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Nathalie Loiseau : “si l’Europe ne se comporte pas comme une puissance, elle n’écrira pas son histoire”

C’est dans son bureau du Quai d’Orsay que Nathalie Loiseau a reçu Toute l’Europe, entre une conversation téléphonique avec un homologue européen et un entretien avec Christos Stylianides, commissaire européen pour l’Aide humanitaire. Une discussion riche, calée dans un agenda toujours bousculé, avec une ministre convaincue de ses choix. “Travailler auprès d’un président pro-européen, c’est ce qui m’a fait dire oui, tout de suite. Mais aussi les attentes fortes des Français et un contexte général d’une Europe qui doit bouger”. Elle ne masque pas sa détermination à porter la voix de la France sur les sujets européens et n’occulte pas les “nombreux défis à relever” dans l’application de la stratégie élyséenne.

Nathalie Loiseau, ministre des Affaires européennes
Nathalie Loiseau, ministre des Affaires européennes - Crédits : ministère des Affaires étrangères

Depuis son élection, Emmanuel Macron a multiplié les contacts avec les chefs d’Etat et de gouvernement européens, les déclarations et propositions pour une Europe plus forte. La France semble avoir repris du poids dans le concert international, cela fait aussi partie de la stratégie ?

La France était restée trop silencieuse sur les grands sujets européens, hormis la gestion des crises, bien sûr, où traditionnellement elle est très active. Mais sur le projet européen, sur les ambitions européennes, on avait beaucoup moins entendu notre pays. On avait beaucoup parlé d’une Europe dirigée par l’Allemagne, c’était à la fois une réalité et un constat par défaut.

L’Europe c’est d’abord un couple franco-allemand, c’est ensuite une relation forte des Etats membres entre eux, sans exclusive, et il fallait que Paris retrouve toute sa place et toute sa voix. Mais pour être écouté, il fallait aussi être crédible. Cela passait par une véritable détermination à tenir nos engagements pour baisser les déficits en dessous de 3%, et engager une vraie démarche de réforme. Parce que donner des leçons, quand on ne se les applique pas soi-même ne permet pas d’être entendu.

Lors de son discours à La Sorbonne (26 septembre 2017), Emmanuel Macron a fait de nombreuses propositions pour l’Europe. Quelles sont les priorités ? Quelle sera votre méthode ?

Une première réalité c’est qu’il y a un consensus en Europe de ne pas faire de surplace. On l’a vu avec le travail de la Commission sur les Livres blancs, puis à travers le discours sur l’état de l’Union de Jean-Claude Juncker, qui était ambitieux, pas du tout un discours de deuxième partie de mandat ni d’un simple gestionnaire de l’existant. Et on l’a encore vu lors de la récente rencontre à Tallinn (29 septembre), où a émergé un vrai consensus sur la nécessité de faire bouger l’Europe. Dans l’ensemble des propositions, il y a des propositions de court, moyen et long terme, certaines qui concernent tous les européens, d’autres qui ne seront reprises que par certains.

Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne et Nathalie Loiseau à Bruxelles le 25 septembre 2017 - Sources : Twitter

Dans les propositions de court terme, Emmanuel Macron pousse notamment un agenda d’une Europe qui protège…

C’est un agenda qui a déjà commencé à trouver sa traduction au Conseil européen des 22 et 23 juin. On voit aujourd’hui une Europe beaucoup plus assertive en matière de politique commerciale, qui parle de réciprocité, de lutte contre le dumping, de renforcement des instruments de défense commerciale. 0n est déjà dans la mise en œuvre avec, par exemple, l’accord récemment signé avec le Japon [ouverture significative des marchés publics japonais, ndlr], mais également avec le débat sur la surveillance des investissements étrangers dans les secteurs stratégiques, débat qui a été repris par la Commission. Sur ce secteur commercial, nous voulons une Europe plus sûre d’elle-même et qui veille à protéger ses intérêts, ses entreprises.

Il est aussi question d’une Europe de la défense pour laquelle Emmanuel Macron veut plus de moyens, donner les capacités de réagir plus vite…

En matière d’Europe de la défense, nous avons fait un pas en avant considérable. Là aussi le Conseil de juin a permis de lancer la perspective d’un fonds européen de défense, d’une coopération structurée permanente entre les Etats qui voudront aller plus loin dans la mutualisation de leurs efforts et de leurs capacités. La coopération pourrait être lancée d’ici la fin de l’année.

Sur le principe d’une Europe qui protège, en matière de lutte contre le terrorisme, beaucoup d’éléments sont sur la table, avec des projets ambitieux comme le retrait automatique des contenus haineux d’internet. Mais nous voulons aller plus loin en appelant à la création d’une académie européenne du renseignement. Dans un domaine où il y a beaucoup de frilosité nationale, nous pourrions créer une culture commune en formant des agents ensemble.

Dans l’agenda de court terme, il est aussi urgent de définir une vraie politique de gestion des migrations…

Nous nous sommes beaucoup engagés sur la manière de répondre à cette crise migratoire, depuis l’élection d’Emmanuel Macron, notamment dans la dimension de la gestion extérieure du fait migratoire avec le renforcement du contrôle aux frontières et le renforcement du corps de police. Nous proposons d’aller plus loin dans ce sens avec une action déterminée vis à vis des pays de transit et des pays d’origine des migrants. Mais également en effectuant une différenciation pour traiter ceux qui sont en besoin manifeste de protection et pour traiter les migrations économiques illégales. Sur ce point, l’Europe progresse et nous avons fait des propositions. Cela veut dire qu’on part d’un constat partagé : il faut davantage de cohérence et d’efficacité dans les politiques européennes.

Les opérations extérieures de l’UE doivent notamment se faire sur le continent africain pour le soutenir dans son développement et mieux contenir les migrations. C’est un continent que vous connaissez bien pour avoir été en poste à Dakar et Rabat. Quelles sont les urgences à traiter ?

On a un continent en croissance qui n’est pas un continent en développement. Ce qui est un paradoxe troublant. Aujourd’hui il y a des instruments pour agir dont le fonds européen de développement qu’il faut absolument poursuivre, le fonds fiduciaire d’urgence destiné à traiter les pays les plus exposés au risque migratoire. En juillet, nous avons lancé l’Alliance pour le Sahel, en présence de Federica Mogherini, la chancelière Angela Merkel, du Premier ministre Mariano Rajoy et du président du Conseil italien Paolo Gentiloni. L’objectif est de coordonner plus efficacement les politiques de développement de l’UE, des Etats membres et autres bailleurs. Faire en sorte que les politiques s’orientent en priorité sur l’enseignement, la formation, l’accès à l’emploi, la lutte contre le changement climatique et la bonne gouvernance afin que les jeunes Africains, qui prennent le risque de se rendre en Libye et de traverser la Méditerranée, aient des raisons de croire qu’ils ont un avenir dans leur pays. Beaucoup d’argent est versé depuis des années, on a manqué de coordination et de priorisation.

Parlons de la zone euro et de sa nécessaire réforme. Le président plaide pour des mécanismes de solidarité plus puissants, un budget de la zone euro, un gouvernement qui décide de l’allocation de ce budget et un contrôle démocratique qui n’existe pas aujourd’hui… Arrivera-t-il à convaincre ses partenaires ?

L’ensemble des Etats membres de la zone euro et la Commission reconnaissent la nécessité de modifier la gouvernance, même si on est sorti de la crise et que les Etats de la zone euro renouent avec la croissance. C’est quand la situation est meilleure que l’on peut tirer les enseignements de la crise, se demander si l’action menée a été assez réactive, assez efficace et assez démocratique. A l’ensemble de ces questions, la réponse est non ! Il faut donc s’y prendre autrement. Il faut une incarnation de la zone euro avec un ministre des Finances, avoir un Fonds monétaire européen qui permette à l’Europe de traiter ses propres déséquilibres sans devoir faire appel au FMI et avoir un budget européen qui permette non seulement de faire face en cas de nouvelle crise, mais aussi de réparer le retard pris en termes d’investissement.

Pierre Moscovici, commissaire aux Affaires économiques et Nathalie Loiseau à Paris le 24 juillet 2017 - Source : Twitter

Justement, en termes de budget européen, de nouvelles dépenses s’annoncent. Et puisque l’UE doit dégager des ressources propres, Emmanuel Macron a remis au goût du jour la taxe sur les transactions financières…

La réalité, aujourd’hui, ce sont les attentes d’une Europe qui doit être présente dans de nouveaux domaines : la gestion des migrations, le terrorisme, la défense… Qu’elle soit plus efficace et qu’elle pèse davantage dans sa politique d’aide au développement en particulier auprès de l’Afrique et notamment au Sahel.… Il faut aussi financer ces biens communs - tout ce que je viens d’évoquer, mais aussi la transition numérique, la transition écologique, et le premier d’entre eux, la monnaie.

Comme personne ne veut renoncer aux politiques traditionnelles, comme la PAC ou la politique de cohésion, alors qu’un contributeur important quitte l’UE [le Royaume Uni], le moment est venu de se poser la question des ressources propres. Nous avons fait des propositions : taxe environnementale pour égaliser la concurrence dans le respect des normes environnementales, taxe sur les géants de l’internet pour lutter contre la concurrence déloyale…

Concernant cette taxe GAFA, pensez-vous avancer rapidement ?

L’initiative est d’ores et déjà soutenue par 19 pays de l’UE. Il n’y a pas unanimité, et ce n’est pas une surprise, mais il y a un mouvement et je vois mal que l’on déduise de la situation actuelle qu’il est urgent de ne rien faire. Il y a une distorsion de concurrence évidente. La commissaire Margrethe Vestager l’a illustré très clairement en poursuivant Amazon [250 millions d’€ d’aides illégales perçues selon la Commission, ndlr], mais aussi l’Irlande qui n’a toujours pas récupéré ce qu’Apple lui doit [13 milliards d’€ d’impôts impayés selon la Commission, ndlr]. C’est un sujet sur lequel on ne pourrait pas comprendre que l’UE n’avance pas. Les acteurs du numérique doivent entendre qu’il faut s’asseoir à une table et trouver une solution. Je ne dis pas que c’est facile, des pays sont réticents, mais à partir du moment où 19 pays sont prêts à agir ensemble c’est suffisamment significatif pour qu’un acteur économique le prenne en considération.

Plus de solidarité en Europe, comme la France le demande, cela passe aussi par une convergence sociale et fiscale, loin d’être acquise…

C’est l’ambition que l’on doit se fixer. Si l’on veut que l’Europe soit un acteur puissant, qui pèse dans la concurrence internationale, il faut éviter de nourrir une concurrence interne. C’est vrai en matière sociale : on ne peut pas avoir une Europe à deux vitesses, avec certains Etats qui construisent un modèle économique sur le low-cost et le dumping social. Et c’est vrai en matière fiscale : l’harmonisation fiscale est un impératif de cohérence et de puissance économique pour l’Europe. Nous travaillons à l’harmonisation de l’assiette de l’impôt sur les sociétés avec nos partenaires de l’UE, mais de manière plus spécifique avec l’Allemagne pour commencer à créer des blocs, une masse critique suffisante, pour que les acteurs économiques soient imposés sur la même base de part et d’autre du Rhin. Sur les sujets fiscaux, l’unanimité est la règle européenne pour avancer, mais lorsqu’on parvient à réunir des pays qui pèsent d’un poids économique particulier, on crée une tendance qui devient irréversible.

Vous parlez de nouveau du couple franco-allemand. L’équilibre n’est-il pas difficile à tenir avec un duo qui dicterait la marche au reste de l’Europe ?

L’ensemble des pays européens reconnait que si le couple franco-allemand n’est pas actif, il ne se passe rien. Evidemment, ils disent aussi : faites-en sorte que votre relation ne soit pas exclusive. Ils ont raison et ni Angela Merkel ni Emmanuel Macron ne peuvent être accusés de ne pas travailler avec les autres pays. Emmanuel Macron a vu vingt-trois de ses homologues européens, depuis sa prise de fonction au mois de mai. Il s’est rendu dès le mois d’août dans plusieurs pays d’Europe centrale et orientale. Il a tenu à rendre une visite d’Etat en Grèce début septembre, c’était le moyen de mettre en valeur le retour à la croissance et la confiance que nous avons en ce pays, la nécessité d’y faire revenir les investisseurs européens et le souhait d’avoir sur l’avenir de l’Europe un dialogue avec la Grèce qui est quand même bien placée pour faire l’histoire de la crise récente.

Le Brexit est un sujet déterminant pour l’avenir de l’UE. Mais les négociations piétinent, le calendrier de mars 2019 pour un retrait du Royaume-Uni est déjà contrarié. Comment donner une nouvelle impulsion aux négociations ?

Tout le monde a intérêt à traiter de manière approfondie et rapidement les conditions du retrait (1ère phase). Les questions liées au retrait ne sont pas superflues : cela concerne le traitement des citoyens européens au Royaume-Uni et des Britanniques en Europe, c’est la question très importante de la frontière avec l’Irlande et la question clé du règlement des engagements financiers pris par le Royaume-Uni en sa qualité d’Etat membre de l’UE. Cette question est essentielle, car si l’on veut négocier avec Londres les conditions des accords futurs (2ème phase), il faut avoir confiance dans son partenaire et solder le passé.

D’aucuns interprètent la lenteur des négociations et s’imaginent que le Royaume-Uni ne veut plus vraiment quitter l’UE. La France envisage-t-elle cette issue ?

Il faut faire attention à la vision continentale et urbaine que l’on peut avoir du Brexit. Il est vraisemblable que les milieux d’affaires britanniques sont inquiets et ils le font savoir. Mais les Britanniques ont voté souverainement pour la sortie de l’UE et de ce point de vue, les sondages montrent qu’ils n’ont pas changé d’avis. Lors du congrès du Parti conservateur, qui vient de se dérouler à Manchester [du 1er au 4 octobre, ndlr], nous avons davantage entendu les partisans d’un Brexit dur, que ceux qui plaident pour une période de transition, comme le fait Teresa May. Personne n’a remis en question la validité du choix de sortir de l’UE. Donc, je crois qu’il ne faut pas se leurrer. Il faut préparer un retrait ordonné, équitable, et avoir en tête que la France souhaite après cela passer à une deuxième phase de discussion sur l’avenir d’une relation, qui sera forcément étroite avec le Royaume-Uni. Mais comme tous les autres pays de l’UE, la France ne veut pas tirer un trait sur les priorités de la première phase. Et pour le moment, sauf miracle dans les jours à venir, il n’y a pas eu de progrès suffisants.

Vous revenez de Pologne, où vous avez remis sur la table la problématique des travailleurs détachés. Sentez-vous une inflexion à force de rencontres et discussions ?

Dialoguer les uns avec les autres, lutter contre les clivages nuisibles, c’est notre credo. Emmanuel Macron s’est rendu, et je l’ai accompagné, en Bulgarie, en Roumanie et en Autriche où il a aussi rencontré les Premiers ministres slovaque et tchèque. Je me suis rendue en Pologne, en Slovénie, j’irai bientôt en Hongrie, en Slovaquie… Ce dialogue est permanent. Nous avons des divergences, il ne faut pas les masquer, mais nous cherchons aussi à bâtir des ponts. C’est évidemment en se parlant, qu’on évite les malentendus. Concernant les travailleurs détachés, je relève que les autorités polonaises ne disent plus aujourd’hui, comme avant l’été, qu’il n’y a aucune raison de réviser la directive de 1996. Ça ne veut pas dire qu’on est arrivé à la même position, mais il y a une évolution.…

Emmanuel Macron veut une Europe souveraine, nécessaire pour peser à l’échelon mondial, mais cela implique moins de souveraineté nationale. Les nations européennes sont-elles prêtes ?

Je pense que souverainetés européenne et nationale ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Si l’Europe ne s’affiche pas et ne se comporte pas comme une puissance en tant que telle, elle n’écrira pas son histoire. C’est une manière de protéger chacun que de renforcer l’échelon européen de la souveraineté. Savoir si les Européens y sont prêts c’est l’objet des conventions démocratiques que nous voulons organiser l’année prochaine [1er semestre 2018]. C’est-à-dire, interroger les peuples européens autrement qu’à travers un referendum, discuté entre élite européenne et posant une question binaire (oui ou non), avec des réponses dont le Brexit est le dernier exemple.

Nous voulons consulter les peuples européens d’une manière plus large, plus inclusive, interroger les populations sur les politiques européennes : ce qu’elles veulent de plus, de mieux, de moins, de différent. Et c’est fort de cette photographie des populations européennes que les dirigeants travailleront. Je crois qu’il y a une très forte attente d’Europe. C’est l’objectif des conventions démocratiques : que les citoyens participent à la construction de leur Europe.

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