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[Fact-checking] L’Europe décide-t-elle de tout ?

Les critiques formulées contre le fonctionnement de l’Union européenne ne manquent pas, particulièrement en période électorale. L’Europe - ou “Bruxelles” - déciderait de tout, produirait trop de normes, ne serait pas suffisamment démocratique ou encore pas assez transparente. Qu’en est-il vraiment ?

De gauche à droite : Jean-Claude Juncker, Donald Tusk et Antonio Tajani, respectivement présidents de la Commission européenne, du Conseil européen et du Parlement européen
De gauche à droite : Jean-Claude Juncker, Donald Tusk et Antonio Tajani, respectivement présidents de la Commission européenne, du Conseil européen et du Parlement européen - Crédits : Conseil européen

L’Europe décide de tout ?
FAUX

L’affirmation est récurrente. Elle a encore été lancée le 1er mai par Andrej Babis, Premier ministre tchèque, lors d’une rencontre à Varsovie qui a réuni les dirigeants des pays membres les plus récents de l’Union européenne. “Nous avons besoin d’une Europe vraiment forte, mais d’une Europe de pays membres forts” , a ainsi déclaré M. Babis, ajoutant ensuite que la Commission européenne ne devrait pas “décider de tout” .

Au moins l’exécutif européen est-il ici précisément visé. Car la critique de la supposée toute puissance de l’UE ne s’embarrasse le plus souvent pas d’une identification claire du problème. “L’Europe” ou “Bruxelles” sont en effet les cibles privilégiées, car elles permettent de loger toutes les institutions à la même enseigne. Un discours régulièrement utilisé par les formations les plus eurosceptiques voire antieuropéennes comme Debout la France de Nicolas Dupont-Aignan ou l’Union populaire républicaine de François Asselineau.

Or “l’Europe” est évidemment composée d’une multitude d’acteurs. Tandis que “Bruxelles” n’est théoriquement le synonyme que de la seule Commission européenne, dont les pouvoirs sont contrebalancés par ceux des autres institutions, à commencer par les colégislateurs que sont le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne.

Selon la procédure législative ordinaire de l’UE, qui concerne la plupart des politiques à l’exception des affaires étrangères ou encore de la fiscalité pour lesquelles les Etats membres décident entre eux et à l’unanimité, le rôle de la Commission européenne est ainsi de proposer des textes de loi. Ces derniers sont alors étudiés, amendés et votés par le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne où siègent les ministres des Etats membres.

Le processus de décision législative dans l’Union européenne

Dit autrement, aucune directive n’est adoptée sans l’implication directe des eurodéputés et des gouvernements, battant en brèche l’idée reçue selon laquelle une institution composée de technocrates non élus aurait le pouvoir d’imposer des textes contraignants à l’ensemble de l’Union européenne.

Au contraire, le processus législatif est plutôt construit sur le principe du compromis, et peut d’ailleurs nécessiter un temps très important ou échouer. L’établissement d’une directive sur le droit d’auteur, en 2019, n’aura ainsi été possible qu’après plus de deux ans de discussions au Parlement et au Conseil. Alors que la refonte du droit d’asile européen, voulue entre autres par la Commission européenne, demeure pour l’heure impossible, faute d’accord entre les capitales européennes.

En définitive, un pays ne peut se voir imposer une loi européenne que s’il se trouve en minorité lors du vote. C’est arrivé à la France lors du renouvellement de l’autorisation du glyphosate en 2017 : Paris défendait une prolongation de 3 ans, mais une majorité de pays s’est entendue sur 5 ans. Et rares sont les décisions unilatérales de la Commission européenne qui ne peuvent être contournées par les Etats membres. C’est toutefois et principalement le cas en matière de droit de la concurrence, domaine pour lequel Bruxelles a obtenu une compétence exclusive de la part des pays européens. Ainsi la France et l’Allemagne se sont vu refuser la fusion entre Alstom et Siemens en 2019.


Ecouter aussi l’épisode 3 d’Explique-moi l’Europe, le podcast de Toute l’Europe, consacré également à la prise de décision dans l’Union européenne :

Les décisions européennes occupent une grande partie du travail législatif national ?

PLUTÔT VRAI

L’idée selon laquelle l’Union européenne sur-règlemente va souvent de pair avec sa prétendue omnipotence. A cet égard, une partie de la faute revient peut-être à Jacques Delors, président de la Commission européenne de 1985 à 1995 et considéré comme l’un des grands artisans de la construction européenne. “Vers l’an 2000, 80 % de la législation économique, peut-être même fiscale et sociale, sera décidée par les institutions européennes” , a-t-il en effet déclaré en 1988.

Un chiffre qui a fait florès et qui, trente ans plus tard, continue d’être utilisé. “Tout est lié parce que 80 % des lois qui sont votées à l’Assemblée nationale sont soit des recommandations de l’Union européenne soit l’application directe de directives” , a encore affirmé Jordan Bardella, tête de liste du Rassemblement national pour les élections européennes, le 9 avril sur BFMTV.

Or cette prédiction de Jacques Delors s’est révélée erronée, indique l’ensemble des études qui ont été menées pour évaluer la part de la législation européenne dans le total des textes votés au niveau national. Et ce bien au-delà des questions fiscales et sociales qui, encore en 2019, appartiennent très largement aux Etats membres.

Dans un pays comme la France, font valoir Libération ou Public Sénat qui ont récemment consacré de longs articles sur cette question, le véritable chiffre (par ailleurs très difficile à calculer avec précision) serait plus proche des 20 % que des 80 %. C’est en tout cas ce qu’indique une étude de l’institut Jacques Delors de 2014, qui vient donc elle-même contredire le pronostic de son fondateur.

Plus précisément, “l’européanisation des lois nationales” dépasserait les 30 % dans des domaines comme l’agriculture ou l’environnement, où l’activité législative européenne est effectivement intense. Entre 20 % et 30 % de législation en matière de transports, d’énergie ou encore de santé serait issue de l’UE. Tandis que moins de 20 % des textes de loi nationaux dans les domaines du travail, de l’éducation ou de la défense auraient une origine européenne.

Poids de la législation européenne dans la législation nationale - Crédits : Institut Jacques Delors, à partir des données de Thomas König et Lars Mäder, in Sylvain Brouard, Olivier Costa et Thomas König, The Europeanization of domestic legislatures, Springer 2012.

Mais au fond, s’entendre sur un chiffre exact est secondaire, soutiennent les chercheurs qui ont planché sur le sujet, à l’instar de ceux de la London School of Economics (LSE). “Affirmer que 80 % des lois adoptées dans les Etats membres viennent de l’UE nous dit très peu de chose sur l’impact de la législation européenne” , estiment-ils.

Le raisonnement en termes de pourcentage ne veut strictement rien dire sur le plan juridique. Toutes les lois n’ont pas la même importance : un texte interdisant la peine de mort tient en une ligne, une directive européenne fixant les normes techniques à respecter lors de la construction des ascenseurs occupe des dizaines de pages” , abonde Yves Bertoncini, ancien directeur de l’institut Jacques Delors.

Parmi les règles devenues fondamentales figure celle des 3 % de déficit, souvent ciblée par le Rassemblement national. “Grâce à cette seule règle, on pèse sur les activités de plusieurs ministères. Son influence va plus loin que le chiffre” , concède Yves Bertoncini. Mais elle n’aura pas la même influence d’un pays à l’autre, ajoute-t-il. En effet, la règle pèse davantage sur la législation de la France, qui peine à rester sous ce seuil, que de l’Estonie qui ne l’a franchi qu’une seule année depuis son adhésion à l’UE en 2004. Au quotidien, la règle des 3 % “n’a aucun impact législatif” dans ce pays, conclut Libération.

Quant à la multiplication des textes de loi techniques, comme sur les chasses d’eau pour reprendre l’exemple souvent employé par Jean-Claude Juncker, actuel président de la Commission, les autorités européennes œuvrent pour réduire la voilure, ayant conscience que cela nourrit l’euroscepticisme. “La Commission précédente lançait 130 initiatives chaque année. Aujourd’hui, ce nombre a été rapporté à 23. Nous avons retiré entre 80 et 100 directives de la table des colégislateurs, car nous ne voulions pas règlementer tous les aspects de la vie quotidienne des Européens” , explique M. Juncker.

La prise de décision européenne n’est pas démocratique ?

PLUTÔT FAUX

Autre idée reçue connexe : le déficit démocratique dont souffrirait la prise de décision européenne. Une fois encore, l’étude du système législatif de l’Union européenne vient plutôt contredire cette affirmation. En effet, ce dernier a été fondé sur le respect de la séparation des pouvoirs et de l’Etat de droit, deux éléments constitutifs de la démocratie. Comme le premier schéma ci-dessus l’indique, la Commission européenne, qui occupe le pouvoir exécutif, dispose de l’initiative législative, tandis que le Parlement européen et le Conseil de l’UE, qui représentent à eux deux le pouvoir législatif, ont pour rôle le vote de la loi. Le fonctionnement de l’UE n’est donc pas si éloigné d’un pays comme la France ou l’Allemagne. Même si, en France par exemple, le Parlement a également le droit d’initiative et dispose d’un pouvoir plus conséquent sur le vote du budget annuel.

Quant au caractère peu démocratique du mode de nomination ou d’élection des personnalités siégeant au sein de ces trois institutions, la critique ne tient également que (très) partiellement. En effet, les eurodéputés sont élus tous les cinq ans au suffrage universel direct : leur légitimité démocratique ne peut donc être contestée. Au sein du Conseil de l’Union européenne, siègent les ministres des Etats membres, issus donc de gouvernements élus. Enfin, le président de la Commission européenne est élu par les eurodéputés sur proposition des chefs d’Etat et de gouvernement : sa légitimité démocratique est donc également importante, quoique indirecte. Le collège des commissaires européens enfin est composé de personnalités choisies directement par les dirigeants des Vingt-Huit, leur donnant également un caractère démocratique indirect.

Cela étant dit, de légitimes critiques sont régulièrement énoncées sur certains dysfonctionnements ou carences dans la prise de décision européenne. Elles portent premièrement sur le manque de transparence de certaines institutions. De fait, les décisions prises par le Conseil de l’Union européenne, le Conseil européen ou encore l’Eurogroupe - qui réunit les ministres des Finances de la zone euro - sont notoirement opaques. Une situation dénoncée notamment par la médiatrice européenne, Emily O’Reilly, en 2018, selon qui le Conseil “ne répond pas aux exigences de transparence sur le processus législatif” . Le droit d’accès “limité” est en effet le plus souvent associé aux documents, les rendant confidentiels, et ce de manière “disproportionnée” selon la médiatrice.

Notons que le poids de la “comitologie” vient également tempérer le caractère démocratique de la prise de décision européenne. Comme l’a notamment expliqué Jean Quatremer dans Libération, la Commission européennen’est pas libre de faire ce qu’elle veut” s’agissant de la mise en œuvre de la législation adoptée par le Parlement et le Conseil de l’UE. Elle doit “proposer” à un comité composé d’un représentant par Etat membre “la décision qu’elle souhaite prendre” . Or ces comités “siègent loin des regards” et permettent aux Etats, dans certains cas sensibles comme le renouvellement de l’autorisation du glyphosate, de repousser des décisions voire de “se défausser sur Bruxelles” .

Deuxièmement, l’action des groupes d’intérêt à Bruxelles, deuxième capitale mondiale du lobbying derrière Washington, est également dénoncée. Un registre des lobbys a bien été mis en place en 2011 et ces derniers sont obligés d’y figurer pour avoir accès aux bâtiments de la Commission européenne et du Parlement européen. Les commissaires ont aussi l’obligation, depuis 2014, de publier la liste de tous leurs rendez-vous avec les groupes d’intérêt, de même que les députés occupant des postes clés (présidents de commissions parlementaires, rapporteurs et rapporteurs fictifs de textes) depuis janvier dernier. Mais ces obligations s’arrêtent aux murs des institutions… Et de son côté, le Conseil de l’UE n’a pas encore adopté de mesures pour améliorer la transparence dans ses relations avec les lobbys.

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