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Majorités et compromis : l'Assemblée nationale peut-elle s'inspirer du Parlement européen ?

Il n’y a plus de majorité absolue à l’Assemblée nationale depuis les élections législatives du 19 juin 2022. Une situation comparable à celle du Parlement européen, seule institution de l’Union européenne élue directement par les citoyens. Dans l’hémicycle strasbourgeois, les majorités se dessinent texte après texte pour l’adoption de chaque acte juridique.

Il y a 10 groupes politiques à l'Assemblée nationale (en haut) contre 7 au Parlement européen (en bas)
Il y a 10 groupes politiques à l’Assemblée nationale (en haut) contre 7 au Parlement européen (en bas) - Crédits : Richard Ying et Tangui Morlier / WikiCommons CC-BY-SA-3.0 - Denis Lomme / Parlement européen

Les députés français ont adopté le projet de loi sur le pouvoir d’achat vendredi 22 juillet. Celui-ci a été voté avec une large majorité, de Renaissance au Rassemblement national en passant par Les Républicains. Un attelage politique surprenant ? La raison est simple : le parti du président de la République n’a pas obtenu de majorité absolue après les élections législatives du 19 juin 2022. Résultat : le gouvernement d’Elisabeth Borne doit donc constituer des majorités texte par texte, et même amendement par amendement, pour faire adopter ses décisions. 

Aucune majorité absolue au Parlement européen

Je crois que les eurodéputés français sont unanimes pour appeler nos collègues parlementaires nationaux à regarder ce qu’il se passe au Parlement européen”, assure Valérie Hayer, membre de l’hémicycle strasbourgeois (Renew) depuis 2019. Contrairement à la France, l’absence de majorité absolue est la règle au Parlement européen (et dans les autres démocraties européennes). Depuis les premières élections au suffrage universel direct des eurodéputés en 1979, aucun groupe politique n’y a jamais obtenu plus de la moitié des sièges.

Les élections européennes de 2019 ont d’ailleurs un peu plus accentué cette fragmentation du Parlement européen, co-législateur avec le Conseil de l’Union européenne. Sept groupes se partagent actuellement les 705 sièges (en comptant les non-inscrits), et certains ont gagné en importance. Les Verts, qui représentaient moins de 6 % des sièges en 1989, en ont remporté près de 10 % en 2019. Autre percée : celle des libéraux, passés de 84 à 108 sièges entre 2009 et 2019, au sein du nouveau groupe “Renew”.

Auparavant, les sociaux-démocrates (S&D) et les conservateurs (PPE) se taillaient la part du lion et dépassaient à eux seuls 50 % des sièges. Une position qui facilitait les compromis pour faire adopter une partie des textes. Depuis 2019, ils ne représentent plus que 44,7 % des sièges (près de 55 % lors de la législature précédente).

Parlement européen : des votes au cas par cas

Les députés européens doivent donc composer avec cette situation afin d’arriver à plus de la moitié des voix exprimées pour l’adoption de chaque directive ou règlement. Aujourd’hui encore, “la majorité la plus stable et la plus courante se fait au centre de l’hémicycle, de la droite aux sociaux-démocrates, avec un cordon sanitaire strict vis-à-vis de l’extrême droite avec qui nous ne partageons rien”, précise Valérie Hayer.

Les discussions y prennent du temps afin d’obtenir une majorité de voix sur chaque amendement. Proposée en juillet 2021 par la Commission européenne, la fin de la vente des voitures thermiques à l’horizon 2035 a par exemple pris près d’un an pour être validée par les députés européens, le 8 juin dernier.

Les alliés d’un jour peuvent se retrouver adversaires le lendemain… voire le même jour. La proposition de mettre fin à la vente des véhicules thermiques neufs a ainsi été votée ce 8 juin avec l’appui de 339 eurodéputés, comprenant une partie de la droite jusqu’à l’extrême gauche de l’hémicycle. Mais le même jour, une majorité de la droite à l’extrême droite fait voter des amendements à la révision du marché carbone européen. Socialistes, Verts et gauche radicale considèrent que le texte n’est pas assez ambitieux, notamment parce qu’il repousse à 2034 la fin des quotas gratuits d’émissions de gaz à effet de serre pour les industriels. Avec les eurosceptiques (quant à eux opposés au projet), ils votent alors contre cette réforme face au PPE et à Renew. 

Après un premier rejet du texte, les groupes PPE, Renew et S&D finissent par s’accorder sur un compromis pour lui assurer une majorité. Parmi les principales modifications, les quotas gratuits seront progressivement mis en place à partir de 2027 et atteints en 2032. Deux semaines plus tard, le 22 juin, la révision du marché carbone est adoptée par le Parlement européen.

Shadow rapporteurs et sensibilités nationales

Concrètement, en termes d’organisation et de suivi législatif, un eurodéputé est désigné rapporteur pour chaque proposition de législation : c’est à lui de rédiger la position du Parlement sur une question spécifique. Mais les “shadow rapporteurs” – ou rapporteurs fictifs – tiennent aussi leur rôle. Chaque formation politique choisit un eurodéputé qui doit suivre l’initiative législative et coordonner les amendements des membres de son groupe… tout en discutant avec le rapporteur afin de trouver un terrain d’entente sur le texte avant le vote final en séance plénière. “Tout rapporteur qui commence à négocier souhaite que son texte soit adopté avec la majorité la plus large possible”, explique Valérie Hayer. Ainsi, avant que le texte ne soit soumis au vote en plénière, un important travail de négociation se déroule en amont.

En plus des différences politiques, il y a des compromis à trouver selon les nationalités des législateurs”, ajoute Julien Navarro, chargé de recherche en science politique à l’Université Catholique de Lille. Durant la législature 2014-2019 par exemple, les eurodéputés français toutes tendances confondues ont eu tendance à voter contre les accords de libre-échange, tandis que leurs homologues du nord de l’Europe (Allemagne, Pays-Bas, Suède) y ont été, à gauche comme à droite, plutôt favorables. De fait, la discipline de parti est beaucoup moins forte au Parlement européen qu’ailleurs.

Au-delà des commissions thématiques (Affaires économiques, Environnement, Pêche…), d’autres espaces de discussions entre députés ont été instaurés. C’est le cas des intergroupes, où les parlementaires se réunissent sur des sujets précis : handicap, droits de l’enfant, ciel et espace… Ce ne sont pas des lieux officiels de prise de décisions, mais ils participent à créer du consensus, au-delà des groupes politiques.

Vers la fabrique du compromis à l’Assemblée nationale ?

La même méthode pourrait-elle être appliquée au niveau national ? Certes, l’Assemblée nationale doit composer avec le Sénat, dont la majorité peut lui être opposée. Mais lorsque les deux institutions ne parviennent pas à s’accorder sur un texte, l’Assemblée peut avoir le dernier mot. 

Au sein de l’UE, le Conseil peut quant à lui bloquer un texte. Mais pour l’adopter, le Parlement européen et le Conseil doivent impérativement s’entendre sur sa version finale. Le Parlement est donc dans un processus constant de négociations avec les autres institutions qui fabriquent la “loi” : la Commission et le Conseil. Dans un sens, l’architecture institutionnelle de l’UE pousse au compromis, sans compter ceux que doivent opérer la Commission (composée de 27 commissaires nationaux d’orientations politiques diverses) et le Conseil (27 gouvernements). 

Contrairement à une idée répandue, l’absence supposée de compromis ne viendrait pas pour autant d’une “culture française” réticente aux négociations et aux ajustements. “Cela se passe très différemment selon les contraintes institutionnelles. Pour l’élection du Parlement européen, il y a un mode de scrutin proportionnel qui induit dès le départ un pluralisme politique et partisan”, explique Julien Navarro. Contrairement à la France, où le mode de scrutin majoritaire favorise la constitution de majorités absolues. “Cette dimension est intégrée par les partis politiques et les candidats avant même l’élection : dans la manière de faire campagne, d’écrire un programme, de se positionner dans la compétition politique”.

Autrement dit, les partis politiques sont habitués en France à ce qu’une majorité absolue se dégage après les élections législatives, permettant de former un gouvernement stable. Sur ce principe, la majorité peut donc gouverner et les oppositions s’opposer. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. “La redéfinition de ce qu’est l’opposition est une inconnue forte dans la nouvelle Assemblée nationale”, estime Julien Navarro. Ce nouvel équilibre induit une modification des règles du jeu politique, auxquelles Valérie Hayer est familière : “Je ne pense pas qu’un député européen puisse s’épanouir dans son mandat s’il n’a pas la culture du compromis”, confie-t-elle, relançant donc la question qui taraude de nombreux esprits : les députés français peuvent-ils s’épanouir dans cette situation nouvelle pour eux ?

Certains sujets étaient déjà transpartisans sous la mandature précédente. Par exemple, lorsque l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité l’interdiction de la pêche électrique dans les eaux françaises en 2019… anticipant de deux ans la date d’application de la réglementation européenne.

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