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Alain Lamassoure : “il aura fallu Luxleaks pour rendre la concurrence fiscale transparente, loyale et équitable”

Mercredi 25 novembre, la commission spéciale du Parlement européen lancée à la suite des révélations du scandale Luxleaks a rendu un premier verdict. Chargée de faire la lumière sur les rescrits fiscaux, forme de concurrence fiscale déloyale au sein de l’Union européenne, son rapport final a été approuvé à une large majorité. Ce texte milite notamment pour que soit enfin constituée une assiette consolidée commune pour l’impôt sur les sociétés. A l’avenir, les entreprises devront payer des taxes proportionnellement à leurs profits dans tous les pays européens où elles sont actives.

Rencontré à Strasbourg dans le cadre de la session plénière du Parlement européen, Alain Lamassoure, eurodéputé chef de file des Républicains et président de cette commission spéciale appelée TAXE a répondu aux questions de Toute l’Europe. Selon lui, le travail n’est pas encore terminé.

Alain Lamassoure

Touteleurope.eu : La commission spéciale TAXE vient de rendre son rapport. Etes-vous satisfait du travail accompli ?

Alain Lamassoure : Oui ! C’est un travail très original. Sur les problèmes fiscaux, l’Union européenne a très peu de compétences. Pour l’essentiel, elles sont entre les mains de la Commission européenne au titre de la concurrence. Un travail actuellement accompli par la commissaire Vestager, qui a d’ailleurs lancé plusieurs procédures contre certains Etats membres.

Alain Lamassoure

Ancien ministre des Affaires européennes (1993-1995) et du Budget (1995-1997) Alain Lamassoure est eurodéputé depuis 1999, actuellement président de la commission du Budget et de la commission spéciale TAXE. Depuis 2014, il est également président de la délégation des Républicains au Parlement européen.

Malgré cela, lorsque l’affaire Luxleaks a été révélée, le Parlement a jugé qu’il fallait apporter une réponse politique, en créant cette commission temporaire TAXE, qui est une commission d’enquête sans le nom, et en lui donnant un double mandat. D’une part enquêter sur la situation au Luxembourg, dont nous savions déjà tout avec Luxleaks, ainsi que dans les autres 27 Etats membres. Et d’autre part, à partir de ces enquêtes, formuler des recommandations.

Et en dépit du fait que nous n’avions pas de compétence juridique, nous avons été considérés comme parfaitement crédibles et légitimes par tous ceux à qui nous nous sommes adressés. C’est le cas des gouvernements de la demi-douzaine de pays où nous avons conduit une enquête sur le terrain - les trois du Benelux, le Royaume-Uni l’Irlande et même la Suisse, qui ne fait pourtant pas partie de l’Union européenne - ainsi que par des territoires ayant un statut particulier comme Jersey, Guernesey, les Bermudes ou encore Gibraltar. Enfin, et c’est une première, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, s’est aussi présenté devant une commission.

Cela signifie qu’aucun gouvernement et aucune entreprise, même très puissante, ne peut se permettre de ne pas coopérer avec le Parlement européen sur un tel sujet.

Les multinationales auditionnées n’ont-elles pas été, à plusieurs reprises, peu coopératives ?

Plus c’est difficile, plus c’est intéressant. Dès lors que nous avons réussi à convaincre certaines d’entre elles de venir nous rencontrer - je suis personnellement intervenu auprès de certains présidents d’entreprises, comme Airbus, Total et BNB Paribas - c’était plus difficile pour les autres de dire non. J’ai également fait savoir publiquement que j’allais lancer une modification de la procédure du Parlement pour retirer l’accréditation aux représentants des entreprises qui refuseraient de coopérer avec une commission parlementaire, quelle qu’elle soit. Si bien que les multinationales qui dans un premier temps avaient dit non ont réalisé qu’elles ne pouvaient pas se permettre d’être blacklistées par le Parlement européen. Ce serait pour elles une contrepublicité dramatique.

Bien entendu, elles n’ont pas répondu à des questions trop précises et trop fouillées sur leur statut fiscal dans tel ou tel pays. Rien d’étonnant, car nous ne sommes pas compétents pour examiner des dossiers fiscaux. C’est le rôle des administrations fiscales, éventuellement sous le contrôle de la justice. Mais implicitement, ne serait-ce que par leur silence, elles ont plaidé coupable.

Certaines entreprises n’ont pas eu d’autre choix que de reconnaître qu’elles avaient eu recours au ‘Double Irish’ ou au ‘Dutch Sandwich’ par exemple pour échapper à la quasi-totalité de l’impôt. Toutes ont été obligées d’admettre publiquement qu’une définition du bénéfice imposable de la même manière dans les 28 pays membres serait un élément de simplification. Et toutes les entreprises, sans exception, ainsi que les 28 ministres des Finances européens, ont été politiquement obligées de soutenir les recommandations de l’OCDE en matière fiscale. La pression médiatique et celle de la commission spéciale TAXE a été déterminante.

Le Double Irish (“Double irlandais) et le Dutch Sandwich (sandwich hollandais) sont des techniques d’évitement de l’impôt sur les sociétés ayant largement profité à des multinationales telles que Apple, Facebook, Google, Microsoft, Starbucks, ou encore Pfizer (qui vient d’ailleurs de lancer une opération pour déplacer son siège social en Irlande afin de payer moins d’impôts qu’aux Etats-Unis). Depuis 2015, elles sont interdites.

Etes-vous optimiste quant à l’application concrète des engagements pris par des Etats comme l’Irlande, qui a justement renoncé au Double Irish ?

C’est la raison pour laquelle je souhaite, et cela devrait être décidé très prochainement [voir encadré n°4], qu’il y ait un suivi de la part du Parlement européen.

Concernant l’Irlande, le pays a effectivement renoncé au Double Irish, qui ne peut plus s’appliquer à de nouvelles entreprises et qui ne s’appliquera plus aux entreprises qui en bénéficiaient déjà d’ici 2020. Dans le même temps, il est vrai que notre attention a été attirée par les déclarations du ministre irlandais des Finances Michael Noonan, qui a annoncé qu’il allait proposer un régime de faveur pour les dépenses de recherche. Il faut qu’on s’assure, dans ce cas comme dans d’autres, que les décisions prises s’appliquent réellement, et que ces réformes ne sont pas compensées par des mesures d’effet contraire.

Un autre cas sur lequel nous serons attentifs est celui des Pays-Bas. Le ministre des Finances [Jeroen Dijsselbloem, également président de l’Eurogroupe, ndlr] nous a en effet expliqué que la Patent Box, qui est une autre pratique critiquable, était remplacée par une Innovation Box. Il faut s’assurer qu’il y a bien un changement de substance et pas un simple changement de nom.

L’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés s’apparente fortement à un serpent de mer, dont on parle depuis très longtemps. La commission TAXE a-t-elle donné le véritable coup d’envoi de cette mesure censée obliger les entreprises à payer des impôts proportionnellement à leurs profits, pays par pays ?

La réponse est oui. Je fais partie des pionniers de ce sujet. J’étais en effet ministre du Budget en France lorsque, peu de temps avant le passage à l’euro et sous l’égide du commissaire à la Concurrence de l’époque, l’excellent Mario Monti, cette question est apparue. Nous sommes à ce moment-là en 1997 et nous nous donnons l’objectif d’aboutir à l’assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés [ACCIS]. Nous étions alors 15 pays et nous étions unanimes. Même les Britanniques étaient partants. En quelques années, nous avons réussi à faire supprimer plus de 60 pratiques fiscales anormales, y compris les rescrits fiscaux qui étaient pratiqués à l’époque.

L’ACCIS (Assiette Commune Consolidée de l’Impôt sur les Sociétés) permettrait de lutter contre les entraves fiscales auxquelles les entreprises peuvent se heurter quand elles opèrent dans plusieurs Etats membres et de lutter contre la concurrence fiscale déloyale au sein de l’UE.

Or l’élan politique s’est essoufflé assez vite. Le passage à l’euro s’est déroulé dans des conditions idéales, dans une période de croissance très élevée et avec des effets économiques dans un premier temps très favorables, avec notamment l’écrasement des taux d’intérêt. Par conséquent, la vigilance des ministres européens des Finances s’est endormie.

A cela s’ajoute le ‘big bang’ du grand élargissement de 2004. Les travaux techniques, qui avaient bien avancé entre nos fonctionnaires, ont dû être élargis aux nouveaux membres. Et ça n’a donc été qu’en 2011 que la Commission européenne a formellement mis sur la table un projet d’ACCIS, pour lequel le Parlement européen avait alors rendu un avis extrêmement favorable. Sauf qu’en 2011, on avait évidemment beaucoup d’autres priorités : nous étions en pleine crise des dettes souveraines.

L’avantage de Luxleaks, c’est que d’un seul coup, ce sujet qui était effectivement traité comme un serpent de mer et par des initiés, a été mis à la portée des citoyens ordinaires. Nous avons donc eu une divine surprise, une occasion inespérée de sortir le dossier du frigidaire et de le traiter à chaud. C’est la raison pour laquelle, ayant vu nos espoirs douchés par le passé, j’ai tenu à ce que la commission TAXE respecte le calendrier imparti et adopte son rapport avant la fin de l’année 2015, en parallèle des recommandations de l’OCDE. Sur la base de notre travail, la Commission européenne va pouvoir rapidement présenter une nouvelle proposition d’ACCIS.

De cette manière, la pression politique est maintenue sur l’actuelle présidence luxembourgeoise et le sera sur la prochaine présidence néerlandaise de l’UE. Il est d’ailleurs assez ironique que ce soit des pays parmi les plus critiqués sur ce sujet qui soient aujourd’hui obligés de devenir les meilleurs élèves.

Quelques heures après notre entretien avec M. Lamassoure, le 26 novembre, la constitution d’une nouvelle commission spéciale TAXE a été officialisée par le Parlement européen. Son mandat exact devra être précisé la semaine prochaine lors d’une réunion des chefs des groupes politiques européens à Bruxelles.

Et tout comme il aura fallu, hélas, la gigantesque crise financière déclenchée par Lehman Brothers pour mettre fin au laxisme et à la sous-régulation en matière financière, il aura fallu Luxleaks pour rendre la concurrence fiscale transparente, loyale et équitable.

Vous parlez d’une “divine surprise” Luxleaks. Elle a été rendue possible grâce à des journalistes et des lanceurs d’alerte. Quelles sont les préconisations de la commission TAXE pour leur protection ?

La commission TAXE est allée très loin. Plus loin d’ailleurs que là où je serais moi-même allé, même si j’ai voté en faveur à ces dispositions. Nous demandons à la Commission européenne de présenter un règlement ou une directive pour protéger les lanceurs d’alerte, tout en proposant nous-mêmes des éléments détaillés en la matière.

C’est nécessaire, mais difficile car parmi les lanceurs d’alerte, il y a des personnes particulièrement méritantes - comme c’est le cas d’Antoine Deltour dans l’affaire Luxleaks, à qui nous avons accordé le prix de citoyen d’honneur de l’Union européenne et qui est aujourd’hui aux prises avec la justice luxembourgeoise - et des personnages moins recommandables, dont les motivations sont plus personnelles que d’intérêt général.

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