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Nilüfer Göle : “La société turque souhaite approfondir la démocratie”

Nilufer Göle, sociologue franco-turque, est directrice d’études au Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron (CESPRA) de l’École des hautes études en sciences sociales. Elle revient pour Touteleurope.eu sur les raisons et les enjeux de la contestation turque qui a débuté le 31 mai à Istanbul.

Comment expliquer l’ampleur des manifestations qui ont lieu en ce moment en Turquie ?

Il faut déjà commencer par la cause visible, très importante : la protection du jardin public, au sens propre comme métaphorique. Au sens propre les grands aménagements urbains prévus dans le parc Gezi ont mécontenté l’opinion publique, à Istanbul comme dans d’autres villes. Au sens métaphorique, c’est la sphère publique qui est défendue comme un espace des citoyens et des libertés.

Cette contestation autour des arbres du jardin n’est pas seulement écologiste. Elle met aussi en cause un certain mode de développement, urbain et capitaliste. D’une manière un peu paradoxale, le gouvernement musulman de Recep Tayyip Erdogan a développé un capitalisme consumériste exacerbé, en construisant de nombreux centres commerciaux dans les grandes villes de Turquie. Bien que les Turcs fussent enthousiastes au début, cette frénésie a rapidement été critiquée.

Mais l’ampleur du mouvement, que les classes moyennes ont rejoint dans toutes les villes de Turquie, est liée à des raisons plus profondes.

Quelles sont ces raisons ?

Les manifestants reprochent à Erdogan et au parti AKP leurs tentatives pour limiter les libertés publiques. Et le comportement de la police n’a fait qu’envenimer les choses : si celle-ci n’avait pas utilisé son pouvoir de manière disproportionnée contre les manifestants, la contestation se serait peut-être calmée, en tout cas circonscrite à Istanbul. Or la sphère publique suffoquait déjà d’un contrôle policier qui existe depuis longtemps.

Ces dernières années, le gouvernement a limité la liberté d’expression et pénalisé les opposants dans les mass media. Ceux-ci sont souvent sous le contrôle financier du pouvoir, et les journalistes ont peur de perdre leur travail s’ils sont suspectés d’être dans l’opposition. C’est ce qui est arrivé récemment à l’un des éditorialistes les plus connus, Hasan Cemal.

La population a mal vécu ce rétrécissement de la sphère d’expression, ainsi que les intrusions dans la vie privée, dont le déclic a été la restriction de la vente d’alcool, accompagnée d’un discours très moralisateur. Outre le vocabulaire d’hygiène et de sécurité publiques, le mot “ivrognes” a été employé pour stigmatiser les buveurs d’alcool. Et les manifestants de Gezi se sont fait appeler “voyous” [“çapulcu” en turc], un terme que la société civile s’est ensuite ironiquement réappropriée comme slogan.

Alors que les Turcs réclament aujourd’hui un mode de vie plus “séculier” , ils craignent une dérive autoritaire et islamisante de l’AKP, surtout depuis les cinq dernières années. “N’intervenez pas dans nos modes de vie” est ainsi l’un des slogans les plus repris.

Y retrouve-t-on à nouveau l’opposition, traditionnelle en Turquie, entre laïcs et religieux ?

Il s’agit d’un mouvement plus qui dépasse cette opposition. Ce n’est plus la protestation de ceux qui s’appuient sur une laïcité autoritaire et demandent le renversement d’un pouvoir élu de manière démocratique. Depuis un certain temps, la Turquie cherche à dépasser ce cercle vicieux entre la laïcité autoritaire et l’islam politique. Un enjeu de la démocratie que l’on retrouve en lien avec le printemps arabe : peut-on instaurer par un coup d’Etat une démocratie laïque en renversant un gouvernement démocratique ?

L’AKP a géré le pays depuis 10 ans sans dérive islamiste. Au contraire, il a participé à l’élargissement de la démocratie sur les sujets les plus importants depuis la République, comme le retrait du pouvoir militaire de la vie politique ou la reconnaissance du mouvement nationaliste Kurde. Il a permis à la société de faire fi de l’ancien nationalisme, responsable de nombreux assassinats. Le tabou du génocide arménien est tombé, en tout cas la société civile peut en débattre. On ne peut pas dire que sur le long terme la démocratie se réduise. La laïcité n’a pas été abolie mais a été négociée avec la démocratie. C’est pourquoi le virement autoritaire un peu moralisant et les restrictions de libertés sont très mal vécus par la société, qui souhaite au contraire approfondir la démocratie.

Certains ont comparé le mouvement au printemps arabe, d’autres à Mai 68…

Par rapport à Mai 1968, on retrouve effectivement le slogan “ça suffit” . Après 10 ans de pouvoir, le gouvernement commence un peu à s’user. Mais Mai 1968 était principalement un mouvement de jeunes, tandis que la contestation turque regroupe aussi les classes moyennes. On peut également voir des ressemblances avec Occupy Wall Street et les Indignés, avec la question de la place publique et la critique du capitalisme, sauf qu’ici ce ne sont pas les victimes du mode de vie économique qui manifestent.

Par rapport au printemps arabe en revanche, il y a d’énormes différences. La principale est que le gouvernement actuel a été élu par des voix démocratiques. Cependant les manifestants rejettent un mode de gouvernance qui tire sa légitimité uniquement des voix qui l’ont élu, et ne prend pas assez en compte les minorités actives. La grande erreur d’Erdogan est de croire que la démocratie se légitime exclusivement par le nombre. Et sa décision de convier récemment les militants de l’AKP à le soutenir pendant un meeting est révélateur de cette mauvaise voie.

Quelles sont les chances de l’AKP d’être réélu lors des prochaines échéances électorales ?

Je ne pense pas que la contestation actuelle entame le succès de l’AKP au point de lui faire perdre les prochaines élections. A mon sens, le mouvement de la place publique ne peut pas et ne doit pas se traduire en une action politique. Et le parti d’opposition kémaliste, le parti républicain du peuple, est en retard par rapport aux changements de société.

La nouvelle Turquie est individualiste et solidaire, elle défend la sphère publique comme un lieu d’expression et de nouveaux modes de vie. Or aucun parti n’est actuellement capable de défendre ces nouvelles sensibilités démocratiques. Mais bien que l’AKP ne semble pas devoir perdre le pouvoir, Erdogan a quant à lui définitivement perdu son “invincibilité” et son charisme, auprès même de ces fidèles.

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