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Philippe Moreau Defarges : “Si l’Europe ne se construit pas, elle sera poussée sur le bas-côté de l’histoire”

Philippe Moreau Defarges - DRPhilippe Moreau Defarges est professeur à Sciences Po et chercheur à l’Institut français des relations internationale (IFRI), où il codirige le rapport annuel sur l’état du monde (RAMSES), dont la dernière livraison est consacrée à l’Europe.

Il est spécialiste de la construction européenne et des questions de gouvernance globale. Son dernier ouvrage, “Où va l’Europe ?” , publié en janvier 2006, est une réflexion sur l’avenir de la construction européenne.

Pourquoi consacrer ce RAMSES 2007 à l’Europe, alors que l’on dit la construction européenne en panne depuis le rejet par la France et les Pays-Bas du traité établissant une Constitution pour l’Europe ?

Pour plusieurs raisons. D’abord, le fait que l’Europe soit en crise pousse à faire un état des lieux. Deuxièmement, l’Europe c’est l’avenir de la France. Et puisqu’il s’agit d’un rapport français, il nous a semblé intéressant de faire le point au moment où la France a dit “non” au traité constitutionnel. La troisième raison est qu’il y a sur l’Europe beaucoup d’idées un peu simplistes, un peu fausses, qui justifient une évaluation rigoureuse des problèmes européens. Enfin, le but de ce rapport n’est pas tant de faire un point sur l’Europe en tant que telle que sur l’Europe et le reste du monde. Et quand vous étudiez les relations entre l’Europe et l’Asie, cela vous amène également à regarder où en est l’Asie.

Cet été, la situation des Etats-Unis en Irak ne s’est guère améliorée, tandis que l’Europe s’est investie militairement au Liban à la suite du conflit avec Israël et a continué de jouer sa partition sur le dossier du nucléaire iranien. Pour autant, peut-on dire aujourd’hui que l’Europe est en position de force au Moyen-Orient ?

Non, pas du tout. Il est vrai que les Etats-Unis sont dans une situation très difficile en Irak. Mais on ne peut pas présenter l’Europe comme un acteur du jeu libanais. Les choses sont beaucoup plus complexes. S’il y a une solution à la crise libanaise, ce dont je doute, elle viendra d’une construction entre les Etats-Unis, la France, Israël et le Liban, pas de l’Europe.

Dans l’affaire du nucléaire iranien, il est probable que les Etats-Unis ne réussiront pas à maintenir l’isolement de l’Iran, à l’empêcher d’avoir l’arme nucléaire, mais je ne suis pas sûr que l’Europe obtiendra mieux. Il n’est pas du tout impossible que les Iraniens mènent l’Europe en bateau. La politique iranienne est extrêmement habile même si elle n’a rien d’original : elle vise à diviser les Européens et les Américains. Le clivage que l’on constate aujourd’hui entre des Etats-Unis plutôt durs et une Europe plus compréhensive était prévisible.

Pensez-vous que les Etats-Unis et l’Europe ont fini par développer deux visions différentes du monde, susceptibles de conduire à une incompréhension durable entre les deux rives de l’Atlantique ?

Non. Je pense que les Etats-Unis et l’Europe sont voués à rester ensemble parce que leurs intérêts fondamentaux sont les mêmes. Ce sont des démocraties, des pays relativement riches, qui sont tout autant confrontés à un monde en plein changement. Je ne crois pas que les Etats-Unis et l’Europe seront amenés à développer des visions divergentes, mais au contraire à trouver des éléments de dialogue et de compromis.

Dans le cas du Moyen-Orient, par exemple, ils n’ont aucun intérêt à se diviser. Les Etats-Unis se replieraient alors sur eux-mêmes et la première victime serait l’Europe, pour des raisons géographiques. En cas de crise grave, les réfugiés se dirigeraient d’abord vers notre continent. Beaucoup d’Européens et un certain ombre d’Américains n’ont pas oublié une chose très simple : quand les Etats-Unis et l’Europe se séparent, ils sont tous les deux perdants, et l’Europe encore plus. Dans les années 30, l’isolationnisme américain lui a beaucoup coûté.

Donc, je ne crois pas du tout à un divorce. Il y aura toujours des frictions et des désaccords, mais fondamentalement les deux parties ont des intérêts communs très profonds.

La politique étrangère commune, où il reste encore beaucoup à faire, peut-elle être un moyen de relancer la construction européenne, par des avancées concrètes ?

Oui, absolument. D’ailleurs c’est déjà le cas. La politique étrangère commune est méprisée, ignorée, mais elle existe, notamment à travers la politique de voisinage qui concerne les rapports avec le Méditerranée, la Russie, l’Ukraine… Cette politique marche plus ou moins bien, elle est chaotique, désordonnée, mais c’est une réalité. En Afghanistan, en Afrique, au Congo, à Aceh en Indonésie, il y a toute une série de petites choses qui montrent qu’il existe une politique étrangère de l’Union européenne.

Certaines déclarations de candidats potentiels à l’élection présidentielle laissent à penser que la politique étrangère pourrait être un enjeu de la campagne qui s’annonce. Pensez-vous qu’il puisse en être de même pour les questions européennes ?

En France, le dossier européen est bloqué par le “non” au projet de traité constitutionnel. Quand on regarde les principaux candidats potentiels, à savoir Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, ni l’un ni l’autre n’ont aucune idée sur la construction européenne.

Nicolas Sarkozy a pourtant prononcé un discours sur l’Europe à Bruxelles, le 8 septembre dernier.

Oui, mais quand on prononce un discours sur l’Europe comme l’a fait Nicolas Sarkozy, encore faut-il pouvoir rallier les autres. Le problème, c’est qu’aujourd’hui quinze Etats qui représentent plus de la moitié de la population ont ratifié le traité constitutionnel. Tous ceux là ne veulent pas abandonner ce projet. Ceux qui ont dit non répondent que ce traité ne peut entrer en vigueur que si tout le monde dit oui. Il y a donc deux visions antagonistes. Le discours de Nicolas Sarkozy est une petite pierre dans un grand débat. Il n’est pas du tout sûr que son idée de “mini traité” soit très séduisante, parce qu’elle pose un problème important : le texte qu’il propose d’adopter devrait à nouveau être soumis à tous les Etats membres. Et il n’est pas certain que cela se passe mieux qu’avec l’actuel projet.

Pour revenir à votre question, je crois hélas que les questions européennes occuperont peu de place dans l’élection présidentielle de 2007. L’opinion publique française n’est pas très intéressée par cela et aucun homme politique n’a de projet européen clair.

L’actualité a fait de l’énergie l’un des dossiers économiques et géopolitiques les plus chauds en Europe : on invoque la directive “énergie” et la stratégie de Lisbonne dans le cadre du projet de fusion Suez-GDF, l’indépendance énergétique de l’Union a fait l’objet d’un récent Livre vert … Pensez-vous que la question énergétique puisse devenir l’un des éléments structurants de l’avenir du continent ?

Oui, il s’agira certainement d’un gros chantier. Dans le domaine de l’énergie comme dans tous les autres dossiers, réapparaît toujours le même clivage entre les pays qui veulent une politique de l’énergie, comme la France et dans une moindre mesure l’Allemagne, et ceux qui pensent que c’est aux entreprises de s’occuper de l’énergie dans un marché ouvert. C’est un peu le même débat face à la Russie : la Russie a une vision très politique de l’énergie, qui doit être au service de l’Etat russe, ce à quoi les Européens sont opposés.

Plusieurs questions sous-tendent ce débat : y a-t-il un manque de ressources énergétiques à l’échelle mondiale ? Quelle politique énergétique faut-il suivre du fait du changement climatique ? Si la politique de l’énergie doit se faire en fonction du changement climatique, la réponse ne peut pas être simplement européenne, mais mondiale.

L’un des articles du RAMSES 2007, intitulé “l’Europe en mal de migrations?” , plaide en faveur d’un recours à l’immigration économique. Une telle solution ne risque-t-elle pas de susciter l’opposition de bon nombre de citoyens européens ?

C’est évident. Mais il faut également tenir compte d’autres paramètres comme la pression migratoire et les besoins économiques. L’Europe est souvent présentée comme un continent qui s’est fermé à l’immigration, ce qui est faux. Elle n’échappe pas à la pression migratoire qui est de plus en plus forte. L’Union européenne ne pourra pas avoir recours à des solutions autoritaires, elle ne pourra pas ignorer les pays de départ.

Autre paramètre jamais évoqué : la transformation du migrant. Aujourd’hui, le migrant est quelqu’un qui sait se défendre. On verra probablement à l’avenir des migrants de la deuxième ou troisième génération soit se protéger contre les nouveaux arrivants, soit en être solidaires.

Je pense donc qu’il y a une véritable révolution de la question de l’immigration, qu’il faudra traiter autrement mais qui pose effectivement des problèmes très sérieux en raison des oppositions qu’elle soulève.

D’une manière générale, on a un peu l’impression que bon nombre d’Européens sont réticents à l’ouverture, qu’elle soit démographique ou économique.

Cela s’explique surtout par le chômage. Le raisonnement de l’homme de la rue est simple : si on fait venir des migrants, on augmente le chômage. Ce qu’on ne voit pas, surtout en France où il y a une certaine ignorance économique, c’est qu’il n’existe pas une quantité donnée de travail. Le travail, c’est quelque chose que l’on crée. Et la venue de migrants peut créer du travail. Aujourd’hui, les problèmes migratoires sont assez mal expliqués.

On a tout de même l’impression qu’à une crainte de la compétition économique manifestée par les Français à l’occasion du référendum, l’Union européenne répond par plus d’ouverture, plus de compétition.

La logique de l’Union européenne, c’est l’ouverture. Les responsables de l’UE se rendent bien compte que l’Europe a intérêt à être ouverte, parce qu’elle vit de l’échange, de l’exportation, des investissements vers l’extérieur. Mais l’ouverture ne peut pas se faire dans un seul sens. Si EDF peut investir dans d’autres pays du monde, cela implique que les entreprises d’électricité des autres pays du monde puissent investir en France.

Les opinions publiques raisonnent dans le sens inverse. Mais là encore il y a beaucoup de mythes, comme celui du “plombier polonais” . On nous a expliqué que des plombiers polonais allaient arriver en France pour y travailler dans les mêmes conditions qu’en Pologne. C’est complètement faux.

Ne pensez-vous pas que l’Europe traverse actuellement une telle période de doute qu’elle éprouve quelque difficulté à répondre aux défis de l’avenir ?

C’est vrai que l’Europe traverse une période de doute. Dans les années 60-70, elle a vécu des années de paix, de prospérité, de croissance économique. Même aujourd’hui, l’Europe continue de s’enrichir, même si elle le fait moins rapidement avec des taux de croissance de 1,5 à 2 %. Mais il y a le problème du chômage, que les pays européens, y compris les plus libéraux comme le Royaume Uni et l’Espagne, n’ont pas réussi à résoudre, contrairement aux Etats-Unis.

Aujourd’hui, les pays de l’Union doivent se réformer. Le raisonnement sur les questions d’emploi ne peut plus être le même qu’auparavant parce que nous sommes dans un système économique mondialisé. Depuis les années 90, 2 milliards d’hommes et de femmes sont entrés sur le marché mondial du travail. Certaine entreprises peuvent trouver une main d’œuvre beaucoup moins chère et souvent qualifiée, par exemple en Inde ou en Chine.

Donc, s’il y a un doute en Europe, c’est parce le monde est difficile, compliqué, et que les gouvernements n’ont pas le courage de l’expliquer ni de faire les réformes nécessaires.

En janvier 2006, vous écriviez dans votre ouvrage “Où va l’Europe ?” : “une seule évidence s’impose : si l’Europe ne surmonte pas cette crise par un projet fort, elle sera poussée sur le bas-côté de l’histoire” . Ce projet fort, le voyez-vous venir ?

Pour moi ce projet tient en deux idées simples. Premièrement, l’Union européenne doit s’occuper de sa périphérie, à savoir l’Ukraine, la Turquie, le Maghreb… L’Europe doit créer une dynamique d’intégration avec sa périphérie, par une combinaison de croissance dans l’Union, d’investissement du Nord vers le Sud, et de migrations du Sud vers le Nord. Deuxième idée forte : l’Union européenne doit devenir une fédération. D’ailleurs, certains éléments de fédération existent déjà, comme la monnaie unique ou la politique étrangère commune. Le problème c’est qu’en disant cela, vous faites hurler tout le monde.

Mais je maintiens mon idée : si l’Europe ne se construit pas, elle sera poussée sur le bas-côté de l’histoire. Aujourd’hui, l’Europe ne domine plus le monde comme elle l’a fait entre le 16e et la première partie du 20e siècle. L’histoire se fait ailleurs : en Asie, en Amérique latine et bientôt en Afrique.

Mais il ne faut pas être pessimiste. Je crois qu’il y a quand même un grand capital d’intelligence et qu’à un moment donné viendront des hommes et des femmes capables d’expliquer cela.

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