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Bernard Cassen : “Nier la dimension nationale dans la construction européenne serait une illusion absolue”

Bernard Cassen - DRBernard Cassen est président d’honneur d’ATTAC France (Association pour la taxation des transactions financières et pour l’aide aux citoyens), une association qu’il a présidée de sa fondation en 1998 jusqu’en 2002. Il est également directeur général du Monde diplomatique, où il traite notamment des questions européennes. Il est l’une des figures du mouvement altermondialiste.

Louis Weber, membre du Conseil scientifique d’ATTAC, qui a par ailleurs répondu à nos questions sur la stratégie de Lisbonne, était également présent lors de cet entretien.

Jacques Nikonoff, président d’ATTAC, déclarait en mars 2005 qu’une victoire du non en France “encouragerait les forces sociales des autres pays européens” et “ouvrirait la voie à la négociation d’un nouveau traité européen, afin de refonder l’Union européenne sur des bases différentes” . Qu’en est-il, plus d’un an après le référendum ?

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le “non” français a eu beaucoup d’écho en Europe. En Espagne, par exemple, on a vu un regain d’intérêt pour les questions européennes au lendemain du vote. Il faut également savoir que dans certains pays, où les ratifications se sont faites par voie parlementaire, il n’y a eu aucun débat. En Allemagne, s’il y avait eu un référendum, tout le monde sait bien le “non” l’aurait emporté.

Est-ce que ce vote s’est pour autant traduit par un plan B ? Non, c’est évident. Mais il a ramené à la modération un certain nombre de gouvernements et de responsables politiques qui savent très bien que le sujet est ultrasensible. Aujourd’hui, il est clair que le traité constitutionnel est mort.

Certains dirigeants continuent pourtant de soutenir le processus de ratification.

Tout ceci est absurde. C’est une négation totale des nations qui ont pris position pour le “non” , et de celles qui feraient le même choix. Parce que si la Pologne, la République tchèque ou le Royaume Uni votaient, ce serait non à tous les coups.

Aujourd’hui certains proposent la signature d’un mini traité institutionnel, d’autres la convocation d’une nouvelle Convention. Que pensez-vous de ces différentes hypothèses ?

Il est évident que l’Union européenne, surtout avec les adhésions roumaine et bulgare, est bloquée sur le plan institutionnel. D’ailleurs, le traité de Nice prévoit qu’à partir de 27 membres il faut changer les règles. Si le traité qui nous a été proposé avait seulement consisté en quelques dispositions institutionnelles, on ne se serait pas mobilisés. A titre personnel, je ne suis pas contre un Président de l’UE élu pour deux ans et demi, ni pour un Ministre des Affaires étrangères, même si dans les faits cela ne changerait rien, en l’absence de politique commune.

Mais ce n’est certainement pas cela qui aurait créé une Europe politique. Quand vous additionnez toutes ces mesures institutionnelles, elles sont absolument dérisoires. L’une d’elle relève même de l’imposture, c’est le fameux droit d’initiative populaire. Enfin si tout cela était reformulé dans un nouveau traité, pourquoi pas. Mais attention, il ne s’agit pas de reprendre la première partie du traité constitutionnel qui contient des dispositions scandaleuses comme la concurrence libre et non faussée ou la subordination de l’UE à l’OTAN.

Quant à convoquer une Convention ou une assemblée constituante, je suis contre chacune des deux hypothèses. La Convention n’a aucune légitimité. C’est comme si vous preniez 80 personnes au hasard dans la rue. Ce ne serait pas plus sot, d’ailleurs. Pour qu’il y ait une assemblée constituante, encore faudrait-il qu’il y ait un souverain. Et cela ne peut-être que le peuple européen. Or, ce peuple européen n’existe pas. Pour l’instant, il y a vingt-cinq peuples.

Vous défendez donc la vision de l’Europe des nations ?

Tout ceci est un faux débat. La question est déjà tranchée. Personne ne veut d’une Europe fédérale, pas un seul gouvernement. Nier la dimension nationale dans la construction européenne serait une illusion absolue. Ce serait supposer que le problème principal a été réglé.

Toute la question est de savoir comment on combine les réalités nationales avec une ambition européenne qui est nécessaire. Car il doit y avoir un niveau supranational pour un tas de problèmes qui ne peuvent qu’être réglés à l’échelle européenne, comme l’espace aérien ou l’environnement.

Votre association se pose la question d’un débouché politique à ses actions. Ce débouché peut-il se faire au niveau des institutions de l’Union européenne ?

Dans un document adopté par l’ensemble des ATTAC d’Europe, nous demandons une démocratisation des institutions de l’Union européenne, à institutions constantes. Nous préconisons entre autres choses le droit d’initiative populaire, à condition que les propositions législatives aillent directement au Conseil et au Parlement sans passer par la Commission. Nous demandons la suppression totale du monopole d’initiative législative de la Commission au profit des gouvernements et des parlements nationaux. Nous réclamons des référendums européens pour refuser certaines directives.

Par ailleurs, c’est de la folie de tenir les parlements nationaux à l’écart du processus de décision. Le Parlement européen a une légitimité réduite, contrairement aux parlements nationaux. Tant que l’idée européenne ne sera pas appropriée par l’ensemble des élus français, les institutions européennes resteront en lévitation au-dessus de la réalité. Certains disent que le retour au national est un retour en arrière mais, au contraire, c’est un pas un avant. Le processus actuel n’est pas légitime et il est contre-productif. Je n’arrive pas à comprendre comment les européistes ne se rendent pas compte de cela.

La proposition de directive sur les services, dite “Bolkestein” , a été remaniée à la suite du débat au Parlement européen en février dernier. Comment jugez-vous la nouvelle version de ce texte ?

Elle est néfaste et à rejeter absolument. Je ne suis pas du tout convaincu qu’il faille un marché commun des services. Je ne vois pas ce que cela apporte.

Pourquoi est-ce que l’on veut un marché commun des services ? C’est uniquement pour créer les conditions du dumping social et fiscal. Les besoins du marché du travail peuvent être parfaitement satisfaits par d’autres moyens. On nous dit que le principe du pays d’origine a été supprimé mais ce n’est pas vrai. Lorsque la Cour de justice aura à arbitrer elle s’y réfèrera, beaucoup de députés l’ont dit. C’est donc une directive totalement scélérate, même dans une forme légèrement édulcorée par le Parlement.

Lorsque vous dites que la directive a été conçue uniquement pour créer les conditions du dumping social et fiscal, cela sonne un peu comme s’il y avait un plan délibéré.

Mais bien entendu. Et ce n’est pas un plan qui est caché, il est public.

Moi je suis pour les protections. Je crois que les protections créent plus d’emplois que l’absence de protections. Demandez-vous qui demande la libéralisation du marché des services. Cela vous indique tout de suite quels intérêts la directive sert. Et il est évident que le patronat était plus que favorable à une libéralisation du marché des services.

Pendant la campagne, la concurrence libre et non faussée au sein de l’UE a été très critiquée. Ne pensez-vous pas que la politique européenne de concurrence, qui a permis l’ouverture de compagnies aériennes low-cost, ou encore la baisse des tarifs dans les télécommunications et l’Internet, profite aux consommateurs ?

N’importe quel Européen a trois dimension : c’est à la fois un consommateur, un contribuable et un citoyen. Ce que le consommateur gagne avec la concurrence, le contribuable le perd. Quand vous avez une concurrence qui aboutit à des réductions massives d’emploi, c’est le contribuable qui le paye à travers les impôts et les charges sociales. Donc il faut avoir les deux regards et en même temps celui du citoyen, qui les surplombe. Il faut voir ce qui est bon ou pas pour une société.

Je suis pour l’abolition de la DG 4 (NDLR - direction générale de la Commission en charge de la politique de concurrence) et du commissaire à la Concurrence, qui a des pouvoirs exorbitants sans avoir de comptes à rendre à personne. Voir le collège de Commissaires décider de la vie ou de la mort d’une entreprise, c’est humiliant. Quand je vois un Premier ministre qui se rend à Bruxelles la chemise ouverte et la corde au cou pour se mettre à genoux devant un Commissaire, je me sens humilié en tant que citoyen. C’est inadmissible. Il faut rétablir le principe de subsidiarité.

Et pour les opérations qui concernent le marché européen ?

Elles se règleraient par des discussions entre les autorités de concurrence des différents Etats, et pas à travers le choix d’un Commissaire qui décide souverainement. D’autant que cette politique est absurde puisqu’elle ne prend pas en compte la dimension mondiale, mais uniquement la dimension européenne.

L’approche européenne des services publics vous semble-t-elle satisfaisante ?

Elle me semble totalement insatisfaisante. Je suis contre toute législation européenne sur les services publics. C’est l’affaire de chaque pays. Une législation européenne serait libérale par définition. Les services publics ne tombent pas du ciel, ils ont une histoire, ils sont le produit de luttes dont la Commission voudrait faire table rase pour tout homogénéiser vers le bas.

Je suis en faveur du retrait de toute notion de concurrence dans les services publics. Les services publics ne peuvent pas être régis par la concurrence. C’est notre droit souverain de subventionner comme nous le souhaitons tel ou tel service public.

Ne pensez-vous pas qu’une directive cadre sur les services d’intérêt économique général (SIEG) telle que celle proposée par le Parti socialiste européen permettrait de protéger les services publics contre la menace que représente pour vous la concurrence ?

La proposition du PSE était bien intentionnée. Ils se rendent bien compte de la frénésie libérale de la Commission et du Parlement, donc ils veulent sauver les meubles. Ce n’est pas du tout ce qu’il faut faire. Ce qu’il faut c’est changer complètement les règles. Il faut une directive abolissant toutes les directives précédentes, un changement de traité en quelque sorte.

Pouvez-vous nous dessiner les contours de “l’autre Europe” que vous appelez de vos vœux ?

Premièrement, nous voulons une démocratisation radicale des institutions européennes, qui sont profondément antidémocratiques. Deuxièmement, une autre Europe se fonderait sur d’autres valeurs et d’autres normes. Il faut instaurer comme norme supérieure non plus la concurrence mais la solidarité. Cela donnerait une Europe à trois dimensions : solidaire en son sein, solidaire avec le reste du monde et solidaire avec les générations futures.

Solidaire en son sein, cela veut dire une augmentation substantielle du budget de l’Union pour permettre aux nouveaux entrants de rattraper au plus vite leur retard, mais selon des critères de convergence sociaux aussi impératifs que les critères monétaires du traité de Maastricht.

Vis-à-vis des pays tiers, il faut d’autres formes d’accords que les accords de libre-échange, qui sont des accords scandaleux car profondément inégaux. Ces pays ouvrent unilatéralement leurs marchés ce qui empêche les industries naissantes de prospérer. Moi je suis pour des barrières douanières élevées de la part des pays du Sud contre les produits industriels et les services des pays du Nord. En matière agricole, nous sommes favorables à la souveraineté alimentaire, c’est-à-dire le droit à la protection contre les importations pour tous les pays, y compris ceux du Nord.

Le libre-échange ne peut pas être un principe constitutif, ni européen ni international. Le libre-échange, c’est le déni de la politique. Ce sont seulement des flux de marchandises, de services et de capitaux sur lesquels les citoyens n’ont aucune prise. Nous demandons la réappropriation du politique par les citoyens. Le contenu de l’Union européenne doit être décidé politiquement. C’est la volonté des citoyens qui doit primer et non pas des règles dont on sait qu’elles servent les plus forts.

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