lien avec Londres”.

Vue de Sandy Row, une rue de Belfast, capitale de l'Irlande du Nord
Vue de Sandy Row, une rue de Belfast, capitale de l’Irlande du Nord

Le Brexit a-t-il mis en péril la situation entre les deux Irlande ?

Dans un discours prononcé le 25 juillet 2016 à Belfast, la Première ministre britannique Theresa May avait fait resurgir la menace d’un rétablissement d’une frontière physique entre les deux Irlande, alors que celle-ci est devenue quasiment invisible depuis 1998. L’ancienne cheffe de l’exécutif déclarait ainsi que “personne ne souhaite le retour des frontières du passé”, mais que le Brexit rendait la libre circulation entre les deux Irlande “intenable” .

La sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne pouvait donc mettre en danger l’accord du Vendredi Saint. En témoignent les violents heurts, fin mars-début avril 2021, entre certains unionistes et républicains catholiques sur fond de rejet du protocole nord-irlandais. Un épisode inédit qui a fait naître des craintes quant à l’avenir d’un processus de paix fragilisé.

Le retour à une frontière physique aurait pu également entraver la circulation des 30 000 personnes qui voyagent chaque jour d’un côté et de l’autre de l’île, ainsi que les échanges commerciaux, qui s’élèvent à 7,4 milliards d’euros par an (en 2018) entre les deux parties de l’île. 

Les accords de sortie conclus avec l’UE par Theresa May en novembre 2018 puis par son successeur Boris Johnson le 17 octobre 2019, tout comme l’accord de commerce et de coopération du 24 décembre 2020 régissant la nouvelle relation entre Londres et Bruxelles, se sont donc particulièrement attachés à éviter le rétablissement d’une frontière dure entre les deux Irlande, en accordant un statut spécifique à l’Irlande du Nord.

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2 commentaires

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    Grisard

    Bravo ;
    Pour l’Europe locale , c’est la diffusion culturelle et économique d’une société qui défend ses valeurs
    Brigitte Grisard

  • Avatar privé
    CHEMIN DE LOS

    Instructif