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Arnaud Danjean : "La guerre en Ukraine va être longue car aucun des deux camps n'est en mesure de gagner"

Pour Arnaud Danjean, eurodéputé Les Républicains, l’UE et ses Etats membres ont su apporter un soutien décisif à l’Ukraine dans sa résistance à l’envahisseur russe. Il estime que la guerre remet les questions militaires au cœur des priorités des Vingt-Sept, mais que celle-ci ne fait pas pour autant progresser la défense européenne.

Spécialiste des questions de défense, Arnaud Danjean est également vice-président du groupe du Parti populaire européen (PPE)
Spécialiste des questions de défense, Arnaud Danjean est également vice-président du groupe du Parti populaire européen (PPE) - Crédits : Philippe Buissin / Parlement européen

C’est à Strasbourg, dans l’effervescence de la séance plénière du Parlement européen, qu’Arnaud Danjean reçoit Toute l’Europe dans son bureau au neuvième étage du bâtiment Louise Weiss. Le programme de la journée est chamboulé, après une interruption de séance plus tôt dans la journée, mais le vice-président du groupe du Parti populaire européen (PPE) prend le temps de décrypter les mécaniques du conflit ukrainien. 

Arnaud Danjean siège au sein de la sous-commission “sécurité et défense” du Parlement européen. Spécialiste des questions militaires, l’eurodéputé bourguignon fait le parallèle avec d’autres conflits dont il a été le témoin privilégié. S’il salue la réaction et l’engagement de l’Union européenne et des Etats membres depuis 12 mois, il se montre pessimiste quant à une solution diplomatique à court terme. 

Toute l’Europe : Depuis le début du conflit en Ukraine, l’enveloppe d’aide militaire de l’UE atteint 3,6 milliards. Que recouvre-t-elle concrètement ?

Arnaud Danjean : Plusieurs sources d’aides militaire européennes à l’Ukraine existent. Tout d’abord, des sommes importantes transitent explicitement par la Facilité européenne pour la paix (FEP). Avec ce dispositif, les Ukrainiens émettent des demandes selon leurs besoins, centralisées par l’état-major européen. Si les Etats membres sont en mesure de fournir le matériel demandé, ils peuvent alors se faire rembourser leurs livraisons par l’UE.

A l’heure actuelle, la Facilité européenne pour la paix permet de rembourser un montant de 3,6 milliards d’euros, mais le montant total des factures adressées par les Etats membres atteint près de 7 milliards d’euros. 

L’aide totale octroyée est sans doute supérieure à ce montant. De nombreux pays ont en effet envoyé du matériel militaire en Ukraine sans estimer nécessaire de le notifier aux autorités européennes [le Conseil de l’UE estime le montant total de l’aide militaire apportée par les Etats membres à 12 milliards d’euros, NDLR].

Que représente cette aide européenne par rapport à celle fournie par les Etats-Unis ?

En termes de dépenses strictement militaires, les Etats-Unis se situent dans une fourchette entre 15 et 20 milliards d’euros, un montant supérieur à celui de l’UE, en valeur absolue. Mais proportionnellement au PIB et aux capacités de défense, ce montant se situe dans un ordre de grandeur équivalent à celui de l’aide européenne.

Une autre forme d’assistance, immatérielle et bien plus difficile à quantifier, doit être prise en compte et peut se montrer tout aussi décisive. Je pense en particulier à l’apport en renseignements. De ce point de vue, des flux très importants ont été fournis, par les Américains en particulier et les Anglo-Saxons de façon plus générale. Les Etats-Unis s’appuient beaucoup sur le réseau de renseignement dit des “five eyes” [une alliance des services de renseignement de l’Australie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, du Royaume-Uni et des Etats-Unis, NDLR].

En plus de cette aide matérielle, l’Union européenne a lancé une mission de formation militaire. Est-elle uniquement symbolique ou peut-elle avoir un impact significatif sur le déroulement du conflit ?

Cette mission a un impact significatif sur la durée. L’Union européenne se fixe l’objectif de dispenser des formations à environ 15 000 soldats ukrainiens d’ici le mois de mai, organisées par module. Cette modularité est sans doute la valeur ajoutée de ce programme, car elle répond vraiment aux besoins exprimés par les Ukrainiens : utiliser certaines pièces d’artillerie, servir sur différents types de blindés, mener des opérations de génie ou des opérations cyber.

Près de 40 modules de formation sont proposés par 17 Etats membres. Ils sont concentrés essentiellement en Pologne ou en Allemagne pour être assez proches des frontières ukrainiennes. 

Malgré cet engagement européen, certaines personnalités politiques, à l’image de l’ancien Premier ministre Dominique de Villepin, ont expliqué que le risque d’escalade du conflit n’existait pas. Qu’en pensez-vous ?

Je suis d’accord. Aucun pays européen ne se réjouit de cette guerre ouverte et terrible, mais la réalité s’impose à nous. Quand un Etat fait face à une agression militaire caractérisée, ce qui est le cas de l’Ukraine, il est en situation de légitime défense. Les pays qui l’entourent, ou même plus loin, peuvent l’aider matériellement aussi longtemps que possible, tant qu’ils ne prennent pas directement part au conflit.

Ces Etats ne sont pas en cobelligérance, une notion qui n’existe pas en droit international. Je ne crois pas à l’escalade, d’autant que les Russes n’ont pas besoin de ce prétexte. La Russie a dans cette guerre son propre calendrier qui, sur le plan strictement militaire, n’est que très marginalement influencé par les réactions occidentales.

Et sur le plan politique ou diplomatique ?

Moscou utilise également l’arme rhétorique pour essayer d’instiller le doute dans les opinions et chez les décideurs occidentaux. Cette aspect joue un rôle majeur, déconnecté de la partie strictement militaire. Le rôle principal revient aux commentateurs russes, plus souvent que les officiels, qui en font des tonnes sur la soi-disant cobelligérance. 

Ils ont usé du même procédé sur le recours à l’arme nucléaire auquel je n’ai personnellement jamais cru. Les menaces n’ont jamais été proférées par des officiels russes de manière explicite. Ils connaissent parfaitement les règles de la dissuasion nucléaire et le changement de nature dans le conflit que provoquerait l’utilisation de cette arme. Evoquées par des commentateurs, et donc de manière indirecte, elles visaient à semer le doute, voire à terroriser les opinions publiques occidentales. Cette technique fonctionne, car un certain nombre de personnes, parfois même bien intentionnées, reprennent ces éléments de langage.

Cette stratégie est un grand classique des régimes autoritaires. Quand ils ont été confrontés aux armées occidentales ces dernières années comme en Yougoslavie ou en Libye, le levier face aux difficultés militaires a été le même. D’une part, ils tentent de garder la cohésion de leur propre société autour des valeurs nationalistes et se font passer pour l’agressé. D’autre part, ils capitalisent sur la division et l’érosion du soutien à ces interventions militaires dans les démocraties occidentales.

Pensez-vous que cette rhétorique a pu influencer la Suède et la Finlande et les pousser à demander leur adhésion à l’Otan ?

L’attitude des dirigeants finlandais et suédois repose sur une analyse très construite, et leurs réactions ne sont pas épidermiques. Ces pays, neutres depuis des décennies, sont également des modèles démocratiques en termes de parlementarisme. Leurs décisions ne sont jamais prises à la légère, surtout quand elles touchent à leur souveraineté nationale.

Les voisins de la Russie sont lucides, et depuis très longtemps, sur le danger et la menace réelle que le régime russe fait peser sur eux.

Volodymyr Zelensky était présent au Parlement européen jeudi 9 février et a renouvelé ses demandes en termes d’équipement militaire. Ne craignez-vous pas que les Européens se lassent de cette attitude ?

La patience et la détermination occidentales sont un facteur clé de ce conflit. Côté ukrainien, la difficulté est de bien calibrer le message. Je pense qu’ils le font bien jusqu’ici. 

Certains détracteurs de Volodymyr Zelensky estiment qu’il en fait trop et qu’il commence à lasser tout le monde. Je trouve personnellement qu’il est assez habile dans sa communication, car il tient depuis un an. C’est déjà long dans ce type de conflit ! Son dilemme est de maintenir la mobilisation occidentale, car elle est vitale pour ses forces, sans lasser ou sans donner l’impression d’exagérer.

Dans son discours devant le Parlement, Volodymyr Zelensky a joué sur le registre émotionnel en évoquant l’appartenance de l’Ukraine à cette famille européenne, son “européanité”. Du strict point de vue de la demande d’assistance militaire, il est resté sobre, loin de la position maximaliste de certains de mes collègues au Parlement européen.

En 2021, avant la guerre en Ukraine, vous déclariez que “l’Europe [était] un nain sur le plan de la défense”. Referiez-vous la même déclaration aujourd’hui ?

Une guerre, singulièrement sur le continent européen, nous fait mécaniquement progresser. L’Europe a rapidement appris quelques leçons. D’abord, elle s’est montrée globalement à la hauteur en matière de fourniture d’équipements militaires à l’Ukraine, en coordination avec les Etats membres.

Elle est également plus lucide sur ses manques, qui sont considérables. C’est déjà un progrès en soi ! Elle a notamment des lacunes sur le plan des stocks de munitions, de l’artillerie et d’un certain nombre d’équipements. 

J’ai récemment pointé du doigt un paradoxe. Le conflit remet les questions de défense au cœur des débats et des priorités des pays européens. Cependant, il ne fait pas pour autant progresser mécaniquement la défense européenne. De nombreux pays veulent fournir des efforts sincères, mais ils l’envisagent uniquement dans le cadre de l’Otan. Cet épisode ne renforce pas forcément leur appétit pour une défense européenne plus autonome.

Voyez-vous une porte de sortie prochaine pour cette guerre ?

Cette guerre va être longue, car aucun des deux camps n’est en mesure de l’emporter. La Russie ne pourra pas rayer l’Ukraine de la carte, prendre Kiev ou renverser le régime. 

L’Ukraine ne peut pas non plus gagner. Elle va sans doute parvenir à contenir l’offensive et peut-être contre-attaquer, mais elle ne sera pas en mesure de récupérer l’intégralité de son territoire.

Par ailleurs, la Russie ne peut pas perdre. Elle a pour elle sa masse, son recul stratégique, ses ressources et un certain nombre d’alliés. Quand Ursula von der Leyen dit que la Russie est isolée, elle se trompe. Seuls 40 pays au monde appliquent les sanctions. Beaucoup ne le font pas, parmi lesquels des acteurs importants comme la Chine, l’Inde, la Turquie ou encore les pays du Golfe. 

Cette guerre est dans une impasse que l’attitude russe rend très difficile à débloquer. Ses crimes de guerre, voire ses crimes contre l’humanité et sa rhétorique extrêmement agressive vont rendre des négociations de paix très compliquées. 

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