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Essma Ben Hamida : “Les institutions comme la BEI doivent nous aider à changer la législation tunisienne sur la micro-finance”

Essma Ben Hamida est directrice exécutive et co-fondatrice d’Enda inter-arabe, une ONG internationale créée en Tunisie en 1990, d’abord en tant que filiale d’Enda Tiers-monde (installée au Sénégal), mais qui a ensuite pris son indépendance, dont la mission principale est de contribuer à l’amélioration des revenus et de la qualité de vie des Tunisiens à faibles revenus par le biais du microcrédit. A l’occasion de la 10ème conférence de la FEMIP consacrée aux PME, qui s’est tenue à Tunis le 8 mars dernier, Touteleurope.eu l’a rencontrée.

Touteleurope.eu : Qu’est-ce qu’Enda inter-arabe ? Son histoire, son rôle, son fonctionnement ?

Essma Ben Hamida : Enda inter-arabe est une organisation internationale basée en Tunisie depuis 1990. Enda Tiers-monde existe au Sénégal depuis plus de 35 ans, nous en étions une représentation au départ, nous sommes aujourd’hui une institution autonome. Nous sommes venus apporter notre petite contribution au développement de la Tunisie, il y a 22 ans déjà.

Nous avons commencé par l’environnement, le développement social dans les quartiers populaires de Tunis, et en 1995 nous avons compris qu’avant de travailler au développement personnel et à l’éducation des jeunes il faudrait peut-être apporter une réponse à leurs parents par le biais du microcrédit. C’est donc en1995 que nous avons introduit le microcrédit comme outil de financement des micro-activités génératrices de revenus dans les quartiers populaires. Nous avons travaillé pendant plusieurs années dans les quartiers populaires du Grand Tunis, puis en 2003 nous nous sommes tournés vers l’intérieur du pays, et nous avons commencé à travailler à Gafsa et Kasserine, les zones défavorisées du pays.

Aujourd’hui nous avons 65 bureaux sur le territoire, nous couvrons quasiment tous les gouvernorats. Nous avons eu beaucoup de mal à nous lancer dans le rural, nous avions très peur, mais en 2007 nous nous sommes lancés dans les zones rurales et cela représente aujourd’hui environ 35% de nos clients. Nous nous sommes même lancés dans un produit agricole, qui est très risqué et encore à l’état de test, mais je pense que cela portera ses fruits dans les années à venir car nous sommes convaincus que les petits paysans sont autant exclus des voies de financement classiques que les femmes auto-entrepreneures des quartiers populaires.

Touteleurope.eu : Comment financez-vous votre activité ? Recevez-vous l’aide de banques de développement par exemple ?

Essma Ben Hamida : Effectivement, nous avons commencé par des dons de l’Union européenne, de la Coopération espagnole et d’ONG européennes, mais cela représentait de très petites sommes. Nous avons ensuite développé nos fonds propres et convaincu les banques tunisiennes, grâce à l’appui de la Société financière internationale (SFI), de la Banque européenne d’investissement (BEI) et d’autres bâilleurs internationaux, et en 2005 nous avons eu accès à nos premiers prêts.

Suite à une première intervention de 0,7 million d’euros, la Banque européenne d’investissement a approuvé, en 2011, en dinars tunisiens, un nouveau financement d’un montant maximum de 4 millions d’euros pour soutenir la croissance d’Enda

C’est comme ça aujourd’hui que nous travaillons : nous empruntons à ces institutions financières pour prêter aux pauvres. Nous servons en quelque sorte d’intermédiaires entre les pauvres et les banques classiques qui ne veulent pas les financer. Aujourd’hui nous avons beaucoup de bâilleurs européens (de nouveaux bâilleurs vont nous financer, je l’espère, dans les mois qui viennent) et pratiquement toutes les banques tunisiennes.

Le fort de la micro-finance est d’être une institution durable et pérenne, et nous avons atteint notre auto-suffisance en 2003, et en 2005 nous avons commencé à travailler avec les prêts.

Touteleurope.eu : Quelles ont été les conséquences de la révolution tunisienne sur les activités d’Enda ?

Essma Ben Hamida : Enda est une institution qui a commencé avec très peu d’argent, 20 000 dollars très exactement. Nous avons accordé un million de prêts en 17 ans, soit 650 millions de dinars (350 millions d’euros environ). Nous avons touché 350 000 familles. Et nous avions jusqu’à la révolution bénéficié de performances presque excellentes : notre portefeuille à risques était de 0,33% ce qui est très peu dans le secteur de la micro-finance.

La révolution a malheureusement touché très gravement un quart de nos clients, soit 50 000 de nos 200 000 clients, et l’institution bien sûr par ricochet. Quand les clients ne peuvent pas rembourser c’est l’institution qui en pâtit : notre portefeuille à risques est passé à 5%. Aujourd’hui avec les inondations et la neige dans le Nord-Ouest nous avons encore plus de clients touchés et nous estimons que la part de notre portefeuille considérée à risques va augmenter.

Il y a eu beaucoup d’événements l’année passée, il n’y a pas eu que la révolution : il y a eu également la fermeture des frontières avec la Libye après le déclenchement de la guerre dans le pays. La Libye servait de marché à beaucoup de nos clients qui achetaient là-bas des produits qu’ils revendaient en Tunisie. Nos clients, clientes surtout, se déplaçaient en Syrie : elles pratiquaient le “commerce de la valise” , le commerce parallèle, qui pour certains n’est pas à respecter, mais qui était une source de revenus pour des familles pauvres qui grâce à cela ont non seulement réussi à survivre mais aussi à envoyer des enfants à l’école, à l’université, et à améliorer leurs conditions de vie.

S’ajoutent à cela les problèmes d’insécurité, les braquages, les problèmes d’aléa climatique en 2011 et 2012, et la crise économique mondiale qui a eu son impact sur l’économie tunisienne. Aujourd’hui la vie est beaucoup plus chère et la situation beaucoup plus difficile pour les Tunisiens. Enfin un élément important à prendre en compte est l’impact de la révolution sur le tourisme : beaucoup de nos clients ont des activités liées, d’une manière ou d’une autre, au tourisme, et comme le tourisme ne marche pas, les ventes en pâtissent. Beaucoup de nos artisans ne font plus de ventes. Nous avons fait des efforts, nous avons essayé de les aider à commercialiser leurs produits, mais ils restent quand même affectés.

Nous avons pris des mesures pour les aider, en leur offrant le ré-échelonnement de leur prêt, de possibilités de décalage des échéances et même de refinancement pour les personnes qui ont tout perdu. Certains d’entre eux, certaines d’entre elles surtout ont une force que nous n’avons pas, celle de la créativité. Beaucoup se relèvent de cette crise, beaucoup changent de créneau et se relancent dans l’entrepreneuriat. Malheureusement pour d’autres il y a encore des difficultés et nous devons être auprès d’eux pour les appuyer.

Touteleurope.eu : Que peuvent faire les institutions financières comme la BEI pour vous aider à faire face aux conséquences de ces événements ?

Essma Ben Hamida : L’esprit de la micro-finance n’est pas d’attendre des dons. Mais avec l’impact de la révolution, nous aurions souhaité avoir un geste, une réduction dans les taux d’intérêt, pas un ré-échelonnement mais des facilités pour nous aider à sortir nos clients de cette crise.

Il fallait en fait peut-être avoir un fonds de garantie : il n’y en a pas en micro-finance et cela serait sans doute souhaitable. La législation tunisienne ne permettait pas d’offrir la micro-assurance ou l’épargne à nos clients, et nous avons ressenti l’impact de cette absence après la révolution. Nos clients eux-mêmes ont ressenti l’impact de cette absence d’épargne et d’assurance pour remplacer ce qu’ils avaient perdu.

Nous attendons donc plusieurs choses du gouvernement et des bâilleurs : tout d’abord de changer la loi sur la micro-finance et de l’ouvrir à d’autres services financiers, pour le bien des populations pauvres et non de l’institution elle-même. Si on peut récolter l’épargne, on peut nous-mêmes avoir accès à un financement moins cher et automatiquement réduire les taux pour nos clients. La micro-assurance permettrait à nos clients de pouvoir travailler sereinement, et en cas ce catastrophe de pouvoir remplacer leurs biens ou leur patrimoine.

Les institutions internationales ont fait beaucoup pour nous appuyer dans le lobbying auprès du gouvernement tunisien pour changer la loi. Il y a eu des améliorations, on ne peut pas nier cela, mais il est toujours bon de continuer à faire des efforts pour appuyer des institutions comme Enda, car il y en a beaucoup qui sont touchées dans le monde arabe, nous ne sommes pas les seuls. L’impact sera positif pour tout le monde : le pays, les institutions financières elles-mêmes, parce que continuer à financer des institutions à risques n’est pas viable.

Certaines de ces institutions sont en train de nous appuyer via l’assistance technique, comme la SFI, et la BEI certainement prochainement. Il y a eu également quelques dons, comme la Confédération suisse qui appuie Enda pour pousser à la création de micro-entreprises par des jeunes qui sont au chômage. C’est un créneau très risqué et difficile mais nous nous sommes lancés, j’espère que nous allons réussir. Mais cet appui d’un fonds de garantie devrait nous aider à avancer. Nous comptons toucher 20 000 jeunes d’ici 2020.
Pour le rural nous avons réalisé pourquoi nous avions peur : c’est un secteur risqué du fait de l’aléa climatique. Mais là aussi je pense qu’un fonds de garanties serait le bienvenu. Il faut ici la collaboration tripartite entre les institutions de micro-finance, les bâilleurs et le gouvernement. Quand les trois fonctionnent ensemble et bien le secteur ne s’en porte que mieux. En Tunisie on estime à un million le nombre de clients qui auraient besoin d’accéder aux crédits en plus des 200 000 clients d’Enda et autant de personnes aidées par d’autres institutions. Pour cela nous avons besoin de plus de fonds, plus de flexibilité et une meilleure législation.

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