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Ukraine : "Les pays d'Europe redécouvrent qu'ils pourraient être victimes de la guerre"

Pour Pascal Boniface, géopolitologue et directeur de l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS),  le conflit russo-ukrainien a d’ores et déjà abouti au résultat inverse des objectifs de Vladimir Poutine puisqu’il a resserré les liens entre les pays européens et les Américains, mais également entre les Etats membres de l’UE eux-mêmes.

Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, estime qu’il y aura certainement une “recomposition” géopolitique en Europe, après l’invasion russe en Ukraine. - Crédits : IRIS

Docteur en droit international public et directeur de l’IRIS qu’il a fondé en 1991, Pascal Boniface est spécialiste des questions géopolitiques. Auteur de plusieurs dizaines d’ouvrages sur les relations internationales, il décrypte l’actualité géopolitique à travers sa chaîne YouTube et son podcast “Comprendre le monde”. Il a récemment publié l’édition 2022 de 50 idées reçues sur l’état du monde (Armand Colin) ou encore La Géopolitique : 50 fiches pour comprendre l’actualité (Eyrolles).

La guerre en Ukraine, déclenchée à la suite de l’agression russe le 24 février 2022, a eu l’effet d’un électrochoc à bien des égards pour les Européens et pour les Occidentaux. Cette offensive menée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine a remis l’Otan au centre du jeu, alors que celle-ci semblait très fortement affaiblie depuis le mandat de Donald Trump. En effet, l’Alliance atlantique a fait preuve d’une unité exceptionnelle depuis le début de cette crise. 

Le continent européen connaissait la paix depuis de longues années et ce retour brutal de la guerre aux portes de l’UE rappelle que rien n’est acquis. Ainsi, l’UE, par la voix de ses dirigeants, a été contrainte de bousculer son agenda afin de poser les fondations d’une “Europe géopolitique” (pour citer les mots du chef de la diplomatie de l’UE Josep Borrell) et d’avancer .

Retour dans cette interview avec Pascal Boniface sur les conséquences de cette guerre aux frontières de l’Union européenne qui dure désormais depuis un mois. 

Cette guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine a été interprétée comme le retour du “tragique” en Europe et comme le réveil d’une Europe géopolitique. Quel est votre avis sur ce constat ?

Pascal Boniface : Effectivement, c’est le retour du “tragique” pour les Européens de l’ouest qui n’avaient plus peur de la guerre depuis longtemps et qui découvrent aujourd’hui que la guerre n’est pas chez eux, mais à leurs portes. En effet, l’Ukraine a une frontière commune avec des pays membres de l’Union européenne.

Certes, il y a eu des conflits par le passé, mais ils étaient internes comme en ex-Yougoslavie ou alors ce furent des conflits maîtrisés comme la guerre du Kosovo en 1999. Là, les pays d’Europe occidentale redécouvrent qu’ils pourraient éventuellement être victimes de la guerre et qu’en tous les cas un pays dans lequel ils n’ont pas confiance, la Russie, est capable de déclencher une guerre contre un autre pays.

Ce retour du “tragique” a suscité une très grande peur et une forte mobilisation avec une sorte de réveil brutal et sonore des pays européens qui se sont décidés à agir et, entre autres, à aider militairement un pays qui est en guerre en lui fournissant des armes ; ce qui pour beaucoup d’entre eux est une première. Aussi, ils ont relevé leur seuil de défense en augmentant très fortement leurs dépenses militaires pour parvenir à un seuil de 2 % de leur PIB pour la plupart d’entre eux.

Comment interprétez-vous toutes ces annonces de hausses des budgets de la Défense dans les pays de l’UE ? Les Européens ont-ils négligé leur défense ces dernières années ?

Pascal Boniface : En fait, ils n’avaient pas besoin d’augmenter leurs dépenses militaires à l’époque. La menace russe existait, mais elle n’avait plus rien à voir avec ce que représentait la menace soviétique en son temps. Donc il n’était pas anormal de réduire les dépenses en matière de défense et, par ailleurs, les dépenses militaires des pays européens de l’Otan sont quatre fois supérieures à celles de la Russie.

On estimait qu’il n’y avait pas de danger, qu’il y avait la protection américaine et que les Russes ne passeraient pas à l’acte. Tout ceci a changé aujourd’hui, avec la nécessité de prendre des précautions en rehaussant le seuil de la protection pour conserver une avance notable et importante par rapport aux dépenses militaires russes. 

Cette guerre en Ukraine a donné lieu au retour en force de l’Otan, alors qu’elle semblait en état de “mort cérébrale” (pour reprendre les termes d’Emmanuel Macron). Pensez-vous que cette unité affichée par l’Otan peut durer dans le temps ?

Pascal Boniface : En tous les cas, on peut déjà noter que jamais l’Otan n’a été aussi unie et aussi soudée qu’en ce moment à travers l’histoire. C’est finalement un échec pour Vladimir Poutine, puisque le résultat de son action aboutit au résultat exactement inverse de celui qu’il voulait. Son objectif était en effet de séparer l’Europe des Etats-Unis. A l’inverse, il a resserré non seulement les liens entre les pays européens et les Américains mais y compris entre les pays européens eux-mêmes.

Est-ce que cette unité va durer ? En tous les cas, elle sera là tant qu’il y aura cette perception de la menace russe. Ensuite, si d’ici plusieurs années - on sait très bien que la menace a cet effet de solidarité augmentée - il y a un sentiment moindre de menace, il est possible que l’unité diminue. Elle serait moins nécessaire en tous les cas. Le plus important, c’est qu’au moment où elle a été le plus nécessaire, les pays de l’Union européenne et de l’Otan ont su faire preuve d’unité pour envoyer un message commun à la Russie et ne pas lui donner l’impression qu’elle pourrait jouer la division entre eux.

Avec ce retour en force de l’Otan, comment faire cohabiter l’Alliance atlantique avec les Etats-Unis et la volonté de faire émerger une défense européenne autonome ?

Pascal Boniface : On verra si l’augmentation des dépenses militaires européennes ne se traduit que par une acquisition supérieure d’équipements militaires aux Etats-Unis ou s’il y a la réelle construction d’un pilier européen de la défense. Pour l’instant, il est encore trop tôt pour savoir dans quelle hypothèse on va se diriger. Mais il faut bien savoir qu’un pilier européen de la défense n’est pas incompatible avec l’Alliance atlantique. Pour autant, certains pays européens le pensent et donc freinent les avancées.

Certains pays européens estiment que si on construisait un pilier européen de la défense, cela donnerait un signal de défiance à l’égard des Etats-Unis et qu’ils pourraient être plus désireux de quitter l’Europe. Pour d’autres, ils pensent que ce serait au contraire un moyen de renforcer la dot globale des pays occidentaux et que ce serait dans l’intérêt commun de le faire.

Du point de vue des Américains, est-ce que cette idée de garantir la défense de l’Europe reste d’actualité avec le “pivot” vers l’Asie ?

Pascal Boniface : On sait que l’Europe intéresse moins les Américains qu’auparavant, mais aujourd’hui la Russie a redonné à l’Europe un intérêt tout à fait nouveau, puisque c’est sur ce continent que les choses se passent. Le défi russe a montré aux Américains que le continent européen restait tout de même central sur le plan géopolitique.

Ensuite, on ne sait pas s’il y aura un nouveau Donald Trump qui sera élu en 2024. Il y a beaucoup d’incertitudes sur les Etats-Unis. Dans la période actuelle c’est la grande unité et Joe Biden martèle que les Etats-Unis sont de retour. Mais il y avait eu une atteinte à la crédibilité stratégique américaine suite à la débâcle de Kaboul : cette agression russe de l’Ukraine est venue l’effacer.

A moyen et long-terme, qu’est-ce que cette guerre va changer sur la situation géopolitique en Europe ?

Pascal Boniface : Les dés sont en train de rouler. Il y aura certainement une recomposition : est-ce que cela va déboucher sur une “Europe puissance” ou une Europe dont le besoin de protection par les Américains sera renforcé ? Est-ce qu’il y aura une nouvelle bipolarité entre les Russes et les Chinois d’un côté et les Occidentaux de l’autre ? Pour l’instant, on sait que beaucoup de choses vont changer mais il est encore trop tôt pour tirer des conclusions sur le sens de ces évolutions.

Les relations entre la Russie et l’Europe sont-elles définitivement rompues ? Faut-il attendre la fin du régime de Vladimir Poutine pour rétablir des relations “normales” avec la Russie ?

Pascal Boniface : Vous faites bien de distinguer la Russie de Vladimir Poutine. Mais “définitif”, le terme n’existe pas en relations internationales, tout est toujours provisoire. Ce qui est certain, c’est que je doute qu’il puisse y avoir une normalisation des relations entre l’Europe et la Russie tant que Vladimir Poutine sera au pouvoir. Il y aura un fond de méfiance, pour ne pas dire d’hostilité, qui va suivre. Mais Vladimir Poutine n’est évidemment pas éternel et on pourra trouver un nouveau mode de relations avec un régime différent en Russie.

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