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Dorothée Schmid : “Pour les partis turcs, le thème de l’Europe est un boulet”

Lors des législatives dimanche 12 juin, les électeurs turcs ont fait le choix de la continuité, en accordant près 50% des sièges au parti de la justice et du développement (AKP) du Premier ministre sortant Recep Tayyip ErdoÄŸan. La campagne a surtout été marquée par la question de la révision constitutionnelle et les accusations d’autoritarisme à l’encontre de M. ErdoÄŸan, tandis que l’adhésion à l’UE a été reléguée au second plan par les principaux partis. Pour Toute l’Europe, la chercheuse Dorothée Schmid revient sur les enjeux de ces élections.

La révision de la Constitution au coeur de la campagne

Premier thème des élections : la révision constitutionnelle. Depuis déjà deux ans, le parti au pouvoir, l’AKP, ne fait pas mystère de son intention de faire évoluer le pays vers un régime présidentiel à la française. Pourtant, indique Dorothée Schmid, “le contenu de cette future Constitution a été assez peu débattu. On avait parlé d’un tournant présidentiel, certains y voyant une dérive autoritaire, mais Erdoğan ne s’est pas vraiment prononcé là-dessus. Des groupes de juristes travaillent dans l’ombre, mais pendant la campagne, on s’en est tenu à un consensus global puisque 70 à 80% des Turcs sont en faveur d’une nouvelle Constitution” . Pour adopter une Constitution révisée, deux possibilités existent : soumettre une proposition à référendum, ou passer par la voie parlementaire. Or dans ce dernier cas, le projet doit réunir au moins les deux tiers des voix des parlementaires (367 sièges) pour être ratifié.

Dorothée Schmid est chercheuse à l’Institut français des relations internationales (IFRI), spécialiste de la Turquie contemporaine.


Aux yeux de Recep Tayyip Erdoğan, c’était l’enjeu central de ces législatives : obtenir un score suffisant pour s’assurer la majorité des 2/3. Le Premier ministre avait pourtant commencé par annoncer qu’un referendum serait réalisé dans tous les cas, avant de changer son fusil d’épaule en affirmant : “si nous réussissons [à obtenir les 2/3], il ne sera pas nécessaire de recourir au référendum, car le peuple nous aura mis dans une telle position qu’organiser un tel référendum signifierait que nous ne croyons pas en nous-mêmes” .

Une façon certainement de pousser des électeurs majoritairement favorables à un changement de la Constitution héritée du coup d’Etat de 1980, à laisser les coudées franches à l’AKP. Stratégie qui s’est peut-être avérée contre-productive en effrayant ceux qui, même favorables au parti majoritaire, n’ont pas souhaité donner un blanc-seing à R.T. Erdoğan. C’était notamment la position défendue par l’hebdomadaire The Economist qui dans un article du 2 juin appelait les électeurs turcs à voter pour le principal parti d’opposition, le CHP, au nom de la garantie de la démocratie : “en votant pour le CHP, les Turcs réduiront les risques de changement unilatéral qui rendrait la Constitution pire qu’elle ne l’est” .

Sur ce point, le pari est raté pour l’AKP puisque les électeurs lui ont tout juste accordé la moitié des sièges (49,9%), soit 326 députés. Ainsi le parti majoritaire n’atteint pas non plus la barre des 330 nécessaires pour soumettre seul un projet de referendum.

Cependant, pas de grosse difficulté à l’horizon pour l’AKP selon Dorothée Schmid : “il leur suffira de débaucher quatre députés pour présenter le projet de Constitution au referendum, et selon toute vraisemblance ils y parviendront sans trop de problèmes. La preuve en est que les électeurs n’ont pas vraiment montré de signe d’inquiétude en donnant 50% à l’AKP. Ils auraient très bien pu s’abstenir, or la participation tourne autour de 85%” .

L’AKP convainc sur son bilan économique, pas sur l’ouverture démocratique

“Pour autant” , poursuit la chercheuse, “il faut savoir que l’histoire d’une nouvelle Constitution en Turquie est un peu une arlésienne : on en avait beaucoup parlé après les dernières élections législatives, y compris avec des projets très aboutis, mais finalement c’est comme si l’on ne trouvait jamais le bon moment, la fenêtre d’opportunité politique. Par ailleurs, cela va être compliqué de bâtir une Constitution qui réalise un vrai consensus national, notamment sur les questions de prise en compte des minorités (kurdes) et de nationalité” .

Les principaux partis politiques turcs sont :

L’AKP (parti de la justice et de développement) de R.T. Erdoğan. Formation créée en 2001, elle est majoritaire à l’Assemblée turque depuis 2002.
Le CHP (parti républicain du peuple) social-démocrate et kémaliste est le principal parti d’opposition.
Le MHP (parti d’action nationaliste) d’extrême-droite nationaliste fondé en 1969.
Le BDP (parti pour la paix et la démocratie), formation de gauche pro-kurde.

D’autres thématiques ont aussi occupé le terrain du débat lors de cette campagne, c’est le cas de la question kurde. “Les candidats du parti pro-kurde (BDP) qui se sont présentés sur des listes indépendantes ont fait campagne sur la décentralisation et l’autonomie des régions kurdes, avec succès puisqu’ils ont obtenu 36 sièges, soit une quinzaine de plus qu’auparavant. Le grand progrès par rapport aux élections précédentes est que ces candidats ont pu s’exprimer dans leur langue sans trop de problèmes. Et ce qui est intéressant sur le moyen terme, c’est que jusqu’à l’arrivée de l’AKP dans le paysage politique, les Kurdes votaient assez peu, étaient dépolitisés : les partis kurdes étaient interdits, puis réapparaissaient, mais l’électorat votait peu et pas forcément pour eux. L’AKP a ramené l’électorat kurde aux urnes en promettant l’ouverture démocratique ainsi qu’une augmentation du niveau de vie. Mais aujourd’hui les Kurdes font à nouveau confiance au BDP pour les représenter et pour jouer un rôle actif qui puisse déboucher sur des avancées” .

Par ailleurs, l’AKP n’a pas manqué de surfer sur les “succès de la nouvelle Turquie” . A maintes reprises le Premier ministre a rappelé les bons résultats économiques du pays, qui a réussi à échapper aux effets de la crise tout en rééquilibrant son développement régional. Cela concerne particulièrement l’est du pays qui bénéficie d’un meilleur accès aux services publics de santé et d’éducation, de meilleures infrastructures routières etc.

Mais l’euphorie pourrait être de courte durée, puisque de nombreux analystes craignent que le pays soit au bord d’une crise financière. En effet, avance D. Schmid, “beaucoup de capitaux spéculatifs se sont reportés sur la Turquie avec la crise financière mondiale. On a à la fois une surchauffe économique et un déficit courant très important. Il faut donc s’attendre à des mesures de politiques fiscales pour freiner la consommation” .

Enfin, le gouvernement sortant a choisi de faire campagne sur le thème clivant de l’approfondissement de la démocratie, qu’il estime avoir réalisé en rééquilibrant les rapports entre pouvoirs civil et militaire, se débarrassant définitivement de la tutelle militaire. Or l’opposition kémaliste du CHP n’a eu de cesse de dénoncer un tournant autoritaire à l’œuvre au sein de l’AKP, qui se traduit notamment par la menace qui pèse sur la liberté de la presse. “Il y a donc une vraie controverse sur la nature du régime” , souligne Dorothée Schmid.

L’UE comme thème de campagne ne fait plus recette

Depuis le blocage des négociations en 2006 à cause de la non-application du protocole d’Ankara, la question de l’adhésion à l’UE ne polarise plus vraiment le débat politique turc. Ce document imposait à la Turquie d’ouvrir ses frontières aux marchandises de la République de Chypre, ce qu’elle a fait. Mais en publiant dans le même temps une déclaration explicite de la non-reconnaissance de Chypre du fait de l’impossibilité pour les produits de la République turque de Chypre du nord de circuler dans l’UE, le gouvernement Erdoğan s’est attiré les foudres de l’Union qui décida fin 2006 de geler les négociations.

La Turquie apparait parfois comme “candidate à vie” , en effet le premier accord d’association du pays avec la CEE remonte à 1963.

La campagne des législatives n’a pas démenti la tendance, puisque la question européenne est restée très marginale. Et quand le Premier ministre parle d’Europe, c’est sur le ton de la polémique, n’hésitant pas à exploiter une rhétorique guerrière pour dénoncer l’injustice d’une Union qui court à sa perte en rejetant la Turquie, explique la chercheuse à l’IFRI.

Plus que l’ancrage européen, ce qui compte aujourd’hui pour l’AKP c’est la puissance turque dans son environnement régional au sens large. Recep Tayyip Erdoğan n’a pas fait passer un autre message en annoncant dès sa victoire que “Sarajevo a gagné tout autant qu’Istanbul, et Gaza autant que Diyarbakır” . Il n’en reste pas moins que son gouvernement garde pour objectif d’adhérer à l’UE, comme le confirme l’annonce à quelques jours du scrutin de la création d’un grand ministère des Affaires européennes.

Du côté de l’opposition, “le CHP soutient l’adhésion, affirmant qu’il est le mieux à même d’assurer son succès en se prononçant en faveur d’un rééquilibrage vers l’UE. Il reprend ainsi à son compte l’analyse classique occidentale selon laquelle l’AKP a ‘changé de camp’ et ne s’intéresse plus qu’au Moyen-Orient.”

“En somme, aucun parti turc ne considère que l’UE soit un bon sujet de campagne, au contraire. Le rapport euro-turc n’est pas bon en ce moment, les partis considèrent donc que le sujet de l’UE est plutôt un boulet. Or un récent sondage montre que la population turque est à nouveau à 70% en faveur de l’adhésion” , conclut Dorothée Schmid.



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