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Paradise Papers : “nous ne pouvons pas tolérer que certains Etats membres volent la richesse fiscale de pays voisins”

Dimanche 5 novembre, le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) a révélé de nouvelles informations au retentissement mondial sur les pratiques d’évitement fiscal des multinationales et des personnalités les plus fortunées. Baptisé “Paradise Papers”, ce scandale succède notamment aux LuxLeaks, rendus publics en novembre 2014, et aux Panama Papers, révélés en avril 2016.

Pour faire le point sur la réponse européenne à cet enjeu fiscal incontournable, Toute l’Europe a interrogé Alain Lamassoure, eurodéputé membre du Parti populaire européen (centre-droit). Pour ce spécialiste des questions fiscales et ancien président de la commission spéciale du Parlement européen sur les LuxLeaks, le projet d’assiette commune consolidé pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS) doit être le “couronnement” de la nouvelle politique fiscale européenne.

Paradise Papers

Quelle a été votre réaction lorsque les Paradise Papers ont été révélés ?

Alain Lamassoure : Paradoxalement, c’est une bonne nouvelle, et cela montre que les choses avancent. Un certain nombre de commentateurs, sans avoir lu la synthèse des Paradise Papers, ont déclaré que ‘quoiqu’il arrive, les paradis fiscaux renaissent sans arrêt’, ou encore ‘l’Europe est incapable de désigner ceux qui existent en son sein’… Or ça n’est pas du tout l’analyse qu’il faut faire.

Il est clair que s’il n’y avait pas eu les enquêtes du Consortium international des journalistes d’investigation, la fiscalité des entreprises serait restée, pour la grande majorité des médias et de l’opinion publique, un sujet technique et ennuyeux. Et ces situations anormales et scandaleuses permettant aux multinationales d’échapper à la plus grande partie de l’impôt auraient perduré encore longtemps.

Alain Lamassoure est eurodéputé depuis 1999. Ancien ministre des Affaires européennes (1993-1995) et du Budget (1995-1997), il siège actuellement au sein de la commission des Affaires constitutionnelles. Il a présidé la commission spéciale consacrée aux LuxLeaks et participe à celle dédiée aux Panama Papers.

Pour l’ensemble de l’Europe, ce sont les LuxLeaks qui ont été le grand coup de tonnerre, et du jour au lendemain le sujet a été compris de tout le monde. A partir de là, nous avons pu mettre en place une coordination entre les autorités chargées de mettre fin à ces pratiques. C’est-à-dire l’OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques], la Commission européenne avec particulièrement les commissaires à la Fiscalité Pierre Moscovici et à la Concurrence Margrethe Vestager, et le Parlement européen qui a mis en place des commissions d’enquête sur les LuxLeaks, les Panama Papers et peut-être demain sur les Paradise Papers.

De quelle manière l’Europe s’attaque-t-elle au problème ?

Nous essayons de traiter le problème à deux niveaux. Au niveau mondial avec les recommandations de l’OCDE, qui ont reçu un formidable coup d’accélérateur depuis les LuxLeaks pour être finalement acceptées par l’ensemble des membres de l’Organisation. Ces recommandations ont été transférées en droit communautaire avec deux directives contre l’évitement fiscal. Et au niveau européen car ces pratiques d’optimisation fiscale agressive posent un problème moral inacceptable. Nous ne pouvons pas tolérer que certains Etats membres volent la richesse fiscale de pays voisins. Cela pose un problème de solidarité entre pays européens.

C’est à ce titre-là que nous avons adopté, au Parlement européen, des mesures telles que les échanges automatiques d’informations sur les rescrits fiscaux, le reporting pays par pays, les directives contre l’évasion fiscale, les dispositions contre le blanchiment d’argent. Et le couronnement de tout cela doit être l’ACCIS [Assiette commune consolidée de l’impôt sur les sociétés].

L’impact positif du reporting pays par pays n’est-il pas entravé par l’opacité des paradis fiscaux ?

Les Paradise Papers ont mis en évidence des choses qui, maintenant, n’existent plus. Ils sont la photographie d’un monde passé. Après, il est vrai que le reporting pays par pays, entre administrations fiscales nationales, n’a de sens que si tout le monde joue le jeu. Je suis confiant sur le fait que le Conseil finira par accepter aussi que ces informations soient mises sur la place publique, puisqu’il accepte de le faire depuis plusieurs années pour les banques et les activités extractives. La preuve a été faite que ça n’a pas du tout désavantagé les entreprises européennes de ces secteurs par rapport à leur concurrents américains ou chinois.

Quelle est votre opinion s’agissant du contrôle des intermédiaires financiers, à l’instar du cabinet Appleby dont les Paradise Papers sont issus ?

Je m’interroge sur le fondement juridique de la mesure. Est-ce conforme aux traités ? Cela entre-t-il dans les compétences de l’Union ? Est-ce conforme aux droits fondamentaux et au droit des affaires ? Et je suis également dubitatif quant à la faisabilité pratique de la proposition.

Autant, s’il y a une procédure judiciaire engagée, les autorités doivent pouvoir interroger un intermédiaire fiscal afin de connaître les conseils qu’il a donné à ses clients et d’avoir accès à ses archives. Mais qu’on soit amenés à exiger ces informations de tous les intermédiaires fiscaux, ce serait comme demander à Al Capone de fournir la liste de ses fournisseurs. Ça me semble peu réalisable.

Une liste européenne recensant les paradis fiscaux est attendue pour début décembre. Selon vous, cette liste sera-t-elle crédible et assortie de sanctions dissuasives ?

Mon opinion est faite : je ne crois absolument pas à ce qu’on appelle la ‘peer review’, le jugement par les pairs, qui est très à la mode. L’OCDE a fait la preuve qu’elle est incapable de faire une liste de paradis fiscaux, car dans la sienne il n’en reste plus qu’un, Trinité et Tobago. C’est une plaisanterie.

Contrairement à ce que disent de nombreux observateurs, il est tout à fait légitime de dire qu’aujourd’hui, et j’insiste sur le ‘aujourd’hui’, plus aucun Etat membre de l’Union européenne n’est un paradis fiscal. Sachant qu’il y a des territoires qui ont des liens juridiques avec certains pays européens, comme certaines îles britanniques, mais qui ne sont pas membres de l’Union européenne. Nous n’avons par exemple pas autorité sur l’île de Man, Jersey ou Guernesey.

Je ne crois donc pas que les institutions européennes, même la Commission, soient prêtes à donner une vraie liste de paradis fiscaux, assortie évidemment de sanctions. Les Etats membres ne se critiquent pas les uns les autres afin d’éviter d’être vilipendé par le voisin le jour où on sort des clous. Même pour les Etats tiers, les pays européens ont du mal à s’entendre sur une liste commune. Chacun a son paradis fiscal. Vous verrez que dans la liste, chacun ménagera les paradis fiscaux des autres.

Par conséquent, je recommande de confier l’établissement de la liste à une autorité authentiquement indépendante, sur la base de critères objectifs. L’idéal serait d’ailleurs une autorité mondiale dans le cadre de l’OCDE. Mais à défaut, on pourrait très bien dire que l’Union européenne se dote d’une autorité ad hoc.

Que peut faire l’Union européenne face aux pratiques de dépendances britanniques comme l’île de Man, mise en cause par les Paradise Papers pour avoir permis à des personnalités d’éviter de payer une grande partie de la TVA sur des biens de luxe comme des jets privés ?

A court terme, le Brexit !

Cela fera partie du second traité avec les Britanniques. Pour l’instant, nous négocions le traité de divorce. Sur le patrimoine : il s’agit de la conversation que les Britanniques ne veulent pas engager sur ce qu’ils nous doivent. Et sur la garde des enfants, c’est-à-dire le futur statut des citoyens européens au Royaume-Uni et des citoyens britanniques dans l’Union européenne. S’y ajoute, par rapport à un divorce ordinaire, le cas particulier de la frontière entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande. Pour l’heure, on ne négocie que ça jusqu’au 29 mars 2019.

Ensuite, nous parlerons des relations futures. En l’occurrence, il y a des voix qui se sont élevées très maladroitement à la Chambre des communes pour proposer que le Royaume-Uni devienne un paradis fiscal. C’est impossible. Ne serait-ce qu’en raison des règles de l’OCDE et parce que le Royaume-Uni ne peut pas se mettre au ban de la communauté internationale et se fâcher à la fois avec l’Union européenne qu’elle quitte et les Etats-Unis qui ne supporteraient pas que ce pays se transforme en îles Caïmans. Ma recommandation est donc que dans le futur régime Royaume-Uni-UE, on purge aussi tous ces problèmes fiscaux.

Alain Lamassoure - Crédits : Parlement européen

L’ACCIS, que vous présentez comme l’aboutissement des réformes fiscales actuellement entreprises par les Européens, est extrêmement longue à se réaliser…

Oui, mais ça n’est pas étonnant. Au début du XXe siècle, on a bien mis 7 ans en France pour élaborer l’impôt sur le revenu. Imaginez la réforme ! On supprime l’impôt sur les entreprises en France et on le remplace par un impôt européen. Ça suscite des réticences.

Je soupçonne Bercy d’avoir imaginé la proposition d’imposition des GAFA, à laquelle tient particulièrement le président de la République et qui est distincte d’ACCIS, pour retarder ce projet. Moi, je me bats pour inclure des dispositions spécifiques à l’activité des plateformes numériques dans l’actuel projet d’ACCIS. Il mûrit et c’est bien parti car les grands pays y tiennent et les petits ne pourront pas mettre leur droit de véto.

Le passage de l’unanimité à la majorité qualifiée pour la fiscalité au niveau européen vous paraît-il envisageable à court ou moyen terme ?

C’est inenvisageable pour l’adoption de l’ACCIS. Mais plaçons-nous dans l’hypothèse de la mise en place de l’ACCIS. A l’heure actuelle, l’impôt français sur les sociétés et ses niches, nous les modifions presque dix fois par an. Avec un système européen, qui conserverait quelques niches, notamment pour la recherche et le développement, nous aurons aussi des adaptations fréquentes à apporter. Et là, si l’unanimité est requise, nous irons dans le mur ! Nous serons obligés d’avoir des procédures d’ajustement beaucoup plus souples. Soit en donnant mandat à la Commission européenne. Soit en passant à la majorité qualifiée.

Aux Etats-Unis, Donald Trump souhaite baisser drastiquement le taux de l’impôt sur les sociétés, et le faire passer de 35% à 20%, voire moins. Cette mesure poserait-elle problème à l’Europe ?

Non, pas du tout. Ce sera même une bonne chose, car les multinationales américaines rapatrieraient leurs bénéfices aux Etats-Unis et y seraient imposées. La loi américaine prévoit bien que tous les profits des entreprises nationales, même réalisés à l’étranger, sont taxés. Mais pour ces derniers, ils ne le sont que quand ils reviennent sur le territoire, sans qu’il y ait de date limite. C’est une énorme plaisanterie car les entreprises n’ont aucune raison de rapatrier leurs profits, sauf si elles souhaitent investir dans le pays. Les Américains ont donc compris que leur système n’était pas le bon. Et dans le projet, il est prévu que tous les profits seront immédiatement taxés, avec quand même un taux plus bas pour ceux réalisés hors des Etats-Unis, et un système d’amnistie pour les profits antérieurs.

Cette réforme américaine ne va-t-elle pas inciter les pays européens à revoir eux-aussi à la baisse leur taux d’impôt sur les sociétés ?

L’émulation sur le taux se fera plutôt entre pays européens. A partir du moment où on met fin aux paradis fiscaux, les entreprises ne vont pas changer de continent en fonction des taux. Et même si le taux américain passe à 20%, il sera supérieur à certains taux européens. Les Irlandais sont à 12,5% et il y a six ou sept pays européens qui sont à 10%.

En revanche, il y a un grand débat au Parlement européen entre la droite et la gauche, les socialistes souhaitant faire payer un maximum les entreprises et la droite considérant qu’adopter un taux minimum n’est pas souhaitable. Nous ne pourrons pas obliger, et nous ne serions pas légitimes pour le faire, la Bulgarie ou l’Estonie, qui ont des taux de 10%, à le monter à 18% comme le suggèrent les socialistes. C’est absurde. Par contre, dire que tous les pays s’engagent à ne pas réduire leurs taux en deçà de celui qui est le plus bas actuellement, soit donc 10%, me paraîtrait à la fois réaliste et raisonnable.

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