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[Fact-checking] Retraites : l’Union européenne impose-t-elle sa réforme à la France ?

La réforme des retraites aujourd’hui défendue par le gouvernement français prévoit de relever progressivement l’âge légal de départ à 64 ans et de mettre fin aux régimes spéciaux. Mais quel rôle a joué l’Union européenne dans ce projet ? Décryptage.

Couple de retraités
La France est elle-même à l’origine de sa réforme des retraites. Crédit : iStock / Toute l’Europe

CE QUE VOUS ALLEZ APPRENDRE DANS CET ARTICLE :

  • La recommandation de la Commission européenne invitant à réformer le système français de retraites n’a rien de contraignant. 
  • Celle-ci ne préconise pas de relever l’âge légal de départ en retraite. 
  • Le projet de réforme vient à l’origine du gouvernement français.
  • La France ne risque ni amende ni suspension des fonds du plan de relance européen si elle ne met pas cette réforme en œuvre. 

Avec un relèvement progressif de l’âge légal de départ de 62 à 64 ans et la fin des régimes spéciaux, le projet français de réforme des retraites vise, selon le gouvernement, “à en améliorer l’équité et la soutenabilité”.

Or depuis plusieurs années, l’Union européenne recommande à la France de réorganiser son système de retraites. La réforme en cours a-t-elle alors été, comme certains l’affirment, dictée par Bruxelles ?

Au mois de mai 2018, la Commission européenne avertit la France sur son niveau élevé de dette publique, alors proche des 100 % de PIB. Une alerte qui n’a rien de très nouveau, puisque la dette française dépasse depuis plusieurs années les 60 % du PIB autorisés par le traité de Maastricht. 

Cette fois cependant, la recommandation de la Commission invite explicitement la France à “uniformiser progressivement les règles des différents régimes de retraite pour renforcer l’équité et la soutenabilité de ces régimes”. Elle ajoute qu’un “système des retraites plus simple et plus efficient générerait des économies plus importantes et contribuerait à atténuer les risques qui pèsent sur la soutenabilité des finances publiques à moyen terme”. Le recul de l’âge de départ en retraite, lui, ne fait en revanche l’objet d’aucune mention.

Une recommandation européenne

Pourquoi de telles préconisations de la part de la Commission ? Depuis plus de dix ans, celle-ci reçoit chaque année, en avril, les programmes de réformes économiques et sociales des gouvernements de l’Union européenne. Elle les évalue et formule ensuite, en mai ou juin, une liste de recommandations par pays. Celles-ci portent sur un large éventail de thèmes, des finances publiques aux systèmes sociaux en passant par la fiscalité ou l’éducation. 

Le Conseil Ecofin, qui regroupe les ministres des Finances des 27 Etats membres, valide ces recommandations en juillet, après les avoir éventuellement modifiées. Les Etats doivent ensuite les prendre en compte dans les 12 à 18 mois qui suivent. 

Ce cycle annuel porte le nom de “semestre européen”. Son objectif : coordonner les politiques budgétaires des Etats membres et s’assurer de la bonne santé économique de chacun. Car les difficultés d’un seul, notamment lorsque ses finances publiques ne sont pas équilibrées, peuvent fragiliser tous les autres. 

Un projet français 

Toutefois, le gouvernement français avait signalé dès juillet 2017 son ambition de revoir en profondeur le système de retraites. Et en avril de l’année suivante, son programme national de réformes présentait à la Commission européenne les grandes lignes de ce projet. Ce n’est donc qu’a posteriori, en mai 2018, que ces mesures ont été incluses dans les recommandations de la Commission. 

De fait, les recommandations du semestre européen effectuent plusieurs allers-retours entre la Commission européenne et chaque gouvernement avant d’être définitivement validées par le Conseil de l’UE, c’est-à-dire les Etats membres eux-mêmes. D’une part, la Commission dresse la situation économique de chaque pays, de l’autre les élus nationaux ont leur propre agenda. A l’arrivée, “on essaie de faire en sorte que les deux se rencontrent”, explique Amandine Crespy, professeure en science politique à l’Université libre de Bruxelles (ULB).

Or “à divers points de vue, la ligne idéologique d’Emmanuel Macron est alignée avec celle de la Commission”, ajoute la chercheuse : “la Commission n’a donc pas besoin de lui dire ce qu’il doit faire”. Ce qui n’est pas nécessairement le cas avec tous les gouvernements : “Sous François Hollande, les services gouvernementaux ont pu avoir des des désaccords avec les services de la Commission, notamment à propos de la méthode de calcul de certains indicateurs sur lesquels la France n’était pas jugée performante…”, précise Mme Crespy. 

Avis inchangé

En France, le projet de réformes des retraites débattu en 2019 a été suspendu en mars 2020, en raison de la pandémie de Covid-19. Le gouvernement d’Elisabeth Borne a annoncé le reprendre fin 2022, les principales mesures ayant été annoncées le 10 janvier 2023. Parmi elles, le relèvement de l’âge légal de départ à taux plein à 64 ans. 

Côté européen, la position n’a pas beaucoup changé en quatre ans : dans ses recommandations de 2022, le Conseil de l’Union européenne jugeait ainsi le système français de retraite “complexe, du fait de la coexistence de plus de quarante régimes”, et caractérisé par un “niveau élevé” de dépenses par rapport à son PIB (14,6 %). Cette fois cependant, l’une des causes est mise en avant : “un âge effectif de la retraite relativement précoce (environ 62 ans) et […] un nombre élevé de bénéficiaires de pensions par rapport à la population totale”.

L’institution ne va toutefois pas jusqu’à préconiser de relever cet âge effectif - et encore moins légal - de départ en retraite. Elle formule alors une recommandation similaire à celle de 2018 : “réformer le système de retraite pour uniformiser progressivement les règles des différents régimes de retraite afin de renforcer l’équité du système tout [en] soutenant sa durabilité”.

Non contraignant

L’actuel projet de réforme français va donc plus loin que celui suggéré par la Commission européenne. Mais si jamais le gouvernement actuel (ou le suivant) souhaitait revenir en arrière, en aurait-il la possibilité sans craindre des sanctions ? 

Oui, et pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ces recommandations de l’Union européenne sont par principe non contraignantes. Elles permettent “aux institutions européennes de faire connaître leur point de vue et de suggérer une ligne de conduite, sans contraindre les destinataires à s’y conformer”, explique le site de l’UE. 

Contrairement aux directives, règlements et décisions qui sont obligatoires, les pays qui ne respectent pas une recommandation ne risquent donc pas de procédure (ni de sanctions) devant la Cour de justice de l’Union européenne pour infraction au droit de l’Union. 

En 2014 par exemple, l’Allemagne a décidé quant à elle… de diminuer l’âge légal de départ à la retraite, à 63 ans pour les carrières longues. Dans ses recommandations d’alors, la Commission estimait que “cette réforme exerce une pression supplémentaire sur la viabilité du régime public de retraite”… ce qui n’a pas empêché Berlin de l’adopter. 

Pacte de stabilité…

La deuxième raison tient au fait que si les Etats membres cherchent bien à coordonner leurs politiques économiques, l’Union ne peut pas en revanche leur imposer de mesures spécifiques en la matière. Les traités européens l’interdisent. 

Certes, l’invitation faite à la France de réformer son système de retraites vise en partie à alléger ses finances publiques. Mais Paris peut définir en toute indépendance les réformes à mettre en œuvre et leurs contours afin de réduire sa dette publique à long terme. “Les recommandations portent sur un objectif mais pas sur les moyens de l’atteindre”, explique ainsi Sofia Fernandes, chercheuse sur les questions économiques et sociales à l’Institut Jacques Delors. “Sur les retraites, l’objectif est de rendre le système plus équitable et d’assurer sa viabilité budgétaire. Mais il n’est indiqué ni dans les recommandations par pays ni dans le plan français pour la relance et la résilience que la France doit augmenter l’âge légal de départ”, ajoute-t-elle : “le gouvernement français est le seul responsable des dispositions prévues dans sa proposition de réforme des retraites”.

Par ailleurs, les recommandations du semestre européen visaient, jusqu’à il y a peu, à garantir que les Etats respectent les règles du Pacte de stabilité et de croissance (PSC), en limitant notamment leur dette et leur déficit publics. Or la dette publique française, aujourd’hui proche de 100 % du PIB, dépasse depuis longtemps le plafond de 60 % autorisé par ce dernier. En principe, une telle situation est susceptible d’entraîner le pays à payer d’importantes amendes, pouvant aller jusqu’à 0,5 % de son PIB. 

Mais d’une part, les règles du pacte sont suspendues depuis 2020. Car la pandémie de Covid-19, puis les répercussions de la guerre en Ukraine, ont conduit les Etats à creuser encore plus fortement leur dette. Une réforme du pacte est aujourd’hui en cours de négociation : les critères pour juger de la bonne santé économique d’un Etat pourraient être revues dans un avenir proche, et les sanctions théoriques largement atténuées. 

D’autre part, beaucoup d’Etats dont la France et l’Allemagne dérogent depuis l’origine aux règles de déficit et de dette… sans avoir jamais été condamnés à ce titre. De fait, les conséquences d’une telle sanction sont jugées contre-productives par la Commission européenne, qui a proposé des sanctions moins lourdes, mais plus efficaces. 

… et plan de relance

Un autre engagement de la France concerne cette fois le plan de relance européen. Approuvé en juillet 2021 par le Conseil de l’Union européenne, le plan national de relance et de résilience du gouvernement français énumère l’ensemble des projets et réformes qu’il compte mener d’ici 2026, afin de bénéficier de 40 milliards d’euros de financements européens. 

Si l’essentiel du plan est axé sur la transition écologique et numérique, Paris y mentionne cependant la réforme du système de retraite. “Les réformes engagées amélioreront l’efficacité de la politique du logement, du marché du travail et de l’assurance-chômage, et, lorsque les conditions le permettront, du régime des retraites”, détaille le texte. Le plan précise que le système actuel “génère de profondes inégalités, […] ne valorise pas assez l’emploi des seniors. S’ajoute à ces difficultés un déséquilibre financier structurel important”.

Or l’une des conditions pour bénéficier des subsides du plan de relance est de prendre en considération… les recommandations du semestre européen. Chaque plan national de relance et de résilience a plus particulièrement dû être corrélé aux recommandations faites en 2019 et 2020. La Commission rappelle en effet que ces documents “doivent fournir une explication détaillée de la manière dont les recommandations par pays sont prises en compte”.

Les subventions du plan européen étant versées par tranches, la Commission peut en principe les suspendre si elle estime que les efforts des Etats membres sont insuffisants. C’est ainsi que la Hongrie, accusée depuis plusieurs années de violations de l’état de droit, doit mettre en œuvre plusieurs mesures de lutte contre la corruption et en faveur de l’indépendance de la justice, si elle veut toucher sa première tranche de 5,8 milliards d’euros du plan de relance.

France et Belgique

Début janvier 2023, c’est la Belgique qui a de son côté choisi de remettre à plus tard sa demande de libération de la première tranche de 850 millions d’euros. Dans son cas, ce sont deux des objectifs, auxquels elle s’était engagée dans le cadre du plan de relance européen, qui n’ont pas encore été atteints. 

Le gouvernement prévoit notamment de réformer le système belge de retraites, en vue d’augmenter les pensions des personnes âgées les plus pauvres. Or dans son analyse du plan belge, la Commission souligne que de telles mesures pourraient “accroître les dépenses consacrées aux retraites à moyen et long terme, sauf si elles sont compensées par des mesures contribuant à la viabilité financière, l’un des objectifs déclarés de la réforme”.

Ainsi, les recommandations de l’exécutif européen insistent ici sur le fait que la révision souhaitée par le gouvernement belge n’entraîne pas de coûts supplémentaires. “La Belgique, contrairement à la France, s’est engagée à mener une réforme des retraites qui soit neutre budgétairement”, souligne ainsi Sofia Fernandes. Tandis que l’un des objectifs explicites de la réforme française des retraites, tels qu’ils figurent dans le plan transmis à la Commission, est bien d’en réduire le coût. Celle-ci ne porte donc pas le même regard sur les deux projets.

Par ailleurs, le plan national de relance et de résilience français ne mentionne que l’ambition de réformer le système de retraites : aucun projet précis ne figure quant à l’âge de départ, ni au calendrier. Et dans son analyse, la Commission européenne souligne cette fois que “la réforme du système des retraites n’est incluse dans aucune mesure du plan français et n’est donc associée à aucun élément livrable (jalon ou cible) au titre de la facilité pour la reprise et la résilience.

Ajoutons que les recommandations européennes ont souvent un poids plus important vis-à-vis de pays qui pèsent moins lourd politiquement, ou sont plus dépendants des fonds européens sur le plan économique, voire les deux. Si “l’influence des recommandations pour des pays comme la France ou l’Allemagne ne doit pas être surestimée, dans des pays comme la Belgique, il y a une sorte d’éthos européen : on ne se mettra jamais en situation de ne pas toucher les fonds”, analyse Amandine Crespy. D’un autre côté, “on n’imagine pas la Commission suspendre un versement à la Belgique parce que la réforme des retraites n’a pas été lancée, ce serait terrible pour l’image de l’Union européenne”, précise Sofia Fernandes.

Ainsi, même si l’Union européenne suit de près la réforme des retraites en France, le poids de ses recommandations dans l’actuel projet du gouvernement doit être profondément relativisé. Et en aucun cas l’Union européenne n’impose cette réforme. 

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3 commentaires

  • Avatar privé
    Jeanne Karki

    Très bon article très explicite qui nous montre une nette distinction entre recommandations et directives .Prise de conscience que notre gouvernement national n à juste pas eu le courage d unifier le système et qu il comble des trous budgétaires en laissant un système inéquitable .La médiocrité de nos élites

    • Avatar privé
      Pol Dupont

      Pourtant, contrairement à ce qui est dit, les recommandations sont contraignantes, il suffit de lire l’article 121 du traité sur le fonctionnement de l’union européenne (TFUE) pour le comprendre. De plus, quand le gouvernement reçoit les recommandations ou GOPÉ, l’année suivante, il doit remettre le plan national de réforme à la commission européenne pour justifier de la mise en place et de l’avancement des réformes.

      • Avatar privé
        Rédaction

        Bonjour, merci de votre commentaire. Notre article fait justement le point sur ces questions, nous vous invitons à le lire.