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Bronislaw Geremek : “J’ai proposé la création, à Strasbourg, d’une Université qui symboliserait l’esprit européen”

Bronislaw Geremek - DRProfesseur d’histoire, spécialiste de l’époque médiévale, Bronislaw Geremek s’investit en politique dans les années 80 en devenant conseiller de Lech Walesa au sein de Solidarnosc.
En 1989, il est élu député au Parlement polonais avant d’être nommé ministre des Affaires étrangères de Pologne, poste qu’il occupe entre 1997 et 2000.

Depuis 2004, Bronislaw Geremek siège au Parlement européen au sein du Groupe ADLE (Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe).

On dit que les Polonais, s’ils devaient se prononcer sur la Constitution européenne, rejetteraient ce texte. Qu’en pensez-vous ?

La Pologne connaît une situation paradoxale : la plupart des élites politiques sont eurosceptiques, tandis que le peuple est “euroenthousiaste” . Un sondage publié récemment montre que la moitié des Polonais se dit favorable au traité constitutionnel. S’il était présenté par référendum, le traité constitutionnel serait certainement approuvé par les Polonais. Après le référendum français, il y a eu un moment de doute dans l’opinion publique, lié au fait que la France est considérée comme “le” pays à l’origine de l’Union européenne. Le soutien au traité est alors tombé à 40%. Mais le dernier sondage est la preuve que le soutien est revenu.

Comment a été ressentie l’utilisation de la figure du plombier polonais par les opposants français au traité constitutionnel ?

Nous avons ressenti cela de façon très douloureuse. C’était une figure rhétorique absolument fausse. On a voulu faire croire que les travailleurs polonais allaient prendre la place des Français.

La France se trouve aujourd’hui dans une période de transition pendant laquelle la liberté de circulation est limitée pour les travailleurs des nouveaux pays membres, même si elle envisage de faire appel à certains dans des domaines particuliers. Le Royaume-Uni, l’Irlande, la Suède ou la Finlande (désormais rejoints par les pays méridionaux) ont depuis un an déjà introduit la liberté totale de mouvement. Ces pays profitent largement des travailleurs immigrés. Mais il faut dire que les Polonais préfèrent rester dans leur pays quand ils ont la possibilité d’y trouver du travail.

On se souvient des paroles de Jacques Chirac à l’égard des nouveaux membres avant la guerre en Irak, affirmant qu’ils avaient “perdu une bonne occasion de se taire” . Les Polonais gardent-ils de la rancœur à l’égard de la France ?

C’étaient des paroles blessantes dont les Polonais gardent le souvenir. Mais je ne pense pas que cela puisse peser sur les rapports polono-français. La Pologne est tournée vers la France depuis des siècles. Ce pays, ainsi que l’Allemagne, a joué un rôle crucial pour notre rapprochement avec l’Union européenne, notamment dans le cadre du triangle de Weimar, instrument de coopération politique créé il y a dix ans. En Pologne, quand on pense à l’intégration européenne, on pense avant tout à la France et à l’Allemagne.

Les médias français se sont fait l’écho d’une entrée dans le gouvernement polonais de formations qualifiées d’ultraconservatrices, voire d’extrémistes. Qu’en est-il au juste et quel impact cela aura-t-il sur la politique européenne de la Pologne ?

Les dernières élections ont donné le pouvoir au parti Droit et Justice, qui est une formation radicale-nationaliste et à deux autres partis. L’un [la Ligue des familles polonaises] est intégriste, xénophobe et eurosceptique. L’autre, Défense paysanne, est populiste, son programme n’est pas très clair.

Pourquoi un tel résultat ? Le précédent gouvernement a terminé son mandat dans une atmosphère de corruption, qui touchait les grands représentants de la coalition au pouvoir. Ces révélations ont beaucoup impressionné une société encore pauvre. C’est l’ensemble de la classe politique qui s’en est trouvé discréditée. En second lieu, la transition économique polonaise est douloureuse. Elle a accru les différences de revenus, ce qui engendre des frustrations. Le taux de chômage est à 17% et frappe des groupes entiers de populations, notamment ceux qui en 1989 ont connu la décomposition des fermes d’Etat. Dans ces milieux, la propagande populiste trouve facilement des soutiens.

Sans sous-estimer les effets déstabilisateurs de ces élections, il ne faut pas les exagérer car la Pologne ne quittera pas le chemin qu’elle a emprunté il y a seize ans. Le parti Droit et justice s’est formé autour du slogan du rétablissement de la peine de mort, mais maintenant qu’il est au pouvoir il ne l’applique pas, à cause de ce que pourrait en dire l’Union européenne. C’est un argument très important, qui prouve que l’Europe repose sur un certain nombre de standards politiques et éthiques, auxquels la Pologne adhère.

Vous vous êtes prononcé en faveur d’une Université européenne. Quelles sont les principales caractéristiques de ce projet ?

Aujourd’hui, les frais de déplacement du Parlement européen entre Bruxelles et Strasbourg, où il siège quatre jours pas mois, s’élèvent à 200 millions d’euros par an. Cette situation suscite de plus en plus de mécontentement chez les parlementaires. Je ne suis pas de ceux qui ont signé la pétition en faveur d’une installation définitive à Bruxelles, car le choix de Strasbourg était une décision historique et symbolique.

Comme ce transfert ne peut se faire sans la France, j’ai proposé qu’on réfléchisse du côté français à la création d’une Université de l’Europe. Cette université symboliserait l’esprit européen et rendrait à la langue française son importance comme moyen de communication. Je la vois comme un lieu d’excellence dans l’éducation et la recherche, une institution du 21e siècle, rompant avec les routines de la vie universitaire.

L’université, qui est une invention européenne, n’est plus associée à l’image de l’Europe dans le monde. Ce sont aujourd’hui les universités américaines ou australiennes qui attirent une majorité d’étudiants. Et la plupart des Européens qui vont aux Etats-Unis pour faire leur thèse de doctorat finissent par s’installer là-bas. Soit les universités européennes ne répondent pas aux défis actuels, soit elles manquent de moyens financiers.

Avec le biologiste Jean-Didier Vincent, nous aimerions lancer un mouvement intellectuel autour de ce thème pour penser le fonctionnement de l’université nouvelle, y attirer les meilleurs cerveaux et créer autour de la future Université de Strasbourg un réseau de coopération.

Ne court-on pas le risque de s’adresser uniquement aux élites ?

L’université ne concerne pas uniquement les élites, mais l’Europe tout entière. Si nous n’arrivons pas à changer le système éducatif en Europe, à lui donner une dimension européenne, à retrouver la force d’innovation qui caractérise l’esprit européen, l’Europe ne se fera pas. Il faut que les citoyens se retrouvent dans la construction européenne, qu’ils voient dans quels domaines c’est une chance pour eux. Or l’éducation est au centre de la vie quotidienne, il n’existe pas de sujet plus populaire, plus universel.

Quelle serait la spécificité de cette université par rapport aux universités américaines ?

Le but n’est pas de se montrer différent des universités américaines, qui sont d’ailleurs une exportation européenne. Il faut avant tout retrouver l’excellence, la performance, aussi bien dans l’enseignement que dans la recherche.

C’est l’Europe qui a posé les deux conditions nécessaires au développement des universités : d’une part, le lien entre la recherche et l’enseignement ; d’autre part la liberté d’action et l’autonomie d’existence. Les universités américaines répondent à la première condition, mais elles demeurent soumises aux milieux d’affaires, à la société de marché. On peut donc mettre en doute leur liberté de recherche et d’enseignement. L’Université européenne serait quant à elle financée à la fois par des fonds publics et privés.

Le budget européen permet-il un tel financement ?

Si on lui attribuait les 200 millions d’euros qui servent aujourd’hui à financer les déplacements du Parlement européen, l’Université européenne aurait un beau capital de départ. Si la Commission européenne vient de lancer le projet d’Institut européen de technologie (IET), c’est bien la preuve que ce genre d’initiative est important. Et si quelqu’un comme Bill Gates finance l’IET, cela veut dire que l’Université européenne pourra récolter des fonds privés en plus du financement public.

J’ajoute qu’il est important qu’une telle université accepte le pluralisme linguistique. Les cours y seraient délivrés dans deux langues principales, l’anglais et le français, peut-être aussi l’allemand, et les étudiants auraient la possibilité d’y apprendre les autres langues européennes. Il est important pour l’avenir de l’Union européenne que le français ne disparaisse pas de la circulation politique et culturelle, ce qui est en train d’arriver.

Comment comptez vous faire aboutir cette initiative ?

Nous avons reçu, avec Jean-Didier Vincent, des réactions aussi bien sympathiques que négatives. Il faut maintenant que nous présentions une étude technique de ce projet. Puis il nous faudra trouver un soutien politique. La décision appartient en premier lieu à la France et ensuite aux instances de l’Union européenne.

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