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Un pays européen peut-il imposer un prix unique pour les livres numériques dans ses frontières ?

Le Parlement français vient d’adopter une loi relative au prix unique du livre numérique à l’instar de ce qui se pratique depuis 1981 pour le livre papier. Les principales discussions ont porté sur le fait de savoir si en raison de règles européennes, ne seraient concernés que les éditeurs et distributeurs de livres numériques établis en France. Or grâce à internet, un distributeur américain comme Amazon ne serait pas soumis au prix unique tout en proposant ses produits aux clients français. La rédaction de Touteleurope.eu vous propose de faire le point sur le droit européen alors que la France vient de décider d’imposer son prix unique sans tenir compte des desiderata de la Commission européenne.

Depuis 2008, deux rapports (Patino et Albanel) ont amené le législateur français à choisir l’option de reproduire pour le livre numérique ce qu’il faisait déjà pour le livre papier. Mais après un passage sans difficulté particulière au Sénat, un amendement à l’article 3 déposé en février change totalement la donne. La proposition de changement défendue par Hervé Gaymard (UMP) et soutenue à cette époque par le gouvernement introduit un critère de territorialité. Ne seraient alors concernés par cette nouvelle loi que les éditeurs et distributeurs de livres numériques établis en France. Or, Amazon France par exemple est basé pour diverses raisons fiscales au Luxembourg alors qu’il est un des acteurs de poids du livre, a fortiori numérique.

Tout allait bien jusqu’à ce que la Direction Générale de la Concurrence de la Commission européenne décide de perquisitionner chez plusieurs maisons d’édition en France mardi 1er mars 2011. Ces perquisitions sont très mal perçues en France, surtout que le gouvernement français semblait essayer de contenter la Commission. Il décide de changer d’attitude et d’engager un bras de fer avec la Commission européenne en imposant à tous les distributeurs de livre numérique, basés en France ou non, un prix unique.

La jurisprudence européenne accepte le principe d’un prix unique du livre, mais…

Depuis la fameuse loi Lang de 1981 (qui limite la concurrence sur le prix de vente au public du livre afin de protéger les petits libraires), la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a plusieurs fois rappelé que le prix unique de vente au public d’un livre “n’était pas contraire à la liberté de circulation des marchandises” comme l’explique Georges Decocq. Ce professeur de droit européen des affaires à l’UPEC rappelle que le premier arrêt consacrant ce principe date du 10 janvier 1985 dans l’affaire “Leclerc” . Cette jurisprudence a été confirmée après le traité de Maastricht avec l’arrêt “Echirolles Distribution SA” du 3 octobre 2000.

En avril 2009, la Cour de Justice change cependant quelque peu son interprétation, avec l’arrêt “Fachverband der Buch- und Medienwirtschaft contre Libro Handelsgesellschaft mbH” (C‑531/07). En l’espèce, la société Libro effectuait de la publicité pour la vente, sur le territoire autrichien dans ses 219 succursales, de livres édités en Allemagne à des prix inférieurs aux prix minimaux fixés pour le territoire autrichien, sur la base des prix pratiqués en Allemagne. La Cour a estimé que la réglementation autrichienne interdisant cette pratique constituait une entrave injustifiée à la libre circulation des marchandises.

En fait, l’objectif de la protection du livre en tant que bien culturel peut être atteint par des mesures moins restrictives pour l’importateur, par exemple en permettant à celui-ci ou à l’éditeur étranger de fixer un prix de vente pour le marché autrichien qui tienne compte des caractéristiques de ce marché. Il n’y a donc pas de remise en cause d’un prix unique pour les livres mais cela ne doit pas devenir une contrainte pour les distributeurs qui souhaitent passer par l’importation. Autrement dit, au nom de la défense de la diversité culturelle, un Etat ne peut pas interdire aux importateurs de proposer des prix inférieurs pratiqués dans leur propre marché national.

La CJUE ne s’est encore jamais prononcée spécifiquement sur la question des livres numériques et du potentiel prix unique qui pourrait être fixé par un Etat pour assurer la diversité culturelle. Cependant, il est fort probable que la Cour appliquerait la même logique à l’outil numérique.

La question de l’extraterritorialité peut-elle s’appliquer au livre numérique ?

Avant les perquisitions de la Commission européenne, Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture, a déclaré durant les débats parlementaires qu’ “en l’état actuel du droit communautaire, appliquer le présent texte au-delà de nos frontières irait frontalement à l’encontre de l’objectif recherché. Cela reviendrait, non pas à établir un cadre juridique serein pour la filière, mais à créer, au contraire, un contexte d’insécurité juridique” .

Car le gouvernement français se devait de demander l’avis de l’exécutif européen bruxellois en la matière. En effet, la directive 98/34/CE met en place une procédure qui oblige les Etats membres de l’Union européenne à notifier à la Commission et aux autres Etats membres tout projet de règle technique relatif aux produits et aux services de la Société de l’Information avant que ceux-ci ne soient adoptés dans leurs droits nationaux. Une telle procédure permet le contrôle et la transparence de ces règles nationales. Dès lors que de telles règles sont susceptibles de créer des barrières commerciales injustifiées entre Etats membres, leur notification à l’état de projet et l’évaluation de leur contenu est censée diminuer ce risque.

La Commission européenne aurait selon le ministre de la Culture conseillé à la France de se fonder sur le critère de l’extra-territorialité en lien avec la liberté de prestation de services. Frédéric Mitterrand s’explique ainsi dans son discours : “Après avoir transmis à la Commission européenne les différents états du texte, je me suis longuement entretenu sur ce sujet avec les commissaires en allant récemment les voir à Bruxelles. Je crois les avoir convaincus de l’intérêt de légiférer, en France, sur le prix du livre numérique, et ça n’a pas été facile. Mais je sais aussi qu’en allant au-delà de notre territoire, nous nous exposerions très certainement à un recours de la part de la Commission devant le juge de l’Union en manquement de nos obligations communautaires, notamment le respect de la liberté de prestation de services dans l’espace de l’Union européenne.”

Pour éviter d’être reprise par la Commission, la France décidait donc d’appliquer deux règles différentes suivantes la zone géographique d’établissement :
- pour les distributeurs basés en France, ceux-ci devront obligatoirement respecter les prix fixés par les éditeurs.
- pour les distributeurs basés à l’étranger, il y aura un mécanisme de contrat de mandat censé permettre aux éditeurs de s’assurer que le distributeur respecte bien le prix fixé.

Mais la loi adoptée au bout de la procédure législative revient sur ce principe et veut imposer en France un prix réellement unique du livre numérique. Il est probable qu’un acteur comme Amazon (qu’on soupçonne d’être à l’origine des perquisitions menées par la DG Concurrence en mars) fera tout pour que la Commission européenne conteste ce droit à la France.

Un principe de territorialité contesté par les distributeurs français

Ce critère de territorialité était très contesté par les acteurs français du marché du livre numérique. Dans le cadre d’un contrat privé, il n’est pas sûr qu’une maison d’édition de taille moyenne avec un budget de 100 millions d’euros aint les moyens de se battre contre la décision de ne pas respecter cet accord de la part d’un distributeur comme Amazon qui pèse 30 milliards d’euros. De plus, si le contrat de mandat suffit, pourquoi appliquer deux règles différentes aux différents acteurs ?

Les distributeurs français criaient par conséquent au scandale au moment où le critère d’extra-territorialité risquait d’être voté : pour le PDG de la Fnac, Alexandre Bompard, le prix unique est un “boulevard au dumping culturel” , point de vue partagé par Virgin Stores, Cultura et Decitre. “Les livres numériques en France sont vendus à un tarif inférieur de 20 à 30% par rapport à leur version papier. Aux États-Unis, c’est 50%” , expliquait ainsi à ZDnet.fr Marie-Pierre Sangouard, directrice du livre à la Fnac.

Le droit européen ne semble donc pas prendre en compte dans la question de la territorialité la dimension internet qui abolit aujourd’hui une partie des frontières physiques d’hier. Or avec une taille aussi importante, une entreprise comme Amazon a toutes les armes pour tuer toute concurrence sérieuse qui arriverait à émerger par le biais d’une politique de prix très agressive.

La libre-concurrence qui devait permettre de garantir la meilleure offre possible aux citoyens risque ainsi de permettre aux acteurs qui sont déjà les plus importants de s’assurer une part du marché qui pourrait les rendre dans une situation monopolistique.

En savoir plus :

Perquisitions européennes chez les éditeurs de livres numériques - Touteleurope.eu

Hervé Gaymard : “La notion de diversité culturelle doit aussi s’appliquer à la directive services pour les biens culturels” - Touteleurope.eu

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