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"Sur le long terme, nous aurons besoin à la fois du nucléaire et de toutes les énergies renouvelables"

Dans le contexte de la guerre en Ukraine, l’Union européenne a imposé un embargo sur le charbon provenant de Russie. Certains Etats se disent maintenant prêts à cesser les importations de gaz et de pétrole russes. Expert du sujet “énergie”, Michel Derdevet répond à nos questions concernant les conséquences du conflit sur la facture des Européens et l’avenir des mix énergétiques des Etats membres.

Eoliennes en mer au large du Danemark - Crédits : Pareto / iStock

Ancien secrétaire général d’Enedis de 2013 à 2019, Michel Derdevet est désormais président du laboratoire d’idées Confrontations Europe et de la Maison de l’Europe de Paris. Il a également exercé des responsabilités au sein d’EDF et de RTE, le gestionnaire français de réseau d’électricité. Il enseigne à l’IEP Paris et au Collège d’Europe de Bruges.

La guerre en Ukraine a des conséquences directes et concrètes sur la flambée des prix de l’énergie. Comment les expliquer ? 

D’abord, par un rappel. Lorsqu’il y a des crises internationales, l’énergie est souvent en première ligne. En l’espèce, les prix ont augmenté d’une part à cause de la raréfaction de l’offre, qui a pesé sur les cours du pétrole, du gaz et, par effet rebond, sur ceux de l’électricité. D’autre part, les prix de l’énergie ont aussi augmenté par un jeu d’anticipation et de positionnement : il y a eu parfois des pratiques spéculatives par anticipation d’une crise future. C’est un phénomène que nous avons vu arriver depuis plusieurs semaines, et qui s’était déjà produit auparavant, par exemple lors de la pandémie de Covid-19 au début de laquelle certains pays producteurs avaient limité volontairement leur production pour la céder ultérieurement à des prix plus intéressants.

Est-ce que vous pensez que les prix de l’énergie vont poursuivre leur hausse dans les prochains mois ?

Difficile à anticiper. Cela dépendra en fait des mesures prises, entre autres, au niveau européen. Depuis février, l’UE a imposé des sanctions inédites et massives à l’encontre de la Russie, comprenant des mesures restrictives ciblées, des sanctions économiques ainsi que diplomatiques. Après avoir décidé d’un embargo sur le charbon russe, plusieurs Etats membres, dont la France, l’Irlande, les Pays-Bas, la Roumanie, la Lituanie ou la République tchèque, se disent prêt désormais à aller plus loin, notamment sur le pétrole. C’est une orientation positive.

Je milite en effet pour un arrêt complet des importations d’énergies fossiles depuis la Russie : charbon, pétrole et gaz compris.

C’est le seul signal, simple, concret et impactant qui peut affecter l’économie russe… et donc amener Vladimir Poutine à cesser son agression envers l’Ukraine.

Quelles seraient les conséquences de cet (ces) embargo(s) ?

Les conséquences seraient bien différentes en Europe, car comme vous le savez, tous les pays n’ont pas la même dépendance, notamment au gaz russe. Dans plusieurs Etats membres, l’essentiel, voire la totalité, des importations de gaz naturel provient de Russie. C’est le cas de la Lettonie (100 %), de la République tchèque (100 %), de la Finlande (97,6 %), de la Hongrie (95 %), de l’Estonie (93 %) mais aussi de l’Allemagne (66 %) et de l’Italie (50 %). La France, quant à elle, dispose d’un approvisionnement plus diversifié avec seulement 17 % de gaz russe.

Concernant l’électricité, la situation est à considérer globalement étant donné que la production d’électricité en Europe est issue de 20 à 25 % de gaz. Si nous ne disposons plus de ce moyen de production, le prix de l’électricité en Europe va automatiquement augmenter, avec des différences entre pays qui seront dues aux limites des interconnexions.

Comme la dépendance aux importations d’énergie provenant de Russie est variable selon les pays, les conséquences sur leur revenu national brut (RNB) est mécaniquement différente. Le rapport récent du Conseil d’analyse économique prévoit que le choc serait absorbable pour la France, avec une baisse de 0,15 à 0,3 % pour la France. L’impact serait plus significatif en Allemagne, entre 0,3 à 3 %. Les pays d’Europe centrale et orientale se retrouveraient demain davantage en difficultés avec des baisses de RNB de 1 à 5 %.

Selon une récente note du Centre pour la recherche économique et ses applications (CEPREMAP), le coût moyen de l’embargo pour l’Union européenne équivaudrait à une réduction de 0,7 % des dépenses nationales (consommation des ménages, investissement des entreprises et dépenses publiques), soit un coût d’annuel de 227 euros pour un Européen, alors que le coût de l’embargo serait bien plus élevé pour la Russie avec une perte de 2,3 % des dépenses nationales. Ces sanctions sont à l’évidence le prix à payer pour obtenir une fin, rapide, du conflit russo-ukrainien.

Certains Etats ont déjà annoncé des embargos…

Oui. La décision de la Lituanie du 2 avril d’arrêter complètement d’importer du gaz et du pétrole russe est courageuse, alors que celle-ci est pourtant extrêmement dépendante de la Russie. Un nombre important de pays, largement plus exposés que ceux de l’ouest, a pris des positions très fermes. De notre côté, on ne peut qu’espérer une évolution convergente du “couple” franco-allemand, avec la France qui aimerait aller vite vers des sanctions globales, alors que l’Allemagne privilégie une approche graduelle pour des raisons essentiellement économiques. Une chose est sûre : plus nous tergiversons et procrastinons sur des mesures temporaires, sur des paliers dans la gradation des sanctions, moins nous serons compris … et craints !

Par ailleurs, cette crise est aussi une opportunité, non seulement de sortir de la dépendance à l’encontre de la Russie, mais aussi, plus largement, des énergies fossiles.

De quels leviers l’UE dispose-t-elle pour sortir de cette double dépendance ? Plus précisément, quelles sont les énergies en Europe autour desquelles nous pouvons bâtir une souveraineté énergétique ?

Si un embargo était conjointement décidé sur toutes les formes d’hydrocarbures, il serait nécessaire, à court terme, de mettre en œuvre un mécanisme européen de redistribution pour aider les plus dépendants et ainsi répartir équitablement la contribution de chaque Etat membre. 

Sur le moyen terme, nous devrons diversifier l’approvisionnement en gaz avec de nouveaux partenaires, accélérer le déploiement des gaz renouvelables et remplacer le gaz utilisé pour le chauffage et la production d’électricité. Le REPowerEU, qui ambitionne de rendre l’Europe indépendante des énergies russes avant 2030, propose une palettes de mesures pour répondre à la hausse des prix et reconstituer les stocks de gaz. 

Sur le long terme, nous aurons besoin, qu’on le veuille ou non, à la fois du nucléaire et de toutes les énergies renouvelables (hydraulique, éolien, photovoltaïque, …) pour construire un modèle énergétique autonome, résilient et souverain. Sortons des oppositions stériles !

D’autres pistes peuvent-elles être envisagées ?

Quand il y a une crise de ce type, la sobriété énergétique peut être une réponse. Après l’incident de Fukushima en 2011, le Japon a réagi de manière très forte. La baisse de la demande finale d’électricité entre 2010 et 2013 a été de 9,3 %. L’économie d’électricité a été une des réactions à cet accident nucléaire. Il ne faut pas sous-estimer cette capacité de flexibilité des consommateurs. Qu’ils soient industriels ou particuliers, ils peuvent prendre en charge une partie du changement de modèle énergétique. Si nous raisonnons à consommation constante, nous passons à côté de la possibilité d’avoir des inflexions côté demande.

Est-il possible de réformer le marché européen de l’électricité et du gaz dans ce contexte ?

Si nous devons faire bouger les lignes, cela ne doit pas être seulement sur le marché intérieur de l’électricité. Les interdépendances entre le prix du gaz et celui de l’électricité sont telles qu’elles nous obligent à aborder le marché intérieur de l’énergie dans toute sa globalité. Le marché européen de l’énergie a de mon point de vue ses vertus :  nous avons eu, par exemple, des flux inversés de gaz entre l’est et l’ouest de l’Europe ces dernières années. Avec ces interconnexions, des pays orientaux sont devenus moins dépendants vis-à-vis de la Russie. La Pologne a pu en bénéficier par exemple. Les interconnexions sont également un atout en terme de sûreté. Sans elles, nous ferions un grand bond en arrière. Rappelons-nous ainsi que l’Union pour la coordination du transport de l’électricité (UCTE) a été actée en février 1951, avant même la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). Il y a un travail à faire au niveau politique pour améliorer ces interconnexions, qui sont clef en terme de sécurité et de résilience du modèle énergétique européen.

Doit-on créer une véritable politique énergétique commune ?

Oui, c’est depuis longtemps ma conviction et l’engagement que je porte*. L’Europe ne peut pas être l’addition de 27 différentes politiques énergétiques nationales, illisibles et disparates.

L’Europe de l’énergie qui doit émerger du conflit actuel devra répondre prioritairement à trois objectifs : la sécurité des approvisionnements, la soutenabilité environnementale et la garantie de prix abordables pour les consommateurs. 

Mais, pour ce faire, je pense que l’énergie ne doit plus rester la chasse gardée des Etats membres. L’article 194 du traité sur le fonctionnement de l’UE dispose que l’UE assure la sécurité de l’approvisionnement énergétique dans l’Union. Or, que voyons-nous dans cette période de crise ? Des Etats qui essaient, dans leur coin, de négocier leurs  propres achats d’énergie pour combler les déficits d’approvisionnement de la Russie.

Face au diktat russe, il nous faut plus que jamais une diplomatie énergétique commune, unie et multilatérale ; et parler d’une seule voix en matière énergétique. Une vraie politique européenne de l’énergie doit être désormais inventée, en faisant de l’indépendance et de la souveraineté énergétique de l’Europe, la boussole de notre politique commune.

*Michel Derdevet, L’Europe en panne d’énergie - Pour une politique énergétique commune, Descartes & Cie, 2009

Michel Derdevet a dirigé un ouvrage collectif, paru en mars 2022. Intitulé Dans l’urgence climatique. Penser la transition énergétique, il propose des pistes de réflexion sur ce que signifie concrètement la transition énergétique, croisant les éclairages fournis par l’économie, l’histoire, les relations internationales et la science politique.

Michel Derdevet (dir.), Dans l’urgence climatique. Penser la transition énergétique, Collection Folio actuel (n° 185), Gallimard, 2022

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