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Luc Martinon de Euro for Docs : “L’industrie pharmaceutique dépense en moyenne plusieurs centaines d’euros par médecin chaque année”

Lancé début juin, le site Euro for Docs recense les liens financiers entre l’industrie pharmaceutique et les médecins dans 11 pays européens. Une plateforme qui permet de donner plus de lisibilité à ces flux financiers et de soulever la question de l’indépendance des médecins et autres organismes de santé. Entretien avec son cofondateur Luc Martinon.

Le site EurosforDocs documente les liens entre laboratoires pharmaceutiques et médecins en Europe - Crédits : Peopleimages / Istock
Le site Euros for Docs documente les liens entre laboratoires pharmaceutiques et médecins en Europe - Crédits : Peopleimages / Istock

Avec l’irruption d’une pandémie sans précédent sur le continent, la population européenne s’est retrouvée brutalement confrontée à l’instauration du masque et de tests obligatoires ainsi qu’à des campagnes de vaccination massives. Des politiques de santé publiques inédites générant deux écueils : d’un côté, le risque de sombrer dans une méfiance extrême, propice aux thèses complotistes symbolisées par le succès du mouvement “antivax”, et de l’autre, le risque de baigner dans un aveuglement trompeur quant aux intérêts financiers et aux logiques commerciales à l’œuvre dans l’industrie pharmaceutique.

C’est justement pour combattre ce deuxième écueil que Luc Martinon, ingénieur informaticien, et Pierre-Alain Jachiet, spécialiste des données à la Haute Autorité de santé, ont dévoilé début juin la nouvelle version de leur site Euros for Docs. Cette plateforme, sur laquelle les deux hommes ont travaillé pendant de longues semaines avec leur équipe, compile les données concernant les liens financiers qu’entretient l’industrie pharmaceutique avec l’ensemble des acteurs du secteur médical. Des informations récoltées entre 2017 et 2019 dans 11 pays différents : Espagne, Portugal, Roumanie, Royaume-Uni, Italie, Belgique, Allemagne, Suisse, Danemark, Irlande et Suède. La France avait quant à elle déjà fait l’objet d’un site d’analyse de données similaire, réalisé par Pierre-Alain Jachiet.

Aucun cadre européen ne s’appliquant sur les déclarations de liens d’intérêts entre personnel soignant et laboratoires, des législations nationales, très diverses, s’appliquent. En France, les données sont par exemple publiques depuis la promulgation de la loi sur la transparence santé en 2011 et la constitution d’une base de données par le ministère de la Santé qui s’en est ensuivie. Dans la majorité des autres pays européens en revanche, le cadre législatif est inexistant ou plus permissif. Les données sont alors récoltées auprès des groupes pharmaceutiques eux-mêmes, qui appliquent le principe de l’autorégulation édicté par la Fédération européenne des industries et des associations pharmaceutiques (EFPIA).

Ce principe pousse les laboratoires à demander l’autorisation aux médecins à qui ils ont accordé des avantages - tels que des cadeaux, des contrats de consulting ou des invitations à des congrès - de déclarer leurs prises d’intérêts. Une démarche purement déclarative et qui peut se faire anonymement. Si ce système rend les informations parfois incomplètes et si les différences de législation d’un pays à l’autre posent parfois des problèmes de comparaison, le site Euros for Docs permet néanmoins de tirer de riches enseignements sur le pouvoir d’influence de l’industrie pharmaceutique en Europe, comme le confirme Luc Martinon. 

Toute l’Europe : Racontez-nous d’abord la genèse de ce projet…

Luc Martinon : Ce projet a vu le jour en 2017 lorsque Pierre-Alain a créé le premier site Euros for Docs, qui s’intéressait spécifiquement à la France. Le travail était plus aisé dans le sens où la France a légiféré sur la question de la transparence juste après le scandale du Mediator, ce médicament antidiabétique produit par le laboratoire Servier et vendu comme un coupe-faim. Servier se montrait très généreux avec les médecins et avait réussi à convaincre nombre d’entre eux de le prescrire à leurs patients désirant perdre du poids, ce qui a entraîné de graves effets secondaires chez certains d’entre eux. Depuis, la France s’est donc dotée d’une base de données de transparence santé.

Dans ce cas, pourquoi avoir voulu travailler sur ces questions au niveau français ?

Parce qu’il s’avère qu’à l’origine, la base de données n’était pas très lisible. Pierre-Alain a donc commencé à rassembler et traiter les informations disponibles mais difficilement compréhensibles dans le but de les rendre accessibles au grand public. Le but était aussi de faire pression sur l’Etat, et ça a plutôt bien fonctionné puisque depuis, le site du ministère de la Santé est en cours d’amélioration. Ça résume bien notre philosophie : nous voulons contribuer à plus de transparence. Le changement est plus que nécessaire étant donné que le niveau des investissements de l’industrie pharmaceutique auprès des médecins n’a presque pas baissé depuis 2011.

En Allemagne, 80 % de l’argent versé par les laboratoires aux médecins est anonymisé.

A quel moment êtes-vous intervenu personnellement ?

Je suis arrivé dans le projet pour la deuxième phase, qui consistait à créer la même base, mais au niveau européen. Là, la tâche était plus ardue. Tous les pays n’offrent pas les mêmes qualités et quantités d’informations, le travail était donc beaucoup plus long. Pierre-Alain a entamé ce travail avec des étudiants de Centrale Paris, puis j’ai pris le relais et travaillé dessus tout l’été 2020 notamment. Le travail n’était pas très exigeant techniquement, en revanche, il s’est avéré très long et minutieux.

Une fois les informations récoltées, nous avons collaboré avec des sociologues pour publier un article dans la revue scientifique Health Policy. Le texte portait entre autres sur la question du consentement des médecins à vouloir faire leur déclaration d’intérêts et à donner leur nom. Cette étude montre bien les limites de cette autorégulation prônée par la Fédération européenne des industries et des associations pharmaceutiques (EFPIA). En Allemagne par exemple, 80 % de l’argent versé par les laboratoires aux médecins est anonymisé, c’est-à-dire qu’on ne sait pas qui le perçoit. On est donc très loin d’une vraie régulation permettant d’éviter les conflits d’intérêts.

Que pensez-vous de cette politique d’autorégulation défendue par la Fédération européenne des industries et des associations pharmaceutiques ?

En fait, c’est un système qui a été mis en place juste après le scandale du Mediator en France justement pour éviter que d’autres pays ne légifèrent pour mieux encadrer les risques de conflits d’intérêt. C’est une sorte de cache-misère élaboré par l’industrie pharmaceutique, un cadre non contraignant qui demande aux médecins et aux laboratoires de déclarer leurs liens. Ces liens sont classés en trois catégories volontairement fourre-tout : les cadeaux, les contrats de consultant et la recherche et développement.

Mais en réalité, c’est très difficile de savoir ce qui est normal et ce qui ne l’est pas. Si un médecin encadre un processus d’essai d’une nouvelle molécule, à mon sens, c’est légitime qu’il soit payé. A l’inverse, s’il est rémunéré pour donner son avis une heure par mois contre 2 000 euros, ça ne me semble personnellement pas normal. Il faut un plus haut niveau d’information pour pouvoir juger de la légitimité de ces rémunérations et de ces liens.

En compilant ces données, quelles différences avez-vous observées entre les 11 pays européens concernés ?

On observe des variations très marquées d’un pays à l’autre, aussi bien au niveau des sommes investies par les laboratoires pharmaceutiques que sur la proportion des médecins qui préfèrent rester anonymes. En la matière, les chiffres allemands sont mauvais. A l’inverse, et c’est un peu contre-intuitif au vu de la culture du secret qui caractérise le pays, la Suisse est très transparente sur les liens entre médecins et groupes pharmaceutiques. C’est moins surprenant, mais la Suède fait aussi partie des pays les plus vertueux.

Un médecin espagnol reçoit en moyenne 7,6 fois plus de gratifications qu’un médecin britannique.

Enfin, si l’on isole les données concernant l’argent donné directement par les laboratoires aux soignants, on observe qu’un médecin espagnol reçoit en moyenne 7,6 fois plus de gratifications qu’un médecin britannique. Dans ce domaine, il y a des rapports fous, probablement liées à de grosses différences culturelles. Nous n’avons pas creusé les raisons de ces écarts. En revanche, nous espérons que des sociologues ou d’autres chercheurs exploiteront nos données pour mieux comprendre ce qui se joue en Europe à ce niveau.

Au-delà de ces disparités nationales, quelles tendances avez-vous observées en récoltant ces données ?

Nos recherches nous ont aussi permis d’observer des disparités entre les médecins d’un même pays. Par exemple, en Allemagne, où il y a trois catégories de médecins et où la corporation est hiérarchisée, on voit que les professor doktor, soit l’échelon le plus élevé, sont ceux qui reçoivent le plus d’avantages financiers de la part des laboratoires comparés aux autres. Cela indique bien que ces avantages et ces dons ne sont pas alloués au hasard et que les laboratoires achètent une influence. Et pas à n’importe quel prix, puisqu’ils ont versé plus de 7 milliards d’euros en avantages et gratifications entre 2017 et 2019. Concrètement, sur les 11 pays concernés, cela signifie que l’industrie pharmaceutique dépense en moyenne plusieurs centaines d’euros par médecin chaque année.

Les groupes pharmaceutiques protègent-ils tous autant les médecins qui bénéficient d’avantages ?

Ils adoptent des comportements très différents d’un laboratoire à un autre. GlaxoSmithKline [plus connu sous l’acronyme GSK, il fait partie des plus grands laboratoires mondiaux NDLR] a radicalement modifié sa politique après avoir écopé d’une amende record de 3 milliards de dollars infligée par la justice américaine en 2012. Le groupe a été condamné pour avoir fait des déclarations trompeuses sur plusieurs de ses médicaments, dont le Paxil, présenté comme un antidépresseur pour enfant auprès de médecins qu’ils gratifiaient de nombreux cadeaux. C’est resté la plus grosse amende de l’histoire. Depuis, GSK a changé de politique et veut devenir le champion de la transparence. C’est un positionnement en réaction à ce scandale, mais qui montre bien que si on veut on peut.

A travers des cadeaux, des invitations à des congrès, des contrats de consultants ou des rendez-vous avec les visiteurs médicaux, les groupes pharmaceutiques parviennent à orienter les prescriptions et les choix thérapeutiques des médecins, souvent même sans que ces derniers ne s’en rendent compte.

Comment s’organise ce travail de lobbying auprès des médecins ?

C’est un travail insidieux. A travers des cadeaux, des invitations à des congrès, des contrats de consultants, des rendez-vous avec les visiteurs médicaux [employés de laboratoires dont la fonction consiste à promouvoir leurs médicaments auprès des professionnels de santé et informer sur leurs propriétés NDLR], le financement de la recherche, la formation continue, ou encore le financement des organisations (sociétés savantes, hôpitaux, universités…), les groupes pharmaceutiques parviennent à orienter les prescriptions et les choix thérapeutiques des médecins, souvent même sans que ces derniers ne s’en rendent compte. Quand on leur demande si la médecine est influencée par l’industrie pharmaceutique, ils répondent tous oui. Mais quand on leur demande s’ils subissent personnellement l’influence d’un groupe ou d’un autre, là tout le monde répond “pas du tout, ils n’ont pas dépensé 10 000 dollars pour moi, ils m’ont juste invité à un congrès”. Ce qui est assez humain, personne ne veut se regarder en face sur ce sujet. C’est justement à cela que la transparence doit servir : se confronter à la réalité des faits pour comprendre que les laboratoires attendent quelque chose de vous.

Où en est-on au niveau européen en termes d’encadrement des risques de conflits d’intérêts ?

Pour l’instant, il manque un cadre qui permettrait d’y voir clair. A l’heure actuelle, si l’Agence européenne des médicaments veut recruter un expert pour valider tel médicament ou tel produit, ils n’ont même pas de registre de transparence ! Bien sûr, les déclarations volontaires existent, mais comme je l’ai déjà dit, elles sont souvent trop vagues ou incomplètes.

Quels liens la Fédération européenne des industries et des associations pharmaceutiques (EFPIA) entretient-elle avec les institutions européennes et les gouvernements des Etats membres ?

Elle est très présente à Bruxelles. Emer Cooke, l’actuelle directrice de l’Agence européenne du médicament, a travaillé 6 ans à la EFPIA. Ce parcours soulève la problématique des “revolving doors”, [des carrières passées à alterner entre hautes fonctions dans le secteur public et poste de dirigeants dans le privé NDLR].

La Belgique est un bon exemple de l’influence notable de l’EFPIA. En 2016, le gouvernement a voulu légiférer. Mais la loi a tellement été phagocytée par les lobbies de l’industrie pharmaceutique que le texte final a juste repris le cadre fixé par la EFPIA, en en confiant la bonne application à une association qui défend cette logique industrielle.

Que préconisez-vous pour améliorer la situation dans les années à venir ?

Notre conclusion, c’est qu’il est impossible de demander à un tout un secteur d’activité de s’autoréguler, et encore plus de demander à des professionnels de changer des pratiques profondément enracinées. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin d’une loi européenne inspirée des modèles français et américain pour pouvoir harmoniser les données et les rendre lisibles par tous. Une fois ce texte en vigueur, le milieu va râler mais il finira par changer.

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