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Sociologie du personnel de l’UE, par Didier Georgakakis

Parlementaires, fonctionnaires, lobbyistes… qui sont vraiment ces “eurocrates” bruxellois ? Comment sont-ils arrivés là ? Quels sont les mobiles de leurs actions ? C’est à ces questions pourtant classiques que tente de répondre, pour la première fois de manière scientifique et exhaustive, le récent ouvrage collectif “Le champ de l’Eurocratie - une sociologie politique du personnel de l’UE”. Nous avons interviewé son directeur, le professeur Didier Georgakakis.

Touteleurope.eu : Pourquoi avoir choisi d’utiliser dans le titre de votre livre le terme péjoratif d’eurocratie ?

Professeur à Sciences-po Strasbourg, Titulaire de la chaire Jean Monnet de sociologie politique européenne, Membre junior de l’Institut Universitaire de France et du Groupe de sociologie politique européenne GSPE-Prisme (CNRS) dont il est l’ancien directeur, Didier Georgakakis est l’auteur de plusieurs ouvrages de sciences sociales sur l’Union européenne. Il a dirigé l’ouvrage collectif Le champ de l’Eurocratie, Une sociologie politique du personnel de l’UE, aux éditions Economica.

Didier Georgakakis : Le terme d’eurocratie est employé dans tous les pays d’Europe et sur un mode qui n’est pas toujours dénonciateur. Dans le cas du champ de l’eurocratie, le terme fait surtout échos à l’ouvrage The Eurocrats d’Altiero Spinelli, paru en 1966 et qu’on peut difficilement soupçonner de dénoncer l’Europe. Comme dans le livre de Spinelli, il s’agit de saisir les institutions européennes comme un “espace hybride” où s’affrontent et négocient des acteurs très différents.

La plus-value tient ici dans le fait que nous poursuivons ce projet en empruntant à la notion de champ bureaucratique, récemment remise à l’honneur avec la publication des cours de Bourdieu au Collège de France, et qui insiste sur la structure sociologique des concurrences bureaucratiques. Le titre Le champ de l’eurocratie renvoie à ces deux origines, Spinelli pour l’expression, et Bourdieu pour la notion de champ. Quant à la sociologie politique du personnel de l’UE (le sous-titre), elle est une invitation à dépasser le sens commun du mot “eurocratie” pour ouvrir la boîte noire que constituent pour beaucoup ces institutions et les relations internes de son personnel.

Touteleurope.eu : L’image qu’ont les citoyens de cette “Eurocratie” est-elle proche de la réalité ?

D.G. : La principale différence tient en ce que l’eurocratie n’est pas un groupe homogène, marchant comme un seul homme et doté d’un agenda clair et univoque. Elle consiste plutôt en un espace de relations et de concurrences où s’affrontent des agents très différents pour la définition des institutions et des politiques de l’Union. Ces différences peuvent tenir à divers éléments : les plus connus sont l’origine nationale, l’institution d’appartenance (ce n’est pas la même chose d’être membre du Conseil de ministres ou du Parlement européen), des préférences politiques.

Mais ce livre met surtout l’accent sur les différences tout aussi importantes qui proviennent de la structure sociologique de cet espace institutionnel. Quelle que soit la nationalité ou l’appartenance institutionnelle, ce n’est pas la même chose d’être (ou non) situé dans le haut de la hiérarchie politique et administrative des institutions de l’UE, d’avoir fait l’essentiel de sa carrière dans le monde des affaires ou dans celui de l’administration.

“On n’a pas la même vision de l’Europe et les mêmes pratiques de pouvoir et/ou de gestion selon qu’on est un permanent de ce champ (et qu’on y passe l’essentiel de sa vie) ou un intermittent (l’UE n’est dans ce cas qu’un passage vers autre chose)”

Surtout, on n’a pas la même vision de l’Europe et les mêmes pratiques de pouvoir et/ou de gestion selon qu’on est un permanent de ce champ (et qu’on y passe l’essentiel de sa vie) ou un intermittent (l’UE n’est dans ce cas qu’un passage vers autre chose). Pour prendre un exemple, il y a ainsi de fortes différences entre les commissaires européens, qui sont tendanciellement de plus en plus des professionnels de la politique des Etats membres, donc plutôt “de passage” , et les fonctionnaires de la Commission européenne, dont beaucoup sont dotés d’une forte permanence dans le champ et ont longtemps été investis dans le rôle de moteur de l’Union. Et l’on peut mettre à jour des différences semblables dans toutes institutions où coexistent des agents extrêmement investis dans l’UE et d’autres nettement moins.

Touteleurope.eu : L’Eurocratie est-elle cette bulle un peu fermée qu’on imagine souvent ?

D.G. : Oui et non. Oui, par ce qu’il y a nécessairement un effet de clôture, tout particulièrement du côté des plus permanents. C’est ce qui explique que les nouveaux agents qui arrivent dans ces milieux mettent du temps à s’adapter, du moins quand ils s’adaptent. Les compétitions que se livrent ces acteurs contribuent à routiniser des manières de faire, des usages, un capital de crédibilité de plus en plus autonome et qui fait que le ticket d’entrée (en termes d’usage de technicité, de compréhension du jeu politique) est particulièrement élevé et qu’il est socialement excluant parce que tout cela ne s’acquiert pas seulement sur le tas.

Mais dans le même temps ce livre montre que les intermittents, c’est-à-dire ceux pour qui l’Europe n’est d’un passage, ou encore ceux qui vivent plus de l’Europe (temporairement) que pour l’Europe, jouent un rôle majeur, voire central, et tout particulièrement sur les sujets définis comme les plus politiques. La bulle est de ce point de vue très loin d’être complètement étanche, surtout à haut niveau. D’une politique à l’autre, la part des permanents et des intermittents est ainsi très variable, ce qui a des effets très importants sur les différences entre politiques publiques. Cette dialectique entre intermittents et permanents est, au-delà des postes occupés, des procédures et de la diversité des lieux formels ou informels de conciliation, ce qui fait la dynamique propre de ce champ.

Touteleurope.eu : Comment fait-on carrière dans les institutions européennes ? Y a-t-il un profil type ? Quelles sont les compétences qui comptent ?

D.G. : Le livre contient des données pour la plupart des métiers, des fonctionnaires aux lobbyistes, en passant par les représentants permanents des Etats membres et beaucoup d’autres, aussi faut-il s’y référer pour plus de précisions. C’était tout l’intérêt de faire un livre collectif avec des auteurs qui sont parmi les meilleurs spécialistes de ces secteurs.

Mais, au delà du cas par cas, cette question touche à un aspect fondamental : c’est que, sur le plan général, les compétences qui étaient les plus spécifiques de ce champ sont assez nettement remises en question depuis une dizaine d’années. La connaissance des langues et des usages multiculturels, adossée à une bonne connaissance des mécanismes juridiques politiques ou économiques des institutions et des politiques européennes ont longtemps été des valeurs cardinales, plus ou moins complétées selon les cas par des connaissances sur un secteur de politiques ou un métier.

Aujourd’hui, ce corps de compétence est contesté au profit d’un modèle issu du management international indifférencié, plus proche du privé, et par ailleurs peu porté sur la diversité linguistique et l’intelligence multiculturelle qui était jadis valorisées. Ce changement est souvent justifié comme une ouverture, voire un coup d’arrêt à la construction d’une élite européenne ; il est toutefois difficile de penser qu’il s’agisse d’un “tournant démocratique” visant à se rapprocher des citoyens. Il s’agit plutôt d’un changement d’élites, plus mondiales et tournées vers les outils du business, et moins spécifiquement européenne et animée par le sens de l’intérêt public ou le projet politique (quel qu’il soit), de plus long terme.

Touteleurope.eu : L’étude sociologique du personnel politique de l’UE contribue-t-elle à mieux cerner ce qu’est le réel pouvoir de l’UE ?

D.G. : Oui, précisément. En analysant les compétences et les enjeux socio-politiques qui vont de pair avec leur définition, les profils, les types d’autorité (ou de crédibilité) et leur valeur relative, la sociologie du personnel de l’UE éclaire les structures sociologiques de ces institutions et de leur pouvoir. C’est souvent le plus difficile à voir, parce que cela ne bénéficie pas du même degré d’explicitation qu’un schéma de procédure. Ce livre est un premier essai en ce sens. La topographie du champ invite aussi à s’interroger sur les transformations en cours de ce pouvoir. On peut ainsi se demander si le “centre de gravité” du champ ne se déplace pas depuis une dizaine d’années des plus permanents (porteurs d’une vision de l’intérêt commun) vers les plus intermittents qui ont, du fait de leur trajectoire, plus de dispositions au marchandage qu’à une vision politique commune de long terme.

La question est différente de celle qui consiste à savoir qui du Conseil ou de la Commission détient le pouvoir, ou quel est le type de procédure dominant (communautaire ou intergouvernementale selon la division classique) ; les changements sont ici transversaux et de type socio-morphologique, relationnel et symbolique. Or tout cela a des effets bien concrets, en terme de capacité de leadership, de cohésion interne, de ralliement collectif ou de tendance, ainsi que sur la relation de l’UE aux Etats membres, dont les leaders (et plus encore certains d’entre eux) se trouvent renforcés au delà d’un effet de conjoncture.

Touteleurope.eu : Dans le même ordre d’idées, peut-on dire que cette sociologie aide à mieux comprendre la crise actuelle ?

D.G. : Le terme de crise invite à la prudence, son usage est polysémique et un peu trop récurrent dans le cas européen, quand la sociologie politique des crises est au contraire assez précise. Sans entrer ici dans le détail, on peut toutefois faire l’hypothèse que la sociologie du personnel de l’UE éclaire une sorte de “crise de sens” qui est perçue par de nombreux acteurs : ceux qui se sont investis de longue date (et notamment depuis les années Delors) se trouvent pris comme à contre-pied par les transformations actuelles du champ. La pente actuelle correspond de moins en moins à ce qui motivait leur projet de travailler pour l’UE et tend (toute choses étant relatives) à les déclasser.

“Contre les apparences, les plus opposés à l’austérité économique appartiennent souvent aux fractions permanentes” de l’UE

Sur un tout autre plan et pour pousser le raisonnement plus loin sur l’actualité, on peut penser que ces transformations du champ ont créé les conditions socio-politiques qui font que les réponses apportées à la crise apparaissent aux acteurs européens comme évidentes et, surtout, les seules possibles (contribuant simultanément à en exclure d’autres possibles). Contre les apparences, les plus opposés à l’austérité économique appartiennent souvent aux fractions permanentes (dont la vision politique de l’Europe est difficilement conciliable avec la transformation de la Commission en simple organe de sanction) et en même temps intermédiaires sur le plan hiérarchique.

A l’inverse ceux qui promeuvent l’austérité ont des positions à la fois plus hautes et plus centrales, c’est-à-dire aussi plus proches de l’intermittence dans le champ de l’UE. Par conviction ou ralliement, les agents de ce pôle tendent à faire des institutions de l’UE davantage un instrument (à la fois économique mais aussi utile pour supporter des coûts politiques) qu’une fin en soi. En ce sens, Le champ de l’eurocratie invite aussi, en plus d’une meilleure et surtout utile connaissance du personnel de l’UE, à réfléchir à la crise économique avec un autre regard.

En savoir plus

Le champ de l’Eurocratie. Une sociologie politique du personnel de l’UE - Université de Strasbourg

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