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Jean-Arnault Dérens : “l’Union européenne est bloquée par sa division sur le Kosovo”

Tout juste un mois après la formation dans la douleur d’un nouveau gouvernement au Kosovo, Toute l’Europe revient sur le dialogue serbo-kosovar engagé à Bruxelles au début du mois de mars, et qui devrait se poursuivre lors d’une deuxième session dans les jours à venir.

Le pays, qui n’est toujours pas reconnu par l’ensemble des Vingt-Sept, peine à faire entendre sa voix dans un contexte de graves soupçons pesant sur le Premier ministre Hashim Thaçi, et alors que la mission européenne Eulex vient d’arrêter neuf anciens membres de l’UCK, l’armée de libération du Kosovo.

La Serbie pour sa part veut accélérer le processus d’adhésion à l’Union européenne dans lequel elle s’est engagée. La stabilité de ses frontières est cependant une condition sine qua non, qui ne saurait être réglée tant que le contentieux territorial qui l’oppose au Kosovo ne sera pas résolu. Pour Belgrade, le dialogue entamé n’a donc pas seulement vocation à traiter de questions “techniques” , le statut du Kosovo pouvant à terme être mis sur le tapis.

C’est en tout cas la première fois depuis l’avis de la Cour internationale de Justice reconnaissant la légalité de la proclamation d’indépendance du Kosovo en juillet 2008 que les deux gouvernements amorcent une discussion directe. Sous la houlette de l’Union européenne qui joue le rôle de médiateur, cet échange sans calendrier précis devrait permettre aux deux parties de poursuivre leur rapprochement avec l’UE.

derens Jean-Arnault Dérens est rédacteur en chef du Courrier des Balkans. Historien, il est notamment l’auteur du livre “Le piège du Kosovo” .



Pour mieux comprendre les enjeux de ce tout nouveau dialogue serbo-kosovar, Toute l’Europe a rencontré Jean-Arnault Dérens, rédacteur en chef du Courrier des Balkans.


Toute l’Europe : Qui est à l’origine des pourparlers engagés au début du mois entre la Serbie et le Kosovo ?

Jean-Arnault Dérens : C’est la Serbie qui avait demandé, depuis la proclamation unilatérale de l’indépendance du Kosovo en 2008, qu’un dialogue soit renoué. Concrètement les choses se sont passées de la manière suivante : après la décision de la Cour internationale de justice en juillet 2010, qui reconnaissait la légalité de cette proclamation unilatérale, la Serbie a déposé devant l’Assemblée générale des Nations-Unies une résolution appelant à l’ouverture de ce dialogue. Il y a eu de fortes négociations entre la Serbie et l’Union européenne, qui ont débouché sur une résolution commune à Belgrade et l’UE demandant l’ouverture de ce nouveau dialogue avec Pristina qui est donc déterminé par cette résolution des Nations-Unies.


Le 17 février 2008, le Kosovo a proclamé unilatéralement son indépendance. La Cour internationale de Justice a reconnu cette décision comme légale en juillet 2010, mais seuls 22 des 27 pays de l’Union européenne ont reconnu le nouvel Etat.

Toute l’Europe : Quels sont les objectifs de ce dialogue ?

J-A. D. : Pour Belgrade, la question du Kosovo n’est pas close : le statut du territoire n’est pas réglé puisqu’elle ne reconnaît évidemment pas l’indépendance du Kosovo. On est arrivé à un compromis avec l’Union européenne, qui reste très divisée sur le sujet. C’est un compromis a minima qui ne préjuge pas du contenu des discussions, qui n’ont au passage pas de calendrier précis. On parle a priori de discussions techniques, même si ce terme ne veut pas dire grand-chose. Dans un premier temps on peut considérer que les discussions vont se développer sur une série de problématiques concrètes qui ont été abordées lors de la première session [les 8 et 9 mars] telles que la liberté de circulation, les télécommunications, ou encore les personnes disparues. Mais Belgrade entend toujours aborder, à un moment ou à un autre, la question du statut du Kosovo alors que Pristina estime que tout a été réglé avec le “Plan Ahtisaari” [de 2007, du nom de Martti Ahtisaari, envoyé spécial de l’ONU, et qui consiste à donner une forte autonomie à la partie nord du Kosovo majoritairement serbe] et la proclamation de l’indépendance.


Toute l’Europe : Quel est le rôle de l’Union européenne dans ce dialogue ? Parle-t-elle d’une seule voix ?

J-A. D. : On verra bien comment le processus de discussion se déroulera, je crois qu’il est trop tôt pour en préjuger. Pour l’instant l’Union européenne a un statut de médiateur, de facilitateur. La première rencontre à Bruxelles s’est bien passée, donc pour l’instant l’UE n’a pas de difficulté à jouer ce rôle. Cela dit, l’Union est toujours profondément divisée sur la question du Kosovo, puisque cinq Etats membres n’ont pas reconnu le Kosovo et n’envisagent pas de le faire : l’Espagne, la Slovaquie, la Grèce, Chypre et la Roumanie. Etant divisée, l’UE n’est pas capable d’avoir un discours politique sur ce qu’est le Kosovo. C’est très gênant dans la mesure où elle assure des responsabilités très importantes au Kosovo notamment avec la mission Eulex qui doit agir dans les secteurs de la construction de l’Etat de droit.

Pour revenir sur les termes, on a dit de cette mission qu’elle était technique. Or elle s’occupe des frontières, de la police et de la justice : on est au cœur des fonctions régaliennes et du politique. En tout cas il est certain que l’Union européenne est bloquée en permanence par sa division sur le sujet : pour exemple Eulex est déployée avec un accord de Belgrade qui dépend lui-même d’un compromis trouvé par les Nations-Unies qui prévoit que la mission reste neutre sur la question du statut du Kosovo. Mais il est difficile de vouloir faire appliquer le droit dans un territoire dont on ne connait pas la nature.


Toute l’Europe : L’adoption fin janvier d’un rapport du Conseil de l’Europe qui met notamment en cause le Premier ministre kosovar Hashim Thaçi influence-t-elle le processus ?

J-A. D. : Ce rapport pointe des crimes terribles, et il faut qu’une enquête soit menée pour savoir si les personnes mises en cause sont coupables ou non, et dans l’hypothèse où elles seraient coupables, qu’elles soient punies. Mais on ne peut pas assimiler un pays à ses dirigeants. Même si Monsieur Thaçi par exemple est jugé et condamné, c’est en tant qu’individu. Il faut bien faire la différence entre une procédure judiciaire qui doit frapper des individus, et d’autre part des négociations entre deux “gouvernements” , pour employer la formule diplomatique.

A l’issue d’élections législatives marquées par les fraudes en décembre 2010, Hashim Thaçi a été reconduit à son poste de Premier ministre tandis que Behgjet Pacolli, l’homme le plus riche du pays, est devenu président à l’issue d’un vote laborieux du Parlement, boycotté par l’opposition.


Mais cela modifie considérablement le contexte politique global et la perception internationale du Kosovo. Il est certain que si l’actuel Premier ministre, qui a tout de même été reconduit dans ses fonctions à l’issue d’élections marquées par des fraudes éhontées et grossières, était en plus reconnu coupable d’un crime épouvantable, la position du Kosovo serait de fait considérablement affaiblie, et elle l’est déjà, c’est une évidence. Toute la question est de savoir comment la crise politique en cours au Kosovo va se dénouer. Hashim Thaçi a pu constituer un gouvernement à la fin du mois de février, deux mois après les élections, dans des conditions acrobatiques. Sa légitimité est très faible, et sa stabilité tout à fait aléatoire. Toutes les institutions du Kosovo sont de fait très affaiblies, ce qui bien sûr ne met pas le pays en position de force dans ce dialogue avec Belgrade.


Toute l’Europe : Qu’en est-il de la question de la reconnaissance du Kosovo comme Etat souverain ?

J-A. D. : Je dois avouer que je suis un peu surpris. Je pensais qu’après l’avis de la Cour internationale de Justice, il y aurait eu une vague assez importante de reconnaissances. Même la diplomatie serbe en privé disait s’attendre à une trentaine de reconnaissances. Or depuis la décision de la Cour, il n’y en a quasiment pas eu, et le processus est totalement au point mort. La clé de la reconnaissance du Kosovo passe par des organisations comme l’Union africaine, l’Organisation de la conférence islamique : ce sont ces pays qui font du nombre et qui peuvent modifier le rapport de force à l’Assemblée générale des Nations-Unies. Pour l’instant il n’y a absolument aucun signe qui indique une reprise du processus de reconnaissance du Kosovo. En même temps, la situation est en train de changer très vite dans le monde arabe où des pays comme la Tunisie avaient des alliances traditionnelles avec la Serbie dont un des éléments était la non-reconnaissance du Kosovo. A ma connaissance le nouveau gouvernement tunisien n’a pas davantage l’intention de reconnaitre le Kosovo, même s’il est difficile de faire des pronostics dans le contexte actuel.


En savoir plus

Site de la mission Eulex

Le courrier des Balkans

Balkan Insight

Avis consultatif de la CIJ sur la légalité de la déclaration d’indépendance du Kosovo

La Serbie se dit une nouvelle fois prête à un dialogue sur le Kosovo - ONU

Débat de l’Assemblée sur le trafic d’organes au Kosovo - Conseil de l’Europe

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