1948-1958 : un projet hors de l’influence présidentielle
Sortir de la Seconde Guerre mondiale
En 1948, alors que les alliances de la Seconde Guerre mondiale ont vécu, un nouvel ordre mondial marqué par la confrontation implicite des deux superpuissances américaine et soviétique se met en place. En pleine reconstruction, l’Europe est alors un continent convoité par les deux protagonistes qui cherchent à y imposer leur doctrine. Les Etats-Unis, conscients que le communisme pourrait s’étendre et gagner l’ouest de l’Europe, théorisent dès 1947 la doctrine du “containment”. Or endiguer l’expansion du communisme nécessite d’intervenir sur le continent européen de manière financière et militaire.
En avril 1948, les Etats-Unis décident donc d’aider massivement les Etats européens à se reconstruire grâce à un vaste programme de dons et de prêts financiers : le plan Marshall. Refusant d’en administrer eux-mêmes les fonds, ils amènent les Etats européens à créer l’Organisation européenne de coopération économique (OECE). Cette institution internationale sera chargée de gérer et de distribuer les 13 milliards de dollars distribués entre 1948 et 1951. Premier pas vers l’unification du continent en permettant un accord sur la libéralisation des échanges entre les pays membres, l’OECE restera toutefois une stricte organisation internationale de coopération gouvernementale, alors même que le gouvernement français est favorable à une structure supranationale plus puissante.
Sur le plan militaire, dans le contexte de la Guerre froide naissante, des premiers essais nucléaires soviétiques et du partage de Berlin, les Américains souhaitent renforcer leur présence en Europe de l’Ouest. Pour ce faire, l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan) est mise sur pied en août 1949.
La Guerre froide, tant sur le plan économique que militaire, façonne donc les relations des pays de l’Ouest européen. La France, comme ses futurs partenaires européens, intègre ces premières institutions internationales dont la création est imputable aux Etats-Unis qui voient d’un bon œil l’unification du bloc de l’Ouest.
Dès mai 1949, 10 Etats européens décident d’approfondir leurs relations en signant le traité de Londres qui institue le Conseil de l’Europe, dont l’objectif est la défense des valeurs communes : droits de l’homme, démocratie libérale et état de droit. Pour la première fois, la structure institutionnelle est étoffée : assemblée parlementaire, réunion des ministres des Affaires étrangères, Commission et Cour des droits de l’Homme et secrétariat général. Selon Winston Churchill, ce Conseil devait constituer le berceau des “Etats-Unis d’Europe”. Cependant, du fait de son caractère purement consultatif, le Conseil de l’Europe sera par la suite largement supplanté par de nouvelles formes d’intégration européenne.
Les premières institutions
Sous l’impulsion de Jean Monnet, Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères français, décide de lancer en 1950 une nouvelle forme d’intégration. La Déclaration Schuman du 9 mai 1950 marque le début de l’unification de l’Europe par le biais d’un projet économique. Reprenant en partie le corpus institutionnel du Conseil de l’Europe, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) est composée d’une Haute autorité, d’une Assemblée commune, d’une Cour de justice et d’un Conseil des ministres. Le caractère indépendant de la Haute autorité est cependant révolutionnaire puisqu’il acte le caractère supranational de cette nouvelle institution.
Fondé sur la méthode fonctionnaliste imaginée par Jean Monnet, l’objectif est d’unifier les productions européennes de charbon et d’acier. Il s’agit en premier lieu de créer une “Union de fait” entre la France et l’Allemagne afin d’apaiser les tensions qui pourraient naître entre ces deux pays. Politiquement, la CECA promeut la paix par la création d’un esprit de coopération entre les Etats européens qui ont connu trois guerres en près de cent ans. Et deuxièmement, la CECA vise à moderniser les infrastructures de production afin d’augmenter les capacités productives de l’Europe et de participer au redressement économique des six pays fondateurs. La CECA, initiative française, a convaincu l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg et l’Italie. Le traité de Paris l’instituant est signé le 18 avril 1951 et elle entre en vigueur le 23 juillet 1952.
En parallèle de la CECA, le contexte international amène la France à réfléchir à un projet d’union militaire. En effet, à la suite de la signature du traité de l’Atlantique nord, les Allemands envisagent leur réarmement à partir de 1949. Soutenue par les Etats-Unis, cette initiative est vue d’un mauvais œil par le gouvernement français. Sous l’impulsion de Jean Monnet, ce dernier émet l’idée d’une Communauté européenne de la défense (CED). Ce projet sera toutefois un échec. Alors que le gouvernement signe le traité, l’Assemblée nationale, sous l’influence du Parti gaulliste et du Parti communiste, rejette le traité en 1954. Premier coup d’arrêt à l’intégration européenne, cet échec sera surmonté en 1955 lors de la conférence de Messine. Paul-Henri Spaak et Johan Willem, ministres des Affaires étrangères belge et néerlandais, y ouvrent la voie vers le traité de Rome. Une résolution commune aux six membres de la CECA est signée pour la création d’un marché commun.
Le 25 mars 1957, l’Allemagne, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas deviennent “l’Europe des Six” en signant les traités de Rome instituant la Communauté économique européenne (CEE) et la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom).
Entre Messine et Rome, de 1955 à 1957, un long chemin a été parcouru entre les partenaires européens, particulièrement afin d’élaborer le futur marché commun. En parallèle, Jean Monnet fonde le 13 octobre 1955 le Comité d’action pour les Etats-Unis d’Europe, qui aura un rôle déterminant dans l’intégration européenne du nucléaire civil. Signés le 25 mars 1957, les traités de Rome entrent en vigueur le 1er mars 1957 grâce à des ratifications rapides. En France, la majorité approuvant le texte est courte : 342 voix contre 239. Parmi les groupes s’opposant à l’extension de l’intégration européenne, les gaullistes font office de leaders. Plus généralement, en raison de la Guerre d’Algérie, qui débute en 1954, et de l’instabilité gouvernementale, qui caractérise la IVe République, le rôle jusqu’ici moteur de la France dans la construction européenne est réduit.
Les Pères fondateurs
Konrad Adenauer (1876-1967) est un avocat et homme politique allemand. Exerçant la fonction de maire de Cologne avant la guerre, il est fait prisonnier à deux reprises par la Gestapo sous le régime nazi. Après la guerre, il fonde le Parti chrétien-démocrate (CDU) puis participe à concevoir la Constitution de la RFA dont il devient le premier chancelier en 1949. Favorable à l’unification des nations composant le continent, il défend une Europe de la défense, projet qui échouera en 1954. Le 7 mai 1950, il donne son accord à Robert Schuman sur le projet de la CECA et signe le traité de Paris le 18 avril 1951. En 1963, il démissionne de la fonction de chancelier après avoir signé le traité de l’Elysée actant la réconciliation franco-allemande et le succès de ce qui sera considéré comme le premier “couple franco-allemand” avec le général de Gaulle.
Alcide de Gasperi (1881-1954) est un homme politique italien originaire de la région du Trentin. Docteur en philosophie et emprisonné durant le régime fasciste, il devient président du Conseil italien en 1945 et occupe ce poste jusqu’en 1953. Il œuvre notamment à la mise en place de la nouvelle Constitution italienne votée en 1948 et ancre l’Italie dans la Communauté européenne. Fédéraliste convaincu, il répond à l’appel de Robert Schuman et signe le traité de Paris instituant la CECA. Il milite pour la création d’une communauté politique européenne.
Jean Monnet (1888-1979) est un haut-fonctionnaire français originaire de la région de Cognac. Il s’engage dans le service public lors de la Première Guerre mondiale, en tant que gestionnaire des ressources alliées. Expatrié en Chine et aux Etats-Unis dans l’entre-deux-guerres, où il négociera un programme de construction d’armes à destination des forces alliées, il se trouve à Londres lors du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Jean Monnet participera alors au plan visant à fusionner la Grande-Bretagne et la France dans la lutte contre le régime nazi. Nommé commissaire au Plan après-guerre, il proposera le projet de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) à Robert Schuman. Il en deviendra d’ailleurs le premier président. Une fonction qu’il quitte ensuite pour se consacrer à la création d’un réseau européen : le Comité d’action pour les Etats-Unis d’Europe.
Robert Schuman (1886-1963) est un avocat et homme politique français, né à Luxembourg. En 1919, il entame une carrière politique en devenant député de Moselle. Il poursuit sa carrière jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et exerce les fonctions de sous-secrétaire d’Etat jusqu’à son arrestation par la Gestapo en septembre 1940. En 1945, il réintègre les bancs de l’Assemblée nationale comme député puis devient ministre des Finances en 1947. En 1948, il est nommé ministre des Affaires étrangères et conserve ce poste jusqu’en 1952. Créateur de la CECA sous les conseils de Jean Monnet, le titre de “Père de l’Europe” lui est décerné par l’Assemblée européenne de Strasbourg en 1960 alors qu’il quitte la présidence de cette Assemblée qu’il occupait depuis 1958.
Paul-Henri Spaak (1899-1972) est un homme politique belge. Il débute sa carrière politique comme député en 1932 et devient ministre durant la Seconde Guerre mondiale. En 1944, il est l’un des instigateurs du Benelux, l’union économique liant la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas. Premier ministre puis ministre des Affaires étrangères, il occupe les fonctions de président de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe de 1949 à 1951. Président du comité d’expert lors de la conférence de Messine en 1954, qui donnera le coup d’envoi de la création de la Communauté économique européenne (CEE), il joue un rôle de premier plan dans la signature du traité de Rome et dans l’édification de la CEE en 1957. Profondément européiste, il combat la vision européenne confédérale de De Gaulle en se faisant l’avocat du supranationalisme. Paul-Henri Spaak aura également été le premier président du Parlement européen (1952-1954) et secrétaire général de l’Otan (1957-1961).
1958-1969 : le projet européen à l’heure de la Ve République
Domaine réservé du président
Appelé pour prendre la tête du gouvernement le 13 mai 1958 alors que la Guerre d’Algérie s’intensifie, le général de Gaulle obtient les pleins pouvoirs de l’Assemblée nationale le 1er juin suivant. Douze jours plus tard, sous la direction de Michel Debré, l’élaboration de la future Ve République démarre. Soumise aux Français dès le 28 septembre 1958, la nouvelle Constitution est adoptée par référendum, asseyant le retour triomphal du général de Gaulle à la tête du pays. Parmi les multiples implications de ce tournant dans l’histoire de la France, la politique étrangère et européenne passe dans le giron de l’Elysée. Renforcé par l’élection du président de la République au suffrage universel direct en 1962, le présidentialisme à la française fait, entre autres, passer la politique étrangère et européenne dans le “domaine réservé” du chef de l’Etat. Une répartition des compétences encore en vigueur aujourd’hui et plutôt inhabituelle au sein de l’Union européenne, largement composée de régimes parlementaires.
Sur l’Europe, de Gaulle entre souverainisme et pragmatisme
S’agissant de la vision européenne du général de Gaulle, deux courants de pensée se distinguent. Le premier voit en le premier président de la Ve République un pourfendeur de l’Europe, au nom de la nation. Quand le second décrit le général de Gaulle comme un pragmatique converti à l’idée européenne.
Souverainisme
Même si le terme n’existait pas à l’époque, de Gaulle est régulièrement présenté comme un “eurosceptique”. Bien que réfutant toute idée de pouvoir supranational, le général de Gaulle n’était pas antieuropéen. Selon lui, la France est libre sur la scène internationale et seule la souveraineté nationale doit trancher les conflits politiques. Défendant le rôle spécifique et le message universel de la France dans le monde, le président de la République s’emploiera à se distinguer des blocs américain et soviétique durant la Guerre froide. Tandis que sur la scène européenne, de Gaulle adoptera une vision confédérale ou intergouvernementale, largement à rebours donc de celle des Pères fondateurs.
Cette orientation confédérale du général de Gaulle est principalement symbolisée par son attachement indéfectible à la règle de l’unanimité dans la prise de décision au niveau européen. Une position en contradiction avec les traités de Rome, puisque ces derniers prévoyaient un passage progressif à des votes à la majorité. La crise de la Chaise vide de juillet 1965 à février 1966 sera justement le fruit de la confrontation de ces deux conceptions de l’Europe. Le président français étant parfaitement opposé à l’idée de perdre son droit de veto sur l’élaboration de la Politique agricole commune, il se retira de la table du Conseil en signe de protestation. S’en suivi une absence longue de six mois, interrompue par le Compromis de Luxembourg, trouvé entre les Six en janvier 1966. Désormais, si les intérêts vitaux d’un Etat membre sont en jeu, ce dernier pourra demander la poursuite des négociations jusqu’à ce qu’un accord soit trouvé avant de procéder au vote.
Le général de Gaulle obtient donc gain de cause. Partenaire exigeant, jamais toutefois la possibilité d’une sortie de la France de la CEE n’aura été envisagée. Tant sur le plan économique – les premières années de la construction européenne sont à cet égard un grand succès – que sur le plan politique – l’Europe donne la possibilité à la France se conserver sa grandeur – le général de Gaulle n’a vu l’intérêt de quitter le navire européen.
La défense des intérêts français se manifesta aussi lors des deux tentatives d’adhésion du Royaume-Uni dans les années 1960. Ne souhaitant pas prendre part à l’aventure européenne en 1951 puis en 1957, les Britanniques ont, dès le début des années 1960, désiré intégrer les communautés. En 1961 puis en 1967, les Britanniques échouent pour la même raison : de Gaulle s’y oppose, justifiant son refus par l’incompatibilité entre les orientations de politique économique britannique et celles des pays de la CEE. Le Royaume-Uni est, selon lui, lourdement endetté alors que les pays membres de la CEE affichent une bonne solidité financière. En outre, Londres refuse le principe de la Politique agricole commune.
Pragmatisme
Mais pour une partie des experts, le général de Gaulle a mené, y compris au niveau européen, avant tout une politique pragmatique, qui prenait en comptes les contraintes et les possibilités du moment. En matière européenne, le général de Gaulle a considéré que l’intérêt de la France était d’y participer dès les premières années afin de peser au maximum, avec l’Allemagne, dans sa conception.
Un interlocuteur difficile
Ne remettant pas en cause l’appartenance de la France au projet européen, mais défendant néanmoins une vision très intergouvernementale de l’Europe, le général de Gaulle s’est régulièrement présenté à ses homologues comme un interlocuteur exigeant, voire difficile. Refusant à deux reprises l’intégration du Royaume-Uni à la Communauté économique européenne, de Gaulle s’est également élevé contre la remise en cause du principe de l’unanimité dans la prise de décision au niveau européen.