Toute L'Europe – Comprendre l'Europe

Filtrage des investissements étrangers : à quoi sert le “système d’alerte” de l’UE ?

Un mécanisme européen pour surveiller les investissements en provenance des pays tiers s’applique depuis le 11 octobre 2020. Basé sur l’échange d’informations entre les Etats membres, il vise à mieux prévenir l’acquisition de fleurons européens par des entreprises publiques étrangères.

Des entreprises publiques chinoises ont mis la main sur de nombreux ports d'Europe ces dernières années (ici, le port du Pirée, en Grèce) - Crédits : Nikolaos Diakidis / Wikicommons
Des entreprises publiques chinoises ont mis la main sur de nombreux ports d’Europe ces dernières années (ici, le port du Pirée, en Grèce) - Crédits : Nikolaos Diakidis / Wikicommons

Les investissements directs étrangers contribuent à la croissance de l’Union en renforçant sa compétitivité, en créant des emplois et en générant des économies d’échelle ; en attirant des capitaux, des technologies, l’innovation et l’expertise ; et en ouvrant de nouveaux débouchés pour les exportations de l’Union”, souligne le règlement européen du 19 mars 2019. 

Mais “dans des cas exceptionnels, les investissements étrangers peuvent représenter un risque pour la sécurité ou l’ordre public dans les États membres ou dans l’ensemble de l’Union”, prévient la Commission. Sur son radar : les prises de contrôle d’entreprises européennes qui opèrent dans des domaines sensibles et stratégiques comme les infrastructures, les hautes technologies ou les données personnelles par exemple. Surtout lorsque l’investisseur final n’est pas identifié de manière parfaitement transparente et qu’en arrière-plan, c’est un Etat concurrent qui est à la manœuvre… 

C’est pourquoi un cadre européen pour le filtrage des investissements directs étrangers (IDE) a été mis en place le 11 octobre 2020.

Qu’est-ce qu’un investissement direct étranger ?

Par convention, l’investissement direct étranger, ou investissement direct à l’étranger (IDE), correspond à l’acquisition d’actifs financiers représentant au moins 10 % du capital d’une société étrangère.

Contrairement au simple placement financier (comme l’achat de quelques actions dans une société), l’IDE est effectué “dans le but d’acquérir un intérêt durable dans une [entreprise étrangère] et d’exercer, dans le cadre d’une relation à long terme, une influence significative sur sa gestion” , précise l’Insee.

L’IDE est ainsi l’élément clé de la mondialisation des entreprises en quête de nouveaux marchés (et donc de l’émergence de multinationales - création de filiales à l’étranger, fusions-acquisitions transfrontières, etc.).

Quel est l’état des investissements étrangers dans l’UE ? 

Selon les critères de l’OCDE, c’est dans les pays de l’UE que se trouvent les régimes les moins restrictifs du monde vis-à-vis de ces IDE, chaque Etat membre gardant la main en la matière. “L’UE est la principale destination des investissements directs étrangers dans le monde”, relève ainsi la Commission européenne. “Les stocks d’investissements directs étrangers détenus par des investisseurs de pays tiers dans l’UE s’élevaient à 6 295 milliards d’euros à la fin de 2017 et fournissaient 16 millions d’emplois directs aux Européens.

Alors que la part de la propriété étrangère est déjà élevée dans le raffinage de pétrole, les produits pharmaceutiques, électroniques et optiques ou encore les équipements électriques, un rapport de la Commission européenne a ainsi mis en avant, en mars 2019, une “augmentation continue de la propriété étrangère d’entreprises européennes dans des secteurs clés” au cours des dix années précédentes, notamment à travers des investissements américains et chinois.

La pandémie de Covid-19 a toutefois eu de fortes répercussions sur les IDE au niveau mondial comme dans l’UE. En 2020, les IDE entrants ont chuté de 71 % pour s’établir à 98 milliards d’euros. En novembre 2021, le premier rapport annuel sur le mécanisme notait par exemple que les opérations étrangères de fusions acquisitions étaient, début 2021, inférieures de 30 % par rapport à 2019.

Mais les investisseurs d’Amérique du nord (USA, Canada), de l’AELE (Suisse, Norvège, Royaume-Uni), du Japon possèdent toujours 80 % de l’ensemble des actifs détenus par des investisseurs étrangers dans tous les secteurs de l’économie de l’UE. La Chine (comptabilisée avec Hong-Kong et Macao) était, elle, le quatrième investisseur étranger dans l’UE en 2020 avec 2,5 % des IDE (des chiffres en baisse à cause de la pandémie).

Quels sont les risques liés à ces investissements ?

Durement touchées par les effets de la crise économique et financière de 2008, plusieurs entreprises européennes ont accepté ces dernières années, pour renflouer leurs caisses, de céder des parts aux acheteurs les plus offrants.

En 2016, sous la pression de ses créanciers, l’Etat grec a notamment vendu le Pirée, le plus grand port hellène, à l’armateur chinois Cosco Shipping Corporation : une entreprise publique, détenue par la République populaire de Chine. Pékin a également renforcé son influence sur les ports d’Anvers, de Rotterdam, de Zeebruges… Dans le même temps, son concurrent public hong-kongais China Merchants Port a acquis des parts dans les ports de Dunkerque, du Havre, de Marseille, de Nantes et de Marsaxlokk, à Malte.

Avec ces opérations mises bout à bout, “les entreprises publiques chinoises, qui autrefois restaient proches de leur marché national, contrôlent désormais près d’un dixième des capacités portuaires européennes” , écrivait alors un journaliste de Foreign Policy pour Slate. Ces dernières “possèdent un avantage stratégique sur leurs concurrents, pour la plupart européens”, ajoutait-il : “un accès aisé à de grosses quantités d’argent bon marché”. “Les deux groupes peuvent en effet emprunter à un faible taux d’intérêt auprès des banques publiques, tandis que Cosco peut même aller puiser dans la cagnotte de plusieurs millions de dollars mise à disposition par la Banque de développement de Chine pour financer les nouvelles routes de la soie”, un projet titanesque de nouvelles routes commerciales entre la Chine et le reste du monde, lancé en 2013 par le président Xi Jinping.

Les acquisitions par les entreprises publiques chinoises se sont particulièrement multipliées ces dernières années : “la part des investissements des entreprises d’État sur l’ensemble des investissements chinois dans l’UE est passée en un an, de 2016 à 2017, de 35 % à 68 %”, relève l’Institut Jacques Delors. Or ces “entreprises publiques ou bénéficiant d’aides publiques sont en mesure, grâce à ces financements, de proposer des produits à des prix artificiellement bas, faussant ainsi la concurrence”, notait quant à lui le Sénat français en janvier 2018. “De même, certaines acquisitions bénéficient-elles de soutiens publics. Ces comportements déloyaux ne sont pas véritablement régulés, ni par l’OMC, ni dans le cadre des politiques sectorielles européennes.”, poursuit le rapport. 

Robotique en Allemagne

En 2016, la vente du pionnier allemand de la robotique Kuka, créé en 1898, au chinois Midea a aussi fait l’effet d’une douche froide en Europe. Un coup de semonce ravivé deux ans plus tard lorsqu’un grand patron chinois a mis la main sur 10 % du capital de Daimler “au terme d’une opération financière peu transparente, dans laquelle Pékin pourrait avoir joué un rôle déterminant” , selon Le Monde.

Quels pays disposent d’un mécanisme de filtrage des IDE ?

En 2019, environ la moitié des Etats membres de l’UE disposaient d’un dispositif leur permettant de bloquer certains investissements réalisés par des entreprises étrangères sur leurs territoires : l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, l’Espagne, la Finlande, la France, la Hongrie (depuis 2018 seulement), l’Italie, la Lettonie, la Lituanie, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal. Au 1er août 2021, un peu moins d’un an après la mise œuvre intégrale du mécanisme, 18 pays de l’Union possédaient un tel dispositif et 6 y travaillaient.

Etats membres avec mécanismes de filtrage des IDE au 1er août 2021 -Crédits Eurostat
Etats membres avec mécanismes de filtrage des IDE au 1er août 2021 -Crédits Eurostat

La France, par exemple, s’est dotée dès 1966 d’un dispositif de contrôle et d’autorisation préalable (par le ministère de l’Economie) de certains investissements directs étrangers, notamment dans le secteur de la défense. “A la suite du rachat du pôle énergie d’Alstom par le groupe américain General Electric (GE), la portée du contrôle a été étendue en 2014 à six nouveaux secteurs : l’approvisionnement en eau et en énergie, les réseaux et services de transport et de communications électroniques, les établissements, installations et ouvrages d’importance vitale au sens du code de la défense, et le secteur de la santé” , note le Sénat. L’investissement peut être autorisé, refusé ou soumis à des conditions “visant à s’assurer qu’il ne portera pas atteinte aux intérêts nationaux”. L’acquéreur doit alors rendre des comptes annuellement, lesquels peuvent faire l’objet de vérifications.

En Allemagne, c’est aussi les appétits américains dans le secteur de la défense qui ont été à l’origine des premières dispositions sur le filtrage des investissements étrangers, en 2004. A l’époque, le leader mondial des sous-marins conventionnels HDW et le motoriste MTU venaient d’être rachetés par des fonds d’investissements américains pouvant être suspectés de servir les intérêts du Département américain de la défense. C’est ensuite face aux initiatives chinoises dans le domaine des hautes technologies que l’Allemagne a renforcé son dispositif fin 2018. Le pays a ramené à 10 % du capital, contre 25 % depuis 2004, “le seuil permettant au gouvernement de bloquer des acquisitions étrangères dans certaines entreprises”, explique La Croix. Le champ des IDE surveillés a aussi été étendu aux secteurs des télécommunications, de l’énergie, de l’approvisionnement en eau et des médias.

Il existe donc plusieurs mécanismes de filtrage des IDE dans l’Union européenne, mais “leur portée est inégale”, soulignait en 2018 la commission des Affaires européennes du Sénat français : “les seuils de prise de participation à partir desquels un contrôle est exercé vont de 5 à 50 %. Les secteurs concernés sont plus ou moins étendus mais comprennent généralement le secteur de la défense. Quant aux critères, ils sont variés : impact sur des infrastructures, des approvisionnements ou des technologies critiques, contrôle de l’investisseur par un État étranger, accès à des informations sensibles. Enfin, selon les pays, le contrôle intervient soit a priori, soit a posteriori” .

Quels sont les objectifs du mécanisme européen de filtrage des investissements étrangers ? 

La Commission européenne a proposé d’instaurer, en 2017, un mécanisme pour mieux préserver les intérêts stratégiques et industriels de l’UE. C’est l’objet du règlement finalement approuvé par le Parlement européen et le Conseil de l’UE en 2019 et mis en œuvre le 11 octobre 2020. Ce “cadre européen relatif au filtrage des investissements directs étrangers” doit éviter les prises de contrôle dommageables d’entreprises européennes grâce à l’échange d’informations entre les Etats membres sur les IDE touchant les secteurs stratégiques (aéronautique, ferroviaire, batteries, biotechnologies…).

Aujourd’hui, les États membres restent libres d’adopter ou de modifier leurs propres mécanismes de filtrage des investissements directs étrangers. Mais le nouveau “cadre” européen permet de mieux coordonner les mécanismes existants (sur la base de certains standards d’exigence) et d’échanger des informations sur les investissements étrangers réalisés dans l’Union, y compris dans les pays qui ne disposent d’aucun dispositif de filtrage.

Comment fonctionne-t-il ?

Il s’agit d’un “mécanisme d’alerte”, explique un fonctionnaire européen. Les États membres restent en charge d’approuver ou non les investissements étrangers sur leur territoire, mais le nouveau dispositif permet aux autres pays de l’UE d’exiger des informations en cas d’opération qui suscite leur inquiétude. Ce mécanisme peut, par exemple, être mobilisé dans le cadre d’une opération qui, mise bout à bout avec d’autres opérations récentes ayant eu lieu sur leurs territoires, donnerait trop de poids à un pays tiers dans un secteur industriel donné (la part des IDE chinois en Europe consacrés aux infrastructures de transport est notamment passée de 20 % en 2016 à plus de 51 % en 2017). Une discussion peut alors s’ouvrir entre les États membres au niveau du Conseil de l’UE… ainsi qu’un rapport de force suffisant, selon Bruxelles, pour dissuader un partenaire isolé de mener à bien son projet.

Juridiquement, ce nouveau cadre crée “un mécanisme de coopération grâce auquel les États membres et la Commission [sont] en mesure d’échanger des informations et de faire état de leurs préoccupations concernant des investissements spécifiques”, explique un mémo de Bruxelles.

Des “points de contact”, désignés dans chaque État membre et à la Commission européenne, échangent des informations via un “système sécurisé et crypté” . Celles-ci peuvent concerner les actionnaires et les propriétaires réels de l’investisseur étranger et de l’entreprise européenne concernée, la source de financement de l’opération (des subventions d’Etat ont-elles été octroyées à l’investisseur, par exemple ?) ou encore les domaines et pays d’activité de l’investisseur et de sa cible.

Dans des “délais courts”, ce mécanisme permet “à la Commission d’émettre des avis lorsqu’un investissement constitue une menace pour la sécurité ou l’ordre public de plus d’un État membre, ou lorsqu’un investissement risque de porter atteinte à un projet ou un programme présentant un intérêt pour l’ensemble de l’Union, comme Horizon 2020 ou Galileo”.

Le groupe d’experts sur le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union européenne, qui fournit une expertise à la Commission depuis 2017, peut être consulté sur des questions “systémiques” mises au jour grâce au partage d’informations nouvellement réalisé.

Ce sont les États membres qui [décident], au final, s’il convient d’autoriser ou non une opération d’investissement spécifique sur leur territoire”, confirme le règlement. “Mais c’est mal connaître le fonctionnement de l’UE que de croire que la pression de leurs voisins réunis à Bruxelles n’aura aucun effet sur les Etats membres”, souffle un responsable européen.

En 2018, 83 % des investissements chinois réalisés en Europe auraient pu être concernés par ce dispositif d’alerte, selon la Commission européenne. En 2020, les Etats membres ont examiné 1 793 dossiers d’investissement principalement dans l’industrie manufacturière, les TIC (Technologies d’information et communication et le commerce de gros et de détail. 20 % ont fait l’objet d’un filtrage et parmi eux 12 % ont été acceptés sous conditions et 2 % rejetés.

Comment déterminer si l’investissement porte atteinte aux intérêts de l’Union ?

Pour déterminer si un investissement direct étranger est susceptible de porter atteinte à la sécurité ou à l’ordre public”, les États membres et la Commission européenne s’intéressent particulièrement à ses “effets potentiels” dans des secteurs jugés “clés” .

C’est par exemple le cas, selon le règlement, des infrastructures et technologies “critiques” liées à l’énergie (y compris nucléaire), les transports, l’eau, la santé, l’intelligence artificielle, la communication, les médias, le stockage des données, la cybersécurité, l’aérospatial, la défense, les nano et biotechnologies…

Des considérations liées à l’approvisionnement en énergie et en matières premières, mais aussi à la sécurité alimentaire, à l’accès à des informations sensibles ou au pluralisme des médias peuvent aussi être prises en compte.

Enfin, “le fait que l’investisseur étranger soit contrôlé directement ou indirectement par le gouvernement d’un pays tiers, y compris des organismes publics ou les forces armées”, peut jouer. De même que s’il a “déjà participé à des activités portant atteinte à la sécurité ou à l’ordre public dans un État membre” ou “s’il existe un risque grave qu’il exerce des activités illégales ou criminelles”.

Votre avis compte : avez-vous trouvé ce que vous cherchiez dans cet article ?

Pour approfondir

À la une sur Touteleurope.eu

Flèche

Participez au débat et laissez un commentaire

Commentaires sur Filtrage des investissements étrangers : à quoi sert le "système d'alerte" de l'UE ?

Lire la charte de modération

Commenter l’article

Votre commentaire est vide

Votre nom est invalide