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Sophie Boissard : “Lisbonne fournit aux Etats membres de l’UE une formidable occasion de se réinterroger sur sa stratégie globale de croissance”

Sophie Boissard - DRSophie Boissard est Directrice générale du Centre d’analyse stratégique (CAS), un organisme directement rattaché au Premier ministre, qui a succédé au Commissariat général du Plan en mars 2006. Le CAS a pour mission d’éclairer le gouvernement dans la définition et la mise en œuvre de ses orientations stratégiques en matière économique, sociale, environnementale ou culturelle. A ce titre, il contribue au suivi de la stratégie de Lisbonne au niveau national.

En 2005, les objectifs de la stratégie de Lisbonne ont été redéfinis, si bien qu’on parle aujourd’hui de “Lisbonne 2” . Quelles sont les principales modifications apportées à ce processus ?

Il faut tout d’abord rappeler que la stratégie de Lisbonne est la réponse donnée par l’Union européenne aux enjeux de la mondialisation. Cette stratégie s’est naturellement tournée vers les enjeux d’innovation et de compétitivité en posant les question suivantes : comment faire de l’Europe une économie de la connaissance, basée sur des industries innovantes ? Comment faire en sorte que les politiques macroéconomiques, les individus, les entreprises, le système de formation, s’insèrent dans une dynamique globale qui pourrait mener à l’innovation, au plein-emploi et au dynamisme économique ? En 2000, dans une période d’euphorie économique, on a embrassé un spectre extrêmement large, en intégrant également des questions de développement durable.

En se rendant compte en 2005 que les principaux objectifs chiffrés (70% de taux d’emploi de la population active, 3% du PIB consacrés aux dépenses de recherche et développement) étaient loin d’être atteints, les Etats membres ont décidé au cours du sommet de Luxembourg de se recentrer sur les questions de croissance et d’emploi. La Commission a mis à disposition des Etats une série de lignes directrices, sorte de guides méthodologiques qui leur permettent de s’évaluer par rapport à leurs partenaires et de voir quels sont pour eux les meilleurs chemins de réformes. Deuxième innovation : la demande faite à chacun des Etats de concevoir un plan stratégique triennal décrivant le sentier global de réformes qu’il entend suivre pour atteindre les objectifs de Lisbonne. Fin 2005, la France, à l’instar de ses partenaires, a transmis à la Commission son programme national de réforme (PNR), qui fera l’objet d’un premier bilan à l’automne prochain.

Il semble que ces modifications n’ont pas fait taire les critiques développées à l’encontre de la stratégie de Lisbonne…

La tonalité globale sur le processus de Lisbonne est effectivement assez critique. Le fait qu’après six ans on soit aussi loin des objectifs définis en 2000 conduit à s’interroger sur ce processus. On lui reproche souvent d’être trop indicatif, trop décentralisé, de manquer d’éléments contraignants pour inciter les Etats à procéder aux réformes les plus urgentes. Certains regrettent qu’on ait mis sur le même plan les réformes du marché du travail et du marché des produits, sans définir en même temps une stratégie macroéconomique permettant d’accompagner des décisions douloureusement ressenties et qui mettent du temps à produire leurs effets. Autre reproche récurrent : la modification opérée en 2005 ne s’est pas accompagnée d’une remise à plat des instruments de politique macro-économique au plan européen, en particulier d’un pontage suffisamment étroit entre la politique monétaire et la fonctionnement de la zone euro. Ces critiques-là sont sérieuses. La dynamique politique qui s’est ouverte en 2000 a jusqu’à présent déçu.

Peut-on dire pour autant que le processus de Lisbonne est mort ? Je pense que les objectifs définis en 2000 sont les bons. Vraisemblablement, on n’a pas mis sur la table les outils suffisamment performants pour se donner les moyens de les atteindre, peut-être par manque de volonté politique. Mais il y a parmi les vingt-cinq des Etats très avancés : ceux du nord de l’Europe, mais aussi l’Irlande ou l’Espagne. Cela prouve que même avec des insuffisances au plan communautaire, beaucoup de choses sont possibles au plan national.

La grande difficulté de ce débat, c’est que l’on confond sous le vocable de Lisbonne deux réalités différentes : d’une part la reconnaissance par l’ensemble des Etats de l’Union que le salut de l’Europe dans un environnement mondialisé, c’est le choix d’une production à très forte valeur ajoutée, en constante innovation, avec un capital humain très formé et très mobile ; d’autre part, les moyens mis en œuvre par chacun des Etats pour parvenir à cet objectif. Qu’on le veuille ou non, il y des choses que les institutions bruxelloises ne peuvent pas faire à la place des pays.

Pour en revenir aux critiques, on constate que celles-ci sont surtout adressées aux insuffisances du volet communautaire. Le volet national est quant à lui sous-estimé, voire ignoré.

Quels bénéfices associez-vous à ce volet national ?

Lisbonne fournit à chacun des Etats membres de l’UE une formidable occasion de se réinterroger sur sa stratégie globale de croissance - ce que la France ne faisait plus depuis qu’elle avait abandonné les exercices de planification instaurés après-guerre - et de mettre en cohérence des politiques souvent conçues en tuyau d’orgue. Deuxième utilité de Lisbonne d’un point de vue national : nous permettre de bien mesurer ce qui est de notre ressort et ce qui ne peut être valablement fait qu’à un niveau supérieur, en s’appuyant sur les institutions européennes.

D’un point de vue méthodologique, cela suppose que le gouvernement se dote de lieux dans lesquels on puisse faire ce travail de mise en cohérence et de synthèse. Politiquement, cette tâche est confiée à Thierry Breton, ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie. Sur le plan administratif, elle est menée conjointement par le Centre d’analyse stratégique, qui s’occupe des aspects techniques, et par le Secrétariat général des affaires européennes (SGAE), qui sert d’interface avec les institutions de Bruxelles. La synthèse se fait sous la présidence du Premier ministre, en comité interministériel sur l’Europe. Il est essentiel de porter les dossiers européens de cette envergure au niveau interministériel, sous l’égide du Premier ministre. La création du comité interministériel sur l’Europe coïncide d’ailleurs avec le lancement du premier cycle des PNR.

Concrètement, quel est le rôle du Centre d’analyse stratégique dans ce circuit administratif ?

Avec l’aide de l’ensemble des parties prenantes, nous contribuons à élaborer une stratégie cohérente de croissance et d’emploi, dont la mise en œuvre appartient ensuite à chacun des acteurs concernés. Le travail effectué ici est un travail de conception et d’évaluation. Ce dernier aspect est très important puisque les réformes réussies se sont toujours appuyées sur des évaluations régulières, sur des tableaux de bord, sur un travail systématique de vérifications et d’ajustements.

Lors de ce travail de conception, n’a-t-il pas été difficile d’adapter à l’environnement français des lignes directrices prévues indistinctement pour vingt-cinq Etats membres ?

Je crois qu’il faut prendre les lignes directrices pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire une aide à la décision et à la conception de politiques, mais en aucun cas un carcan dans lequel il faudrait absolument rentrer. Les lignes directrices ne sont pas l’alpha et l’oméga de la stratégie de Lisbonne. Le plus important c’est la dynamique de réformes et de conception stratégique qu’elles requièrent de la part des Etats membres. Soit les Etats jouent le jeu parce qu’ils estiment que c’est leur intérêt et que cette démarche peut leur être utile, soit ils estiment que tout ceci n’a pas beaucoup d’importance et préfèrent suivre une autre méthodologie. A ce moment-là, Lisbonne reste lettre morte.

Vous préparez pour octobre 2006, en collaboration avec le SGAE, le premier rapport de mise en œuvre du programme national de réforme, qui sera ensuite adressé à la Commission européenne. Que trouvera-t-on dans ce rapport ?

Un an après le lancement du PNR, ce rapport de mise en œuvre dressera le bilan de ce qui a été fait, présentera les compléments que nous pensons utiles d’y apporter et indiquera les inflexions à donner, notamment en matière de politique de l’emploi. Nous avons essayé d’y associer des ressources qu’on ne mobilise pas assez dans l’administration : les partenaires sociaux, tous les relais de la vie économique et sociale, ainsi que des experts académiques français ou étrangers, qui ont souvent une vision sans concessions, mais très utile, des marges de progression possibles pour la France.

Les partenaires sociaux associés à l’évaluation de la stratégie de Lisbonne y ont-ils retrouvé une idée qui leur est chère, ainsi qu’aux Français dans leur ensemble, celle d’un “modèle social européen” ?

Les partenaires sociaux se sont réunis à ce sujet au sein d’une enceinte présidée par le ministre de l’Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement : le Comité du dialogue social européen et international (CDSEI). La plupart d’entre eux partagent l’idée dominante selon laquelle la stratégie de Lisbonne est la bonne quant à ses objectifs. Ils estiment cependant qu’en ce qui concerne le marché du travail et les garanties sociales données à l’ensemble des salariés, on n’a pas mis sur la table les règles et les moyens financiers à la hauteur de ce que supposeraient les engagements pris. On en revient à un débat, qui est plus français qu’européen, sur la meilleure façon d’augmenter le taux d’emploi.

Pensez-vous que les critiques émises sur le manque de coordination entre les Etats de l’Union puissent avoir pour effet d’accélérer l’intégration de leurs politiques macroéconomiques ?

Les Etats se sont fixé une clause de rendez-vous en 2010. Peut-être tiendront-ils compte alors des insuffisances qui se sont révélées au fil de ces dix années et cela conduira à reposer la question des outils de politique économique et sociale au plan européen.

Ceci étant, j’ose espérer que cette question n’attendra pas 2010 pour être posée. La prochaine étape importante sera l’ouverture du deuxième cycle des PNR, au second semestre 2008, sous la présidence française de l’Union. C’est de notre point de vue un rendez-vous essentiel, auquel le Centre d’analyse stratégique travaille déjà, notamment en organisant des séminaires de fond. Notre but est de mettre sur la table courant 2007 des propositions à la fois innovantes et très construites, pour que la France puisse faire de son PNR 2008 un modèle de ce qu’elle entend promouvoir au plan européen.


Propos recueillis le 25/07/2006

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