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“L’état de droit est une valeur des Etats européens et de l’Union européenne”

Selon l’article 2 du traité sur l’Union européenne, l’état de droit fait partie des valeurs fondamentales de l’UE. Bafouée depuis plusieurs années en Hongrie et en Pologne, que recouvre cette notion ? Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Bordeaux, Sébastien Platon nous aide à y voir plus clair.

Source de divisions profondes au sein de l'Union européenne, l'état de droit est un concept fondateur des valeurs communes européennes - Crédits : Arsenisspyros / iStock
Source de divisions profondes au sein de l’Union européenne, l’état de droit est un concept fondateur des valeurs communes européennes - Crédits : Arsenisspyros / iStock

La notion d’état de droit prend sa source en Europe, dans le libéralisme politique et la philosophie des Lumières. Elle peut se définir comme la prédominance du droit sur le pouvoir politique dans un Etat. L’état de droit suppose donc que la loi soit respectée à la fois par les gouvernants et par les gouvernés.

Autres conditions de son existence : l’égalité des individus permettant à toute personne de pouvoir contester les décisions de l’Etat, mais aussi l’indépendance de la justice et donc la séparation des pouvoirs.

La notion d’état de droit est définie au début du XXe siècle par le juriste autrichien Hans Kelsen comme un Etat dans lequel les règles juridiques sont hiérarchisées de telle sorte que sa puissance se trouve limitée et empêchée de tout abus de pouvoir. 

Pour le juriste français Léon Duguit en 1921, l’état de droit signifie que “l’Etat est subordonné à une règle de droit supérieure à lui-même qu’il ne crée pas et qu’il ne peut pas violer. […] L’activité de l’Etat dans toutes ses manifestations est limitée par un droit supérieur à lui”, donc “il y a des choses qu’il ne peut pas faire”.

Pourquoi l’état de droit fait-il partie des valeurs fondatrices de l’UE ? Quelles en sont les conséquences pour les Etats membres ? Et les risques en cas de violation ? Professeur des universités à Bordeaux, Sébastien Platon revient sur ce concept et sa signification pour l’Union. Ses recherches portent essentiellement sur la protection des droits fondamentaux par l’Union européenne, le droit constitutionnel européen, les rapports entre le droit national et le droit de l’UE et le système institutionnel de l’Union.

Existe-t-il une définition universelle de l’état de droit ?

Sébastien Platon : Universelle, je ne sais pas. Mais une définition européenne, oui, puisque l’état de droit est une notion née en Europe, à la convergence de trois cultures juridiques : britannique, allemande, et française un peu plus tard.

Ces trois conceptions fondamentales ont des traits en commun, surtout la place et le rôle du juge, ainsi que la possibilité pour tout un chacun de pouvoir faire appel à un juge contre toute autre personne, y compris contre l’Etat ou les autorités publiques. Ce dernier élément est très caractéristique de la notion d’état de droit.

D’après les traités européens, l’état de droit fait partie des valeurs fondatrices de l’UE. Pour quelles raisons ?

Sébastien Platon : Cette notion a été fondamentale dans les progrès de la démocratie libérale en Europe : c’est grâce à l’état de droit que l’on peut avoir des juges indépendants. Ceux-ci garantissent que les droits des individus tirés de la constitution et des textes internationaux ne soient pas de pure abstraction, mais peuvent effectivement être protégés et être appliqués. Ce qui signifie que le gouvernement ne peut pas tout faire.

Par ailleurs, c’est très important pour l’Union européenne parce qu’elle s’est construite elle-même par le Droit, les traités, les directives, la législation et les principes juridiques. L’état de droit est une valeur à la fois des Etats européens en tant qu’ils sont des démocraties libérales, et de l’Union européenne en tant qu’elle s’est construite par le droit.

Qu’implique, pour les Etats membres, l’inscription de cette valeur dans les traités ?

Sébastien Platon : Il signifie en réalité plusieurs choses.

Tout d’abord, l’Union européenne elle-même est astreinte à l’état de droit. Les individus doivent ainsi avoir l’accès le plus large possible à la Cour de justice de l’Union européenne pour faire valoir leurs droits.

Ensuite, les Etats membres doivent garantir les règles de l’état de droit dans les domaines couverts par le droit de l’Union européenne. Notamment le droit à un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, et à un procès équitable.

Au-delà, l’état de droit est complémentaire de la démocratie et des droits fondamentaux. L’une des raisons pour lesquelles on s’adresse aux juges est effectivement qu’ils garantissent le respect de ces droits fondamentaux. Lorsque les juges sont mis au service d’un droit “illibéral” ou autoritaire, on n’est plus dans l’état de droit.

L’état de droit va donc de pair avec la séparation des pouvoirs ?

Sébastien Platon : Tout à fait ! Puisque dans le droit à un tribunal indépendant, cette indépendance renvoie à la séparation des pouvoirs et surtout celle du pouvoir judiciaire. Car dans les régimes parlementaires qui caractérisent essentiellement les pays d’Europe - même si la France a un régime un peu particulier -, la séparation entre le législatif et l’exécutif est moins nette. Contrairement aux Etats-Unis par exemple, où cette séparation est beaucoup plus rigide.

En Europe, le législatif et l’exécutif collaborent et sont souvent issus du même parti. Il y a donc une importance d’autant plus grande à ce que le pouvoir judiciaire soit particulièrement indépendant et mis à l’abri de toute influence politique.

Aujourd’hui, la Hongrie et la Pologne sont dans le viseur de la Commission pour leurs atteintes à l’état de droit. Comment celles-ci se manifestent-elles ?

Sébastien Platon : De façon un peu différente dans les deux pays. Il y a des similarités, mais aussi des différences.

La Hongrie a commencé beaucoup plus tôt, dès 2010, par des modifications importantes de la Constitution et par beaucoup de législations qui tendent à limiter l’indépendance de la justice. Mais en réalité, cela va au-delà de l’état de droit : il s’agit véritablement d’un recul de la démocratie libérale, puisque l’on s’attaque aussi à la presse, aux universitaires, à l’opposition, aux minorités avec la loi anti-LGBT…

En Pologne, on est plus centré sur une véritable crise de l’état de droit. Depuis que le parti “Droit et Justice” (PiS) est arrivé au pouvoir, la plupart des réformes sont concentrées sur le pouvoir judiciaire. D’abord sur le Tribunal constitutionnel pour en briser l’indépendance, puis sur la Cour suprême et enfin les juges ordinaires. La raison est très simple : le PiS n’a pas de majorité suffisante pour modifier la Constitution, contrairement au Fidesz hongrois. Par conséquent, il subjugue les juges pour contrôler au moins les personnes qui appliquent le droit. Depuis quelques années toutefois, les attaques s’étendent aux minorités et à quelques autres droits : remise en cause du droit à l’avortement, prolifération des zones anti-LGBT… La situation polonaise commence donc à se rapprocher de la situation hongroise.

Les moyens dont dispose la Commission européenne pour faire respecter l’état de droit vous semblent-ils suffisants aujourd’hui ?

Sébastien Platon : Elle en a de plus en plus ! Elle était en partie démunie il y a dix ans, mais la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne s’est renforcée au fil du temps. Il y a désormais un “cycle” sur l’état de droit avec la publication d’un rapport annuel par la Commission, mais surtout ce nouveau mécanisme de conditionnalité, qui permet de suspendre des fonds européens à destination des Etats qui violent l’état de droit d’une façon susceptible d’affecter le budget.

Il y a cependant encore des angles morts. Pour que la Cour de justice agisse, il faut un lien avec le droit de l’Union européenne - même si la Cour entend ce lien de façon très large. Pour la conditionnalité, il faut que les violations de l’état de droit affectent le budget européen.

La seule procédure permettant de lutter contre les violations de l’état de droit indépendamment des domaines concernés est le fameux article 7 du traité sur l’Union européenne. Celui-ci permet in fine de suspendre les droits de vote au Conseil de l’UE d’un Etat membre. Mais cette procédure fonctionne extrêmement mal, puisqu’elle est totalement à la merci des Etats. On sait qu’elle a été enclenchée contre la Hongrie et la Pologne il y a quelques années, mais cela n’avance pas du tout.

On a donc d’un côté des outils très puissants mais peu efficaces, de l’autre des outils efficaces mais plus limités dans leur périmètre. Les institutions de l’UE sont un peu obligées de jongler avec tout cela.

Quels sont les risques pour l’Union européenne si certains de ses Etats membres enfreignent l’état de droit ?

Sébastien Platon : Je verrais trois conséquences concrètes. 

La première, c’est que ces violations affectent la politique étrangère de l’Union européenne. Celle-ci essaie de faire valoir ses valeurs dans le monde : la démocratie, l’état de droit, les droits fondamentaux… Si ces valeurs ne sont pas respectées à l’intérieur de l’UE, elle est donc beaucoup moins crédible.

Le deuxième point, c’est la légitimité du processus décisionnel et des “lois” européennes. Ces “directives” ou “règlements” sont adoptés essentiellement par le Conseil de l’UE, composé des représentants des gouvernements des Etats membres. Avec certains gouvernements peu démocratiques ou remettant en cause les valeurs de l’Union, cela signifie que vous et moi, en France ou en Italie par exemple, devons respecter des actes en partie décidés par des Etats ne respectant pas les valeurs européennes.

Dernier élément, la question de la “confiance mutuelle”. Beaucoup des mécanismes de droit de l’UE requièrent une confiance entre les pays, notamment en matière de respect des droits fondamentaux. L’exemple le plus connu est le mandat d’arrêt européen, par lequel des juges français peuvent par exemple demander à des juges italiens de leur remettre une personne recherchée ou condamnée par la France. C’est beaucoup plus efficace et rapide qu’une extradition, mais cela implique que les Etats se fassent confiance : on ne va pas remettre une personne à un Etat qui ne respecte pas l’état de droit et n’a pas de justice indépendante.

Au-delà de la question purement juridique, les Etats comme la Hongrie et la Pologne défient l’UE sur une vision plus largement politique. Quel est votre regard sur cette bataille idéologique ?

Sébastien Platon : Ce n’est pas évident parce que l’Union européenne est assez mal outillée pour mener des batailles idéologiques. L’UE, en tant que superstructure, se veut essentiellement neutre, rationnelle, pragmatique et technique. C’est de cette façon qu’elle essaie de se légitimer. Elle essaie de rester campée sur ses valeurs, donc de mener un combat axiologique, portant sur les valeurs plutôt que sur l’idéologie.

Les combats idéologiques sont plutôt horizontaux, c’est-à-dire entre Etats, que verticaux, entre Etats et institutions. Lorsque le fond de relance post-Covid a été voté, les Etats qu’on nommait à l’époque “frugaux” insistaient beaucoup sur des mécanismes de protection de l’état de droit : ils voulaient que l’argent du contribuable européen soit correctement utilisé et non dépensé par des autocrates pour récompenser leurs “fidèles”.

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1 commentaire

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    Mcz

    Cher monsieur Platon,puisque vous décrivez bien le problème pouvez vous dans le cas de la Hongrie,être plus clair sur les violations supposées . Chacune de celle que vous citez a une explication claire et directe mainte fois expliquée par Judith Varga,ministre de la justice. Cela devient extrêmement lassant ! Personne ne comprends,meme les traductions . puisque vous avez un avis sur la question,merci d etudier à fond le sujet appliqué a la Hongrie pour eclairer les ignares gauchiste de l UE