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Michel Foucher : "C’est la première fois que l’extension du projet européen est contrée par les armes"

La guerre déclenchée par la Russie en Ukraine est aussi une réponse à la politique d’élargissement et d’influence de l’Union européenne. Pour le géographe Michel Foucher, la menace russe accélère la demande de protection européenne des Etats d’Europe orientale et “l’UE n’a plus le choix, sauf à renoncer à ses valeurs”.

Selon Michel Foucher, le conflit déclenché par Vladimir Poutine "s’agit d’une guerre non déclarée entre l’Union européenne, qui a octroyé le statut de candidat à l’Ukraine, et la Russie" - Crédits : Aleksandar Andjic / Flickr Belgrade Security Forum CC BY-NC-ND 2.0
Selon Michel Foucher, le conflit déclenché par Vladimir Poutine est “une guerre non déclarée entre l’Union européenne, qui a octroyé le statut de candidat à l’Ukraine, et la Russie” - Crédits : Aleksandar Andjic / Flickr Belgrade Security Forum CC BY-NC-ND 2.0

Michel Foucher est un homme occupé et pressé, enchaînant dans la même journée une réunion de travail à Bruxelles, un cours à l’INSP (Institut national du service public, ex-ENA) devant les auditeurs du Cycle des hautes études européennes (CHEE), puis une conférence-débat en soirée. Occupé et pressé, il l’est depuis longtemps, compte tenu de ses nombreuses fonctions et aujourd’hui encore pour délivrer son analyse de la guerre en Ukraine. Docteur d’Etat en géographie, enseignant et essayiste, Michel Foucher fut aussi conseiller d’Hubert Védrine, alors ministre des Affaires étrangères, et ambassadeur de France en Lettonie (2002-2006), au moment où la république balte intégrait l’Union européenne et l’Otan. Fin connaisseur de l’Europe orientale, expert des questions d’Etats et de frontières, ainsi que des représentations géopolitiques, il nous fait part de son analyse de la guerre en Ukraine et de ses implications territoriales.

Toute l’Europe : L’une des justifications de Vladimir Poutine, de l’invasion russe en Ukraine, pose la question de la frontière. La Crimée et le Donbass sont-elles historiquement des régions russes ? A partir de quelle date peut-on tracer une frontière ukrainienne ? 

Michel Foucher : L’Ukraine est un Etat-nation tard venu et on peut dire qu’il n’y avait jamais eu d’Etat ukrainien avant 1991 [déclaration d’indépendance de l’Ukraine le 24 août 1991 NDLR], car ce fut une terre de confins contrôlée pendant des siècles par la Pologne, la Russie, l’Empire ottoman et l’Autriche-Hongrie. La péninsule de Crimée a été conquise en 1783, contre les Tatars qui l’habitaient, sous la protection de l’Empire ottoman. Le sud de l’Ukraine actuelle était une terre de steppe dévastée par une succession de 11 guerres russo-ottomanes entre la fin du XVIe siècle et 1878 et repeuplée sous Catherine II [impératrice de Russie, règne de 1762 à 1796 NDLR] avec des agriculteurs étrangers : ce fut la Nova Rossia [Nouvelle Russie NDLR].

La région minière et industrielle du Donbass a été intégrée à l’Ukraine, sous Lénine, lors de la formation de l’Union soviétique, afin d’y incorporer des ouvriers et mineurs bolchéviques pour diminuer le poids de la paysannerie, jugée réactionnaire. La Crimée faisait alors partie de la République fédérative de Russie. Et c’est Nikita Khrouchtchev [premier secrétaire du Parti communiste de l’Union soviétique, NDLR], natif d’Ukraine, qui inclut la Crimée dans la république fédérée d’Ukraine en 1954. Cette réalité a été reconnue par Moscou en 1991 et en 1994, puis annulée par l’annexion de la Crimée en 2014, point de départ du conflit en cours.

En 2005, Vaclav Havel (homme de lettres, président de la République fédérale tchèque et slovaque 1989-1992 et de la République tchèque 1993-2003) déclarait dans Le Monde : “Le jour où nous conviendrons dans le calme, où se termine l’UE et où commence la Russie, la moitié de la tension disparaîtra”. 17 ans plus tard, cette tension mène à la guerre… 

Il n’a pas été possible de convenir dans la sérénité de cette limite. Et l’annexion de la Crimée, ainsi que le séparatisme de l’extrême-est du Donbass furent la réponse de Moscou à la révolution pro-européenne de Maïdan (2014). Il ne faut pas se tromper, il s’agit donc bien d’une guerre non déclarée entre l’Union européenne, qui a octroyé le statut de candidat à l’Ukraine, et la Russie. Et c’est bien la première fois que l’extension du projet démocratique européen est contrée par les armes. Mais soulignons qu’avant tout, c’est l’affirmation nationale de l’Ukraine qui est combattue par une Russie impériale. Et là, ce n’est pas la première fois qu’une nation doit s’émanciper par les armes d’un centre impérial dominateur. C’est un trait constant de la formation des Etats-nations européens.

Le problème vient-il du fait que les frontières de l’UE sont mouvantes ? Un jour, les Balkans seront sans doute intégrés à l’UE ; l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie le revendiquent. Cette “élasticité” n’est-elle pas la source de beaucoup de tensions ? 

L’Union européenne n’est pas un Etat, mais un ensemble coopératif en évolution. N’en font partie que ceux qui le veulent, voyez la Suisse, la Norvège ou le Royaume-Uni qui ont fait un autre choix. Il est certain que, dès l’origine, la question des frontières n’a pas fait l’objet d’une réflexion approfondie, car elle était une source de désaccords entre les pays membres et les familles politiques. De ce point de vue, l’agression russe impose brutalement une clarification avec l’octroi à l’Ukraine d’un statut de candidat à l’adhésion. C’est une nouvelle étape après la révolte de Maïdan en 2014, en réponse au refus de Viktor Ianoukovytch, alors président de l’Ukraine et sous la pression de Moscou, de signer l’accord d’association avec l’UE.

La résolution du conflit peut-elle ou doit-elle passer par une nouvelle définition des frontières de l’Ukraine ? Mais redessiner l’Ukraine n’ est-ce pas une vision occidentale de la résolution du conflit ?

Je ne crois pas que les Ukrainiens accepteront une perte de territoire qui serait perçue comme une atteinte à leur souveraineté, une insulte à leurs souffrances et une gratification pour l’agresseur. Mais il n’est pas certain que les forces ukrainiennes soient suffisantes pour rétablir l’intégrité territoriale perdue. La situation militaire sur le terrain pourrait conduire à une sorte de fixation autour de lignes de front stables et bien défendues de part et d’autre, sans aucun règlement ni même cessez-le-feu. Je récuse complétement la vision kissingérienne d’une fin du conflit [Henry Kissinger, diplomate et ancien secrétaire d’Etat américain, qui a notamment inspiré la politique de détente vis-à-vis de l’Union soviétique NDLR] par l’imposition de concessions territoriales à l’Ukraine pour renouer avec une Russie dont on aurait besoin pour contrer la Chine. A mon sens, rien n’est possible avec le titulaire actuel du Kremlin.

A l’est du continent, les élargissements de l’UE sont politiques, en tout cas ressentis comme tels par la Russie, qui a vu aussi en un élargissement de l’Otan une provocation… 

Oui, le choix des nations d’Europe centrale et baltique de rejoindre un ensemble démocratique est de nature politique. Tenir compte des perceptions des élites russes consiste à leur accorder un droit de regard sur les anciens pays satellites du bloc soviétique, alors qu’ils ont réussi à en sortir. De même, pour l’Otan, qui est une alliance défensive, elle en fait la preuve depuis un an. Un pays souverain a le droit absolu de choisir ses alliances et ses amis, faute de pouvoir choisir ses voisins. C’est pour se protéger du révisionnisme russe que ces pays ont librement choisi d’adhérer à l’Alliance atlantique et ce qui se passe depuis un an leur donne raison. Mais la rhétorique du Kremlin consiste à expliquer que la Russie doit se défendre contre l’agression de l’Occident collectif. Ce retournement est typique de la propagande et permet de justifier la mobilisation partielle en Russie.

Au-delà d’une question d’équilibre interne, l’UE peut-elle freiner sa politique d’élargissement pour gagner une stabilité géopolitique sur son flanc oriental, dans l’attraction russe et turque ?

La stabilité géopolitique sur le flanc oriental dépend du retrait des forces russes des territoires occupés en Ukraine, en Moldavie et en Géorgie. Les menaces russes ont été un accélérateur de la demande de protection européenne. Nous n’avons plus le choix, sauf à renoncer à nos valeurs et à accepter le retour des aires d’influence. Il n’y a plus de place pour l’empire russe à l’ouest de l’Oural, alors que la Russie poutinienne se perçoit encore comme un empire tsaro-stalinien, qui est “d’outre-terre”. L’outre-mer n’est pas le seul critère de l’empire ! La Turquie ne sera jamais membre de l’Union européenne, mais elle entretient avec elle des relations fortes et reste membre de l’Alliance atlantique. L’avoir associée à la Communauté politique européenne était indispensable, car nous avons, malgré tout, besoin d’elle comme contre-poids à la Russie poutinienne.

Combien de conflits frontaliers existent-ils dans le monde, à l’image de celui entre l’Ukraine et la Russie ?

Nous pouvons compter 120 conflits frontaliers non résolus dans le monde, la plupart souvent mineurs. Mais quelques-uns sont graves et durables : Chine et Inde, Afghanistan et Pakistan, Israël et Syrie, Israël et Liban, Turquie et Syrie, Arménie et Azerbaïdjan ou encore Rwanda et République démocratique du Congo.

Le conflit Russie-Ukraine risque de se prolonger tant qu’il n’y a pas de changement au Kremlin. Et le résultat des élections américaines, fin 2024, est un facteur essentiel à considérer.

Derniers ouvrages de Michel Foucher.

Ukraine, une guerre coloniale en Europe. Éditions de L’Aube, 2022.

Ukraine-Russie. La carte mentale du duel. Collection “Tracts”, n° 39, Gallimard, 2022.

Arpenter le monde. Mémoires d’un géographe politique. Robert Laffont, 2021.

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