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Georges Berthoin : “entre ‘l’inspirateur’ (Monnet) et l’homme de pouvoir (Schuman) s’est produit un miracle historique”

Il y a presque 60 ans, Robert Schuman lisait depuis le Salon de l’horloge du Quai d’Orsay la déclaration qu’il avait rédigée en quelques semaines avec Jean Monnet et qui allait permettre la création de la toute première communauté européenne, la CECA. Grand témoin de cette époque, Georges Berthoin, qui fut le directeur de cabinet de Jean Monnet à la tête de la Haute autorité de la CECA, revient pour touteleurope.fr sur ce ‘miracle historique’, analyse les raisons d’une Europe aujourd’hui en crise, et s’exprime sur les défis de l’Europe de demain.

Biographie

Né en France le 17 Mai 1925, diplômé de l’Université de Grenoble, et étudiant de l’Ecole des Sciences Politiques de Paris et de la Harvard University, Georges Berthoin entre dans la Résistance en Octobre 1940 à l’âge de 15 ans (il sera à ce titre décoré de la Légion d’Honneur, de la Médaille militaire, de la Croix de guerre avec palme, et de la Rosette de la Résistance).

En 1948, il devient membre du cabinet du Ministre des Finances Maurice Petsche, puis Directeur du cabinet de l’Inspecteur Général de l’administration en mission extraordinaire (IGAME) en 1950 pour les 9 départements de la Champagne, de la Lorraine et de l’Alsace, Préfet de la Moselle.

Pendant cette période, chargé entre autres de la réélection de Robert Schuman dont il fut un des amis personnels jusqu’au décès de ce dernier.

Au début de la création de la première Communauté européenne (CECA), en 1952, il dirige le cabinet du premier Président de la Haute Autorité, Jean Monnet, dont il est resté un des plus proches amis et conseillers jusqu’à sa mort en 1979.

En 1971, Georges Berthoin est nommé Ambassadeur de la Communauté Européenne dans le Royaume-Uni jusqu’à l’entrée de ce pays dans la Communauté, et établit notamment à Londres les premières relations diplomatiques avec la Chine Populaire pendant la révolution Culturelle.

Il est également l’un des cofondateur en 1973 de la Commission Trilatérale, organisation privée lancée par David Rockefeller et Zbigniew Brzezinski, dont il devient le président européen en 1975. Réélu 5 fois, il reste en fonction pendant 17 ans jusqu’en 1992.

Parallèlement il est élu en 1988 par les 51 Etats africains comme membre de la Commission des neuf sages pour l’Afrique, le seul non-africain avec Robert McNamara.

Tout au long de sacarrière, Georiges Berthoin a également participé, à titre de conseiller personnel et bénévole, sur la base de son expérience communautaire, au traitement de conflits Est-Ouest, Nord-Sud, Yougoslave, Roumain, Israélo-Palestinien, Irlandais et dans les projets de réforme de l’ONU et de l’Union Européenne.

Sur le plan associatif, il a été président International du Mouvement Européen de 1978 à 81, et il est président d’honneur de l’Association Jean Monnet depuis 2001.

Touteleurope.fr : 60 ans après, que reste-t-il aujourd’hui de l’Europe de la déclaration Schuman ?

Georges Berthoin : Il reste l’essentiel : les institutions, aujourd’hui extrêmement sophistiquées et que nous avons créées à l’état embryonnaire en quelques semaines entre décembre 1952 et janvier 1983. Ce sont des instruments qui permettent de résoudre petit à petit tous les problèmes européens. Le défi majeur aujourd’hui est de bien s’en servir !

Ce qui reste également c’est la réconciliation entre la France et l’Allemagne. Même si parfois il y a des hauts et des bas dans cette relation, l’essentiel est que ni le peuple français ni le peuple allemand ne se considèrent comme ennemis, et ce, depuis la Déclaration Schuman en 1950.

Il reste enfin une nouvelle technique de gouvernement, qui a alors été expérimentée, basée sur le rapport entre souverainetés nationales et intérêt commun. C’est une technique qui s’est développée de façon pragmatique et qui sera de grand secours pour les problèmes du 21ème siècle.


Touteleurope.fr : Vous êtes l’un des grands témoins de la construction de l’Europe. Quel est l’esprit ‘européen’ qui animait les Pères fondateurs ?

G.B. : Il y avait autour de Jean Monnet une toute petite équipe, moins de dix personnes pour la préparation de la déclaration du 9 mai 1950.

Jean Monnet a eu l’idée, et il s’est adressé à la personne qui avait le pouvoir de la transformer en réalité politique : Robert Schuman, alors ministre des Affaires étrangères.

Entre l’inspirateur et le pouvoir, il y a eu une sorte de miracle historique, d’autant plus considérable que Robert Schuman, venant de la Lorraine et du Luxembourg, était particulièrement conscient des conflits et des drames entre l’Allemagne et la France, et des conséquences que cela avait pour cette région, notamment dans le secteur du charbon et de l’acier.

Ensuite, lorsque la mise en œuvre est intervenue en 1952, nous avons découvert que ce qui paraissait historiquement impossible devenait possible.

A l’époque nous étions considérés comme des idéalistes un peu irresponsables, mais en fait nous étions réalistes avant les réalistes du moment.

Jusqu’au plus profond de nous-mêmes et tous également, nous étions conscients dès le début avec force et humilité que nous étions en train de libérer l’Europe de ses malédictions historiques. Nous en sommes restés convaincus tout au long de nos vies.


Touteleurope.fr : Quels sont les événements qui vous ont le plus marqué à cette époque ?

G.B. : Lorsque la Déclaration a été faite le 9 mai 1950, elle a pris l’opinion publique, et les médias en particulier, totalement par surprise. On savait que se développait une crise grave entre la France et l’Allemagne. Elle voulait recouvrer sa souveraineté.

Et voilà que la France offre dans un domaine alors essentiel de se soumettre sans discrimination aux mêmes règles. Une révolution tranquille commençait.

Si on relit les journaux de l’époque, cette déclaration a fait les cinq colonnes à la Une ! Chacun s’est alors rendu compte qu’il s’agissait pour une fois d’une proposition qui devait être prise au sérieux. La France venait de prendre l’initiative diplomatique qui reste la plus importante de son histoire, et de plus une initiative pacifique et durable.

Il ne s’agissait plus de discours sans lendemains, on allait transformer la vie politique européenne et mondiale par des actions concrètes et ce, pas à pas.
Ce fut donc un choc considérable.

Dans tous les milieux, y compris ceux qui y étaient politiquement hostiles, on a pris cette initiative au sérieux. Depuis cette date s’est déroulée, selon un nouveau type de déterminisme, une suite d’événements qui a fait avancer la construction européenne, même lorsque les gouvernements étaient un peu méfiants vis-à-vis de cette idée.


Touteleurope.fr : Comment peut-on expliquer alors que l’Europe politique soit dans une impasse ?

G.B. : Le problème central qui est résolu par la Déclaration Schuman et posé par les événements actuels, c’est le rapport entre souverainetés nationales et intérêt commun.

Par les institutions qui ont été créées, nous avons essayé de trouver une dynamique entre ces deux éléments forts.

Contrairement à ce qui a pu être dit dans les débats, il n’a jamais été question d’abolir les nations ou les Etats européens. Il s’agissait d’aider chaque souveraineté nationale à comprendre qu’elle avait des intérêts communs avec une autre souveraineté nationale.

D’où l’importance de la Commission européenne, dont le rôle exclusif de proposition est de détecter l’intérêt commun, de le représenter, et d’aider chaque souveraineté nationale à l’incorporer, puisque l’intérêt commun fait également partie de l’intérêt national.

Et cela a fonctionné, plus ou moins bien selon les époques. Le referendum sur le traité constitutionnel a ainsi été perdu parce qu’il y a eu énormément de malentendus et de méfiance. Mais la route n’a pas été bloquée pour autant. Nous sommes actuellement dans une période difficile, mais la ligne de force définie en 1950 continue à être valable.

Ce qui est en difficulté aujourd’hui, c’est l’Europe intergouvernementale. Le seul moyen de sortir de l’impasse de plus en plus dangereuse, sera de revenir à la méthode communautaire en la modernisant. Je suis sûr qu’en se rapprochant de l’abime, quelqu’un quelque part prendra l’initiative nécessaire comme le fit Schuman en 1950.


Touteleurope.fr : Envisageait-on à l’époque de la CECA une Europe à 27, aussi large géographiquement ?

G.B. : Bien sûr. Nous avons envisagé une réunification du continent européen, notamment dans les dialogues que nous avions avec nos collègues allemands.

Il y a eu un grand débat à l’intérieur de leur vie politique : les socialistes allemands étaient un peu réticents face à la politique de Konrad Adenauer qui était favorable à une pleine intégration dans l’Europe de l’Ouest. Ils craignaient que cela ne soit un obstacle à la réunification de l’Allemagne.

Mais nous avons pu démontrer qu’en fait le renforcement de la Communauté Européenne permettrait un jour une réunification allemande et européenne dans des conditions pacifiques.

L’Europe pour la première fois de son histoire s’est unie de manière non violente, sans aucune coercition militaire, aucun écrasement de la souveraineté nationale et dans le respect de la dignité de chacun.

Donc il s’agissait bien dès le départ d’une grande Europe, mais qui se construirait par étapes.

Plus nous devenons nombreux, plus la méthode communautaire s’impose. L’une des difficultés actuelles c’est que nous revenons vers l’intergouvernemental. Or, plus on élargit moins la méthode intergouvernementale fonctionne, et les problèmes actuels viennent de là. Comme je viens de le dire nous devons revenir à la méthode communautaire.

Ce que nous avons réalisé en Europe sera un jour utilisable sur le plan de la gouvernance mondiale, et c’est là le grand défi du 21ème siècle !


Touteleurope.fr : Cela signifie-t-il que le modèle européen peut être transposé à plus grande échelle, à l’échelle mondiale ?

G.B. : Oui ! J’en suis totalement persuadé ! Un exemple impressionnant est le discours de Georges Bush père, alors Président des États-Unis, devant l’Assemblée générale des Nations Unies en 1990, à l’occasion duquel il a déclaré qu’il espérait la création d’un ordre nouveau sur le modèle européen.“I see a world building on the emerging new model of European unity, not just Europe but the whole world whole and free” .

Actuellement dans de nombreuses régions du monde on étudie les méthodes de fonctionnement de l’Union européenne et on cherche à les adapter à ces régions.

L’Union africaine est ainsi largement inspirée de ce que nous avons fait, le Mercosur en Amérique du Sud également, et actuellement des recherches sont menées en Asie, notamment par les Coréens, les Chinois, les Malaisiens etc.
Donc le modèle européen est déjà reconnu comme valable.



Touteleurope.fr : On dit souvent que la paix, à l’origine de la création de l’Union européenne, n’est plus à faire. Quels sont les futurs défis de l’Europe ?

G.B. : Si le système européen que nous avons construit est en crise grave et se désorganise le problème de la paix se posera à nouveau.

Il y a un exemple récent qu’il faut méditer : lorsque la Fédération yougoslave s’est désorganisée, les types de guerres qu’on avait connues au début du 20ème siècle, sont réapparues avec les mêmes cruautés.

La paix qui existe grâce aux institutions européennes est aussi fragile que la bonne santé. Les vieux démons européens, comme les virus de la maladie, peuvent apparaître à nouveau.

Il faut ainsi prendre au sérieux le retour des populismes que l’on a pu constater lors de récentes élections en Hongrie ou ailleurs. Ils sont des formes de désespérance.

Cela crée deux obligations pour les gouvernements : faire tout ce qu’ils peuvent pour gérer au mieux et sans égos nationaux la crise actuelle qui est nationale, européenne et mondiale, redécouvrir les vertus des instruments européens que nous avons créés dans les années 1950.

Cela suppose pour les dirigeants une prise de conscience précise des dangers qui nous menacent, de la volonté, une autorité morale, et de retrouver un contact plus fiable et confiant avec l’opinion publique, qui actuellement est troublée par ce qui se passe, ou ce que l’on ne fait pas.

Deux idéogrammes chinois composent le mot crise : Danger et opportunité pour le changement. Il dépend de chacun, où qu’il soit, qu’un des deux idéogrammes l’emporte sur l’autre.




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