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Michel Rocard : “L’Europe politique est morte. Mais il reste l’Europe économique”

Michel Rocard - DRPremier Ministre de la France entre 1988 et 1991, Michel Rocard est aujourd’hui député européen, membre du groupe PSE (Parti socialiste européen).
Les éditions Autrement ont publié en octobre 2006 un livre d’entretiens entre Michel Rocard et Frits Bolkestein, largement consacré à l’avenir de l’Union européenne : “Peut-on réformer la France ?”

Dans votre livre d’entretiens avec Frits Bolkestein, vous exprimez, après “cinquante ans de militantisme pour une Europe fortement intégrée” , un profond découragement concernant la perspective de la constitution d’une “fédération européenne” . Quelles en sont les causes principales ? Quel pourrait en être le remède ?

Mon message sur l’Europe est toujours considéré comme horriblement pessimiste, alors qu’en réalité, j’ai délocalisé mon optimisme. Je considère en effet que l’Europe politique est morte. Mais il reste l’Europe économique, la première économie du monde, avec une balance des paiements à peu près équilibrée et qui pèse d’un poids tel qu’elle peut agir sur les règles du jeu mondiales.

Les déséquilibres du capitalisme actionnarial provoquent aujourd’hui une croissance molle. 20 % de la population active de tous les pays d’occident sont ravagés soit par le chômage, soit par la précarité du travail, soit par la pauvreté absolue. Nous connaissons un déséquilibre tel que les électeurs n’en peuvent plus.

Or, cette fragilisation de nos systèmes sociaux s’accompagne au niveau mondial d’un déséquilibre financier tout à fait retentissant, notamment du fait des Etats-Unis. Nous allons vers une confrontation des modèles sociaux. L’Europe incarnera la résistance et proposera des choix alternatifs lorsque nous serons confrontés au rééquilibrage de cette situation dommageable.

C’est de ce pronostic que je tire un formidable optimisme. Les opinions publiques et les gouvernements d’Europe s’apercevront que dans ce qu’elle a déjà fait, c’est-à-dire une union à dominante économique, l’Europe a construit un instrument de régulation et de défense de poids mondial, appelé à jouer un rôle majeur pour limiter la casse dans les temps qui viennent.

Pour vous, le destin de l’Europe est de devenir un ensemble de plus en plus étendu dans lequel on se contenterait de produire des normes communes. Les Français n’ont-ils pas, au contraire, manifesté leur désir d’une Europe aux frontières claires et aux ambitions politiques fortes ?

Cette situation, dont je fais effectivement le constat, est loin de me réjouir. Les partisans du “non” expliquaient que ce vote permettrait de partir sur de meilleures bases pour une négociation plus intégrationniste. Folie ! Nous sommes les vaincus de cette affaire.

Ma position consiste simplement à dire : cessons de pleurer sur cette situation et cessons de vouloir saisir chaque occasion institutionnelle pour relancer la vaine quête du Graal de la fédération européenne. La France est un pays qui n’a pas beaucoup l’habitude d’écouter les autres. Notre langage sur ces sujets est unique en Europe. L’Italie et les Pays-Bas, membres fondateurs, ne parlent déjà plus un langage fédéraliste.

L’Allemagne, qui vient de prendre la présidence de l’Union européenne, s’est fixé pour objectif de relancer le processus constitutionnel. Comment pensez-vous que l’Europe pourra sortir de l’impasse constitutionnelle où elle est entrée depuis le résultat du référendum en France et aux Pays-Bas ?

Je suis heureux que l’Allemagne le fasse. Mais je ne vois à cet exercice que des aspects pédagogiques, parce que cela ne peut qu’échouer. Je n’ai aucun plaisir à vous le dire ! Mais je n’y crois guère, car il y a trop de gens qui n’en veulent pas.

Et vous ne pensez pas, comme Jacques Delors, que le recours à une “fédération d’Etats nations” constituée par une “avant-garde” d’Etats membres puisse représenter une piste intéressante ?

J’ai beaucoup milité pour cela aussi. L’histoire nous montre que l’idée de coopérations renforcées fait peur à tous les eurosceptiques qui ne veulent pas davantage d’intégration. De ce fait, ils ont mis des conditions d’unanimité à l’acceptation des coopérations renforcées qui me paraissent bien difficiles.

Le “prurit” européen se réveille au Conseil des ministres chaque fois qu’un petit paquet de nations essaie de dire qu’il faudrait faire plus et qu’on fera plus même si on n’est pas tous là. Le souci des autres est d’empêcher l’émergence d’une telle hypothèse. Malheureusement, jusqu’à présent, ils y sont arrivés.

Cela n’enlève rien à ma totale disponibilité pour pousser dans ce sens. Je vois assez bien la réconciliation franco-allemande allant un jour jusqu’à la fusion des deux nations. La Belgique suivrait, et probablement l’Espagne, qui est l’un des pays les plus ardemment fédéralistes.

A quelle échéance ?

Le temps de digérer le choc actuel, il y en a pour dix ans.

Mais la proximité d’un risque de tsunami financier venu des Etats-Unis est grande. Pour moi, ce problème est infiniment plus urgent, plus grave par ses conséquences, que celui de notre absence diplomatique et militaire entre l’Inde et le Pakistan, ou même au Moyen-Orient.

Plusieurs voix se sont récemment élevées en faveur d’un “nouveau protectionnisme” européen, notamment vis-à-vis de la Chine, qui est accusée de menacer notre modèle socio-économique. Que pensez-vous de cette idée ?

Sur de très longues périodes, l’histoire économique montre que la totalité des unités économiques puissantes de la fin du XXe siècle, ont toutes commencé en protégeant leurs industries débutantes. C’est vrai de l’Europe comme des Etats-Unis.

Je combats le protectionnisme. Je sais - l’histoire nous l’a montré - que c’est par le libre-échange que l’on se développe. Le protectionnisme durable et absolu, c’est l’asphyxie. Mais je ne sais pas comment on protège des industries débutantes aussi longtemps qu’elles sont fragiles. Et je pense que l’absolutisme des avantages comparatifs n’est pas socialement supportable.

L’économiste Maurice Allais explique très bien que le libre-échange marche bien quand les niveaux de développement sont comparables. S’y mettre tous à la fois avec des niveaux de développement non comparables est une folie dangereuse dont nous avons du mal à sortir.

Si on n’en sort pas de manière internationalement négociée, mesurée, pondérée, on en sortira par des colères nationales, par le rétablissement des protectionnismes nationaux, c’est-à-dire souverains, inconditionnels et probablement permanents. Et cela, c’est la catastrophe. L’issue suivante est en général la guerre. N’est donc tolérable qu’un protectionnisme sectoriel et temporaire, ces deux caractères étant garantis par la communauté internationale.

Pensez-vous que les questions européennes puissent être mises au centre de la campagne présidentielle ?

Non. Si le thème de l’Europe devait se trouver au centre de la campagne, il y serait déjà.

Certains candidats ont émis des critiques sur l’euro et le rôle de la BCE…

C’est plutôt de l’euroscepticisme qui remonte, avec beaucoup de bêtise d’ailleurs ! Personne n’est capable de nous décrire les avantages géostratégiques de l’euro, qui nous a protégés de toutes les difficultés financières de la dernière période. Et l’euro, c’est l’abri antisismique devant le tsunami financier que je crains beaucoup.

On a fait l’abri, mais en refusant la Constitution on a oublié d’en élire le gardien ! Ce qui fait que l’usage de l’abri est tout à fait incertain, puisqu’il n’y a pas de politique commune du groupe euro. Mais cela arrange tout le monde, y compris en France.

Vous souhaitez plus de gouvernement économique dans la zone euro ?

Bien sûr. Et je pense que nous y viendrons par nécessité, devant des crises. De toute façon, depuis qu’elle existe, l’Europe a toujours évolué de crise en crise.

Dans l’ordre de la stabilité des cours des monnaies, dans l’ordre de la fiabilité des endettements mutuels, et notamment de l’endettement américain, devant la détérioration du contenu social de la croissance, nous serons bientôt face à des pressions qui exigeront des solutions. Il y a une chance sur deux que ces décisions renforcent plutôt la zone euro que l’Europe elle-même. Et c’est peut-être l’amorce de “l’avant-garde” que nous évoquions tout à l’heure. Celle-ci n’émergera pas pour le plaisir de faire de la politique étrangère mais par la nécessité de préserver une forme d’organisation sociale.

Votre livre d’entretiens avec Frits Bolkestein laisse pointer une sorte d’amertume vis-à-vis d’une certaine “vision française” de l’Europe, qui ne correspond pas à la réalité des choses. Pensez-vous que cela puisse changer ?

Je n’ai aucune espèce d’amertume, je suis délicieusement Français. C’est un pays merveilleux même si c’est un pays de fous ! Je trouve simplement fatiguant que la fantasmagorie européenne soit tellement résistante à tenir compte des réalités. Non pas parce que cela me fait pleurer, mais parce que cela nous paralyse pour prendre les bonnes décisions pour l’avenir.

Et cela peut-il changer ?

Je ne vois pas les racines culturelles, les fondements éducatifs et d’opinion qui fourniraient la base de ce changement.

Mais je vois très bien les drames économiques intolérables qui peuvent se profiler. En terme de cohésion sociale, nos équilibres économiques sont en grave détérioration depuis 20 ans. Face à cette situation, nous aurons le choix entre des solutions nationales de sauvetage, des solutions protectionnistes, qui peuvent aller jusqu’à briser l’euro, ou des solutions groupées, soit au sein de l’Union, soit à l’intérieur de la zone euro.

L’Union européenne est aujourd’hui l’unique entité politique internationale qui se définisse non pas par un territoire mais par deux corpus de droits : l’un sur la démocratie, les droits de l’homme, les libertés ; l’autre sur la concurrence, le marché, l’efficacité de la compétition et la lutte contre les monopoles. Ces deux corpus sont les meilleurs au monde. Le monde nous les envie.

L’Union a en plus une formidable vertu qui est la réconciliation. Entre les Français et les Allemands, entre les Allemands et les Polonais, entre les Hongrois et les Roumains… C’est fabuleux l’Union ! Pourquoi interdire cela à la Turquie et au Moyen Orient ?

Reste à convaincre les Français, dans dix ou quinze ans, de voter “oui” à l’adhésion de la Turquie…

Il n’est pas certain que ce soit le plus difficile. La Turquie ne pourra adhérer que si elle s’est mise à nous ressembler plus qu’elle ne le fait aujourd’hui. Si elle ne l’a pas fait, cela va rater. Dans ce cas, je ne prendrai pas de risque, je demanderai le vote contre.

Mais en dix, douze ans, il va s’en passer des choses. La Turquie ne sera pas la même et nous non plus. Alors taisons-nous sur la Turquie pendant l’intervalle, et reprenons le diagnostic quand ils auront accouché des transformations qu’ils veulent faire chez eux.

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