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Enrico Letta : plus qu’un Italien, un Européen à Paris

Dans le paysage politique italien, Enrico Letta est une figure singulière. Homme discret et peu attaché au pouvoir, il dénote au pays de Silvio Berlusconi et des sénateurs à vie. Fort d’une carrière aussi express qu’enviable, il vient de démissionner de sa fonction de député pour prendre la direction de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po Paris. Ancien chef de gouvernement, profondément Européen et catholique fervent, Enrico Letta retourne à la vie civile avec le sourire. Depuis la rue Saint-Guillaume, il gardera néanmoins un œil sur Rome et Matteo Renzi, son meilleur ennemi qui l’a évincé du pouvoir il y 18 mois au terme d’une guerre-éclair fratricide.

Enrico Letta

Une ascension politique exemplaire

Très rapidement, Enrico Letta fut promis à un destin national. Prodige de la politique, plus jeune ministre - à 32 ans - de l’histoire italienne, sa fulgurante ascension politique s’est effectuée grâce à la participation de sa famille politique démocrate-chrétienne, aux gouvernements successifs de Romano Prodi, Massimo D’Alema et de Giuliano Amato, durant les années 2000. En opposition à Silvio Berlusconi donc.

Alternant portefeuilles ministériels et mandats de député et d’eurodéputé, Enrico Letta devient un véritable poids lourd de la politique italienne en 2006 lorsqu’il est nommé secrétaire d’Etat à la présidence du Conseil. Une fonction propre à l’Italie de vice-chef de l’exécutif officieux. Ironie de la politique, son successeur ne sera autre que son oncle, Gianni Letta, mais au service… du Cavaliere. Candidat malheureux pour la direction du Parti démocrate (PD), nouvelle formation pour rassembler les forces de centre-gauche, il en devient néanmoins le numéro 2.

C’est donc naturellement à lui que fera appel le président Giorgio Napolitano, en 2013, pour tenter de former un gouvernement après la victoire du PD aux élections législatives. Il réussira là où le secrétaire du parti, Pier Luigi Bersani, a échoué et formera un gouvernement de grande coalition avec le Peuple de la Liberté de Silvio Berlusconi, alors en pleine tourmente judiciaire. Un tour de force politique qui sort l’Italie du blocage institutionnel. La concrétisation rapide d’une ambition. Mais aussi le début d’un chemin de croix.

Pendant dix mois à la tête du gouvernement, j’ai vécu avec la sensation d’un siège continuel, des attaques qui convergeaient vers un seul objectif : faire tomber l’exécutif” , dira-t-il a posteriori. Au pouvoir, il n’y restera que dix mois, d’avril 2013 à février 2014. Un temps très court qui ne lui laissera pas le temps de voir le chômage baisser ou ses réformes, notamment institutionnelles, aboutir. Tout juste peut-il nommer un grand nombre de femmes au gouvernement, dont Cécile Kyenga, première personne noire à accéder à ce type de responsabilité, ou encore l’iconoclaste Emma Bonino, aux Affaires étrangères.

Victime du bulldozer Renzi

Après avoir essuyé une première charge de la part de la droite, esquivée de justesse, le président du Conseil tombera à la deuxième salve, fratricide celle-ci, venue du flamboyant maire de Florence, Matteo Renzi. Une “trahison” , dira Enrico Letta, sans détour. Auréolé d’une large victoire pour la direction du PD et voyant son concurrent à la peine dans les sondages, le charismatique et énergique M. Renzi fit en effet passer sans encombre une motion de défiance pour prendre les rênes du gouvernement. Une véritable humiliation pour Enrico Letta, dont l’éviction fut votée à 136 votes contre 16.

Enrico Letta

Une manœuvre politicienne logiquement fort peu appréciée et qui a conduit le président du Conseil sortant à ne pas surjouer la fraternité - c’est un euphémisme - avec son successeur. Une inimitié largement renforcée par leurs profondes différences, de style et de personnalité. Tous deux jeunes et brillants, c’est bien son rival qui a le mieux incarné le renouveau que les Italiens attendaient impatiemment. Se décrivant lui-même comme un “homme des institutions” , Letta n’a rien pu faire alors que Renzi orchestrait un modèle de médiatisation à outrance mettant en valeur son dynamisme, quitte à régler ses pas dans ceux de Berlusconi.

Manquant cruellement de tranchant, Enrico Letta aura payé sa nature discrète et son allure de technocrate. Un aventureux parallèle amènerait presque à le comparer à Alain Juppé. S’ils appartiennent à des familles politiques différentes, les deux hommes partagent des similitudes physiques évidentes : chauves et arborant de fines lunettes, ils sont aux antipodes du bling bling ou du bunga bunga et leur visages inspirent un perpétuel sérieux. Eternels “meilleurs d’entre eux” , compétents tant en matière économique que pour les affaires étrangères, ils éprouvent néanmoins des difficultés pour casser leur image et à faire le poids face à des animaux politiques aussi à l’aise devant les projecteurs que déterminés à conquérir le pouvoir.

Exil français

Retranché au Parlement, Enrico Letta aura en plus vu son successeur enchainer les succès avec une certaine régularité. Outre une victoire sans appel lors des élections européennes de 2014, le changement de la vie politique italienne est en marche et le retour de la croissance semble poindre. De quoi conforter l’ancien chef du gouvernement dans son idée de se mettre en retrait de la vie politique. Sa décision de quitter son siège de député, le 19 avril dernier, aura tout de même fait l’effet d’une bombe au pays des sénateurs à vie.

Souhaitant retrouver la vie civile, il part enseigner à Paris et diriger l’Ecole des affaires internationales à Sciences Po, récemment créée. Un virage à 180 degrés peu commun, surtout pour un homme de son envergure et de son âge - 49 ans. “On ne peut pas faire de la politique toute sa vie” , dira-t-il simplement sur RTL. Avant d’ajouter que “les gens n’en peuvent plus des politiciens qui ne font rien d’autre que de la politique” .

Dans ses cours, il s’emploiera à “associer toujours plus étroitement théorie et pratique” . Car il ne fait nul doute pour lui qu’il est devenu impossible de gouverner dans le seul respect des règles établies alors que les situations de crise se succèdent inlassablement. Il faut plutôt être capable “d’inventer des instruments hétérodoxes” et de faire preuve de “créativité” . Comme Herman Van Rompuy, ancien président du Conseil européen ou Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne, ont su le faire pour sauver la zone euro, explique-t-il au Monde.

Fédéraliste européen de la première heure

Car oui, les modèles et amis d’Enrico Letta sont bien davantage Européens qu’Italiens. En grandissant à Strasbourg, où son père enseignait les mathématiques à l’université, il était en effet prédisposé à aimer l’Europe et à défendre une vision fédéraliste de la construction européenne. Diplômé en sciences politiques, spécialiste du droit communautaire, il est également cofondateur, avec Guillaume Klossa, du think tank EuropaNova, basé à Paris. De ce parcours alsacien et européen, il a gardé un excellent niveau de français et une hauteur de vue qui dépasse largement les sommets des Alpes. Cela lui aura notamment appris à “être confronté de manière positive à la frontière” .

Ici réside d’ailleurs son principal cheval de bataille depuis son passage au Palais Chigi, résidence du chef de l’exécutif italien. Il est excédé par la pauvreté des moyens déployés par l’Union européenne pour porter secours aux migrants. Surtout en comparaison avec l’ampleur de l’opération Mare Nostrum - sa seule source d’orgueil - qu’il a mise en place pour la seule Italie. Enrico Letta déplore qu’entre le discours de Marine Le Pen et celui du Pape François, “il n’y [ait] rien” . Rappelant l’histoire et même l’étymologie de l’Europe, dont le nom est emprunté à une princesse phénicienne, qui serait donc aujourd’hui considérée comme extracommunautaire, l’ancien dirigeant place la politique d’immigration et d’asile comme un enjeu incontournable pour l’avenir de l’Union européenne.

Enrico Letta, invité de l’émission 28 minutes d’Arte (14’05)

https://youtube.com/watch?v=Wv6inybyMHo


Dans tous les domaines, Enrico Letta prône de nouvelles “délégations de souveraineté” , seule manière de concurrencer les grandes puissances comme les Etats-Unis ou la Chine. Lors de son discours d’investiture à la tête du gouvernement italien, il déclarait même que “le port vers lequel nous nous dirigeons s’appelle les Etats-Unis d’Europe et [que] notre navire est la démocratie” . Avant de déclamer, non sans lyrisme, que nous devons poursuivre notre propre rêve, “qui est celui de l’union politique européenne” . Des déclarations rarissimes dans le paysage politique européen actuel, surtout en pleine période de crise, comme c’était le cas en 2013.

Ses convictions auraient pu le conduire à la tête du Conseil européen l’an dernier. Herman Van Rompuy, qui a finalement cédé sa place au Polonais Donald Tusk, aurait approuvé. Mais avec Matteo Renzi au pouvoir à Rome, les conditions n’étaient pas réunies. Ce qui ne signifie pas qu’Enrico Letta a abandonné toute passion politique. “On ne l’abandonne pas” , a-t-il réaffirmé en quittant le Parlement italien. En fin connaisseur de la France, il n’ignore d’ailleurs certainement pas les vertus que peut avoir une traversée du désert, épreuve pourvoyeuse d’hommes providentiels.

Alain Juppé, dans une situation autrement plus compliquée que la sienne, s’était bien relancé à la faveur d’une expatriation au Canada… où il a enseigné pendant un an.

Portrait réalisé en partenariat avec 28’ARTE

L'Européen du mois - 28 minutes

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