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Didier Billion : “Pour l’Egypte, comme pour la Tunisie, on sent qu’il y a des différences d’appréciation en Europe”

Didier Billion est directeur des publications de l’IRIS et rédacteur en chef de La revue internationale et stratégique. Spécialiste du Moyen-Orient, il analyse pour Toute l’Europe la lenteur de la réaction européenne face aux manifestations en Egypte, alors que les Vingt-Sept ont adopté la semaine dernière une position commune en Conseil des ministres des Affaires étrangères, et revient plus largement sur l’absence de politique étrangère commune en particulier dans cette région voisine de l’Europe.Â

Toute l’Europe : Après le Conseil des ministres des Affaires étrangères la semaine dernier, ce sont cinq dirigeants européens qui ce week-end ont appelé à une “transition rapide et coordonnée” … plusieurs semaines après le début des événements en Egypte. Comment expliquer la lenteur de la réaction européenne ?


Didier Billion :
La lenteur de la réaction européenne n’est pas vraiment étonnante puisque je considère, et si c’était le contraire nous le saurions, qu’il n’y a pas de politique étrangère commune de l’Union européenne. C’est un leurre, un mythe que certains tentent d’entretenir un peu vainement. En fait il y a vingt-sept politiques extérieures. Alors il se fait que sur certains dossiers on peut rapidement réaliser l’unité et avoir une position commune, mais sur de très nombreux dossiers ce n’est pas le cas.

En ce qui concerne les événements en Egypte, comme en Tunisie précédemment, on sent qu’il y a des différences d’appréciations. Ce qui est assez paradoxal c’est que le Royaume-Uni, l’Italie et la France, puis l’Espagne ce week-end, ont trouvé une position commune mais c’était un tout petit dénominateur commun. Il s’agissait de déclarations un peu générales et évasives, ce qui indique quand même que l’Union européenne est malheureusement bien souvent dans une position de simple commentateur de ce qu’il se passe, et d’événements ô combien importants pour le Moyen-Orient.

Je pense qu’il ne faut pas s’illusionner : il n’y a pas de politique extérieure et de sécurité commune, c’est un mythe, et cela explique que parfois il y ait un peu de retard à l’allumage pour réagir à des éléments très importants.

Toute l’Europe : Mais en quoi l’Union européenne serait-elle particulièrement pertinente dans ce dossier ?

D.B. : Dans une période de mouvements révolutionnaires, les choses vont extrêmement vite : il est difficile à 27 de réagir très rapidement, au-delà même des divergences qui peuvent exister. Mais par ailleurs se pose un problème crucial : celui de la légitimité de l’Union européenne, ou de toute autre instance ou pays et je pense-là aux Etats-Unis, à réagir et surtout à se comporter comme un acteur.

Je constate que depuis dix jours, les Européens sont, vis-à-vis de l’Egypte, plutôt des commentateurs, et ce en ordre dispersé. Les Etats-Unis se positionnent en acteur : Obama veut être un acteur des événements en Egypte, comme il l’a probablement été en Tunisie. Mais au nom de quoi ? Est-ce qu’on accepte des postures de type néo-colonial ? En quoi les Etats-Unis sont-ils légitimes à faire pression sur l’état-major de l’armée égyptienne pour se débarrasser de Moubarak ? Tout cela est problématique en termes de principes mais risque même, dans la pratique, d’être contre-productif puisque je crains fort que l’Egypte, qui est un grand et vieux pays, supporte assez mal les ingérences à répétition depuis dix jours de l’administration Obama, en la personne d’Obama lui-même, de Madame Clinton et d’un certain nombre d’émissaires envoyés sur place.

Là se pose un problème : j’ai entendu ces derniers jours des dirigeants européens dire qu’ils ne souhaitaient pas être dans une posture néo-coloniale. C’est bien de le dire, mais il ne faut pas être trop hypocrites non plus : l’Union européenne, de mon point de vue, ne s’est pas faite remarquer par son courage vis-à-vis de régimes autoritaires et qui ne respectaient pas ses propres valeurs fondamentales. Encore une fois, il ne s’agit pas de s’ingérer et dire aux autres pays ce qu’ils ont à dire ou faire. Mais en même temps, nous savons que ces régimes, même dans des conditions difficiles, ont ou avaient des opposants. En Tunisie, ils sont plutôt au pouvoir désormais, mais à l’époque où ils étaient dans l’opposition, je regrette pour ma part que l’Union européenne, sans s’ingérer dans les affaires internes à la Tunisie, n’ait pas été un peu plus courageuse pour les aider.

Donc l’Union européenne fait un peu preuve d’hypocrisie en la matière : quand il y a des dictateurs, et il y en a d’ailleurs encore beaucoup dans la région donc l’histoire est loin d’être finie, on est très discret et on s’accommode assez bien des régimes en place. Quand ceux-ci sont bouleversés, au nom de grands principes de non-ingérence, ce qui est positif de mon point de vue, on s’abstient de prendre parti. Ainsi il y a “deux poids deux mesures” et cela est contre-productif, parce qu’on ne sait pas trop comment cela va se jouer dans les semaines ou les mois à venir, et il faut être prudent : ce n’est pas la peine de faire des déclarations à l’emporte-pièce aujourd’hui.

Essayons cette fois de jouer un coup d’avance et de nous lier avec les opposants, avec les partisans de l’établissement de la démocratie. Cela serait tout à l’honneur de l’Union européenne et nous aurions tout intérêt à le faire. Il est vrai que cela n’est pas simple de se situer entre la non-ingérence politique et le fait que l’on ne peut pas rester neutre.

Donc je trouve que l’Union européenne ne fait pas preuve de suffisamment de courage, et de courage bien placé. Bien sûr vous indiquiez que les ministres des Vingt-Sept ont pris une position commune, tant mieux, ça ne mange pas de pain selon l’expression consacrée.

Toute l’Europe : L’Europe a-t-elle intérêt à un “printemps” des pays arabes ? Peut-elle y jouer un rôle actif dans la “diffusion” de la démocratie au Nord de l’Afrique (comme elle a pu le faire en Europe de l’Est) ?


D.B. :
Si nous voulons établir de véritables partenariats avec les pays du Moyen-Orient (et je généralise mais peut-être faudrait-il voir au cas par cas) je pense qu’il n’est pas néo-colonial d’avoir un certain nombre d’exigences et de conditionnalités pour les partenariats que nous montons ensemble.

C’est compliqué à mettre en pratique. Je ne suis pas un homme politique ni un diplomate donc j’imagine que cela est certainement plus compliqué lorsque l’on est en négociation, j’en ai conscience. Mais à partir du moment où justement on n’est pas dans la position du donneur de leçons, donc plus dans la posture néo-coloniale, il est parfaitement possible de dire à nos partenaires, de façon subtile, mesurée et respectueuse, que pour passer tel ou tel contrat il y a telle ou telle condition de transparence, par exemple dans la passation de tel ou tel marché.

Ce n’est pas faire injure à nos partenaires que de le dire. C’est très délicat cependant puisque bien évidemment il y a d’autres puissances, comme la Chine, les Etats-Unis, la Russie éventuellement, qui ne seront pas autant attachées à ces principes de conditionnalité. Il faut donc savoir que c’est très compliqué, qu’il n’y pas une ‘recette’ à appliquer à l’ensemble de ces pays car les intérêts sont différents ; mais je pense qu’on gagnerait dans l’avenir à avoir une telle politique. Pour cela il faut du courage politique, qui s’appuie sur une vision. Si nous avons cela, ça éclaire beaucoup les relations que nous pourrions avoir avec nos partenaires du Moyen-Orient.

C’est très compliqué, mais la politique extérieure est compliquée. Elle ne se résume pas à des coups médiatiques : c’est au contraire un travail de longue haleine. On aurait intérêt à avoir cette ligne politique, ce que nous n’avons pas fait par le passé. Nous nous contentions de faire de bonnes affaires avec des partenaires pour le moins discutables, compromis et corrompus. Et tout le monde sait que les fonds MEDA (programme de l’Union initié en 1996 pour soutenir ces pays dans la réforme de leurs structures économiques et sociales, ndlr.) contractés avec nos partenaires du sud de la Méditerranée ont souvent été dévoyés par rapport à l’utilisation qui devait en être faite. Donc nous nous sommes faits un peu avoir, et il ne faut pas être naïf.

Toute l’Europe : Parmi les récentes réactions, la grande absente reste Catherine Ashton. La diplomatie européenne, et plus précisément sa représentante, est-elle visible au Moyen-Orient ?


D.B. :
Sur le grand dossier Israël/Palestine, l’Union européenne en tant que telle a eu ses lettres de noblesse, notamment avec la Déclaration de Berlin en 1999. Depuis lors, et cela n’est pas lié à Madame Ashton, l’Union européenne est incapable de s’insérer politiquement sur le dossier israélo-palestinien alors que, tout le monde le sait, nous sommes le premier bailleur de fonds et sans les fonds européens il n’y aurait plus d’autorité palestinienne. On a comme une sorte de complexe politique vis-à-vis des Etats-Unis.

Or les Etats-Unis eux-mêmes ne brillent pas par leurs réalisations puisqu’ils sont les soutiens indéfectibles d’Israël, y compris Obama. Et cela nous renvoie à la question des Vingt-Sept : sur ce dossier il est évident que, pour des raisons liées notamment à l’histoire récente, les Européens n’ont pas une position unanime. Les dirigeants hongrois sont des soutiens sans critique de l’Etat d’Israël, les Allemands n’osent pas critiquer Israël pour des raisons que l’on comprend et la France a la position qu’elle a. Donc tout cela est un peu inquiétant.

Sur l’Iran, dossier central non seulement du Moyen-Orient mais des relations internationales en général, il y a des déclarations européennes. Mais ceux ou celles qui sont à la manoeuvre (le Conseil de sécurité, dont font partie deux Etats européens, plus l’Allemagne) ne représentent pas l’Union européenne en tant que telle. Je pense personnellement que Catherine Ashton est le mauvais choix, mais il serait bien malhonnête de lui faire porter toute la responsabilité. L’impuissance européenne date de bien avant l’accession de Mme Ashton aux responsabilités qu’elle a aujourd’hui !

Il ne faut pas tirer sur l’ambulance. Je crois en effet qu’elle n’est pas au niveau, mais elle n’est que le produit d’une situation. Je raisonne sur l’axe politique : le Service européen pour l’action extérieure n’est certes pas encore opérationnel mais on ne peut pas faire porter le manque d’initiative politique sur le fait qu’il n’y a pas les structures adéquates, sinon on en finira jamais. Comme dirait Hubert Védrine “avant de nous occuper de plomberie institutionnelle, occupons-nous déjà des initiatives, et l’administration suivra” .

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