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Turquie : Ce que le oui au référendum va changer

Le dimanche 12 septembre 2010 en Turquie a vu le “Oui” remporter le référendum sur la révision constitutionnelle avec 58% des suffrages exprimés. Au-delà de la future révision de la constitution turque, dont l’objectif principal était de dépoussiérer une constitution façonnée par l’Armée, cette nouvelle constitution se présente comme une des dernières mesures vers une définitive normalisation de la Turquie, dans la perspective de sa future intégration dans l’Union Européenne. Cependant, de nombreuses inquiétudes s’élèvent en Turquie et dans le monde vis-à-vis de la toute puissance du parti présidentiel au pouvoir.

Deux articles fondamentaux révisés mettent à mal l’Armée et la Justice

Ces deux institutions, qui ont longtemps constitué les piliers des principes républicains de la République de Turquie, ont, depuis les années 90, progressivement été identifiés comme les deux derniers bastions de ces principes face au supposé ” agenda caché” du Refah partisi (parti du bien-être) aujourd’hui présenté sous les traits du parti pour la Justice et de la prospérité, l’AKP (parti de la Justice et du développement).

Avec la révision constitutionnelle, deux articles font particulièrement polémique puisqu’ils limiteront largement les marges de manœuvre de l’Armée. En effet le MGK (Conseil National de Sécurité), organe émanant de l’armée, pouvait prendre des décisions qui avaient une valeur normative “supérieure” aux décisions rendus par l’exécutif turc.

De manière générale, et par le biais du MGK, l’Armée décidait des grandes orientations de la diplomatie et fixe les règles du jeu politique en s’érigeant en gardienne du dogme nationaliste et laïc d’Atatürk. Déjà limité en 2003 par des lois votées par les parlementaires turcs qui ont réussi à instaurer un droit de regard sur l’institution et un contrôle sur son budget, la révision constitutionnelle affaiblit encore plus le corps de l’Armée en limitant grandement ses juridictions militaires, jusqu’alors indépendantes du pouvoir juridique civile.

Mais la Justice civile, autre représentant de la laïcité turque, connaît aussi des bouleversements. Avec le oui au référendum, un article révisé permettra le passage du nombre de juges à la Cour constitutionnelle de 11 à 17 (3 seront choisis par le Parlement et 14 par le Président de la République), tandis que le Conseil Supérieur des Juges et Procureurs (HSYK, l’institution qui supervise la magistrature turque) passerait quant à lui à 22 membres, contre 7 aujourd’hui. Il faut souligner que quatre d’entre eux seront nommés par le président. Comment ne pas voir dès lors une revanche de Tayyip Erdogan sur la Justice qui avait dissout son ancien parti ( Refah Partisi, le parti du bien-être, d’inspiration islamiste) et qui avait tenté la même manœuvre en 2008 avec l’AKP, celui-là même ayant survécu de justesse ?

Un risque de trop grande concentration des pouvoirs ?

Si les enjeux sous-jacents du référendum étaient parfaitement clairs pour les acteurs de la société turcs et les électeurs, le CHP (parti républicain du peuple) a aussi mis en évidence les incohérences de ce référendum.

Premièrement, si l’AKP présentait à juste titre ce référendum comme un moyen de passer d’une constitution militaire à une constitution civile, l’idée de porter au jugement populaire la révision de 26 articles a paru suspect aux yeux de du principal parti d’opposition turc. En effet, ceux-ci n’avaient rien à voir les uns les autres, et nombreux sont ceux qui y ont vu une manière pour l’AKP de faire passer les deux articles les plus polémiques (concernant la diminution de pouvoir de l’armée et de la justice) tout en se présentant la révision constitutionnelle comme un moyen de démocratiser la vie politique turque.

Car le oui à la nouvelle constitution va modifier considérablement la balance des pouvoirs dans l’Etat turc, et certains s’en inquiètent grandement. Ainsi, Kemal Kiliçdaroglu, leader du CHP estime que “avec la réforme, le ministre et le secrétaire d’Etat à la justice seront membres de la commission nommant les magistrats” . Toujours selon lui, la démocratie parlementaire se transforme et la nature du régime en sera affectée puisqu’il se dirige vers un système hyper présidentiel.

D’autres en Turquie comme dans le monde s’inquiètent de la monté en puissance de l’AKP, qui selon de nombreux observateurs n’a pas révélé sa vraie nature. Si les membres de l’AKP voient dans leur parti le pendant de la démocratie chrétienne en Turquie, leurs opposants n’ont pas renoncé à l’idée d’un agenda caché de Tayyip Erdogan. Ils craignent non pas une islamisation de la Turquie, mais plutôt une politisation des croyances religieuses. De cette politisation incarnée par le truculent Premier ministre turc, auteur de phrase controversées comme “la démocratie est un moyen pas un but” , l’opposition n’arrive pas à faire confiance au processus démocratique initié par l’AKP depuis son arrivée au pouvoir en 2002.

La cartographie référendaire de la Turquie

Les cartes des électeurs de Turquie reflètent bien les lignes de fractures nationales. L’Ouest de la Turquie (à l’exception de la partie asiatique d’Istanbul), les façades égéennes et méditerranéennes ainsi que la Hatay ont voté contre le projet référendaire. A l’inverse l’Anatolie paysanne et conservatrice a voté massivement en faveur de la révision proposée. De même, Istanbul et Ankara ont voté à hauteur de 55% pour le changement de constitution. En ce qui concerne le Sud-Est, à majorité Kurde, le oui l’emporte même si la participation, dont la moyenne nationale s’élève à 77%, n’atteint dans ces régions que 67%. Pour rappel, la campagne pour le référendum avait été marquée par l’appel au boycott du BTP, la vitrine politique du PKK (le parti des travailleurs kurdes, organisation considérée comme “terroriste” par la Commission européenne) puisque selon son leader, la révision ne prenait toujours pas en compte les droits politiques et culturels de la minorité kurde. Toujours considéré pour ce même parti comme le problème principal de la Turquie., le leader remet en cause l’article 3 de la constitution turque qui stipule que “l’Etat turc forme avec son territoire et sa nation une entité indivisible. Sa langue officielle est le turc” .

Un référendum qui fait bouger les lignes et rappelle un passé récent encore tabou

N’oublions pas que dans la mentalité turque la jeune république turque doit tout au kémalisme : droit de vote aux femmes accordé en 1933, proscription du voile, cantonnement la religion aux mosquées et création d’un appareil d’Etat, d’une armée et d’un système de valeurs, profondément antireligieux, grâce auxquels ce pays avait rattrapé son retard économique et s’était transformé. Mais cette révolution s’est fait aux forceps, avec un poids terrible de l’armée, qui est intervenue trois fois (1960,1971 et 1980) pour dissoudre les partis au pouvoir et au parlement, accusés de déviance du kémalisme. Pendant les années terribles dans la décennie 70, qui ont donné lieu au coup d’Etat de 1980, ce sont les forces démocrates qui ont le plus souffert et non les forces radicales. D’une certaine manière l’incapacité de la gauche à s’opposer au parti conservateur AKP s’explique plus par les conséquences de l’interventionnisme de l’armée et non par une soi-disant incapacité politique.

Ce qui est certain, c’est que ce référendum, au-delà de ces conséquences institutionnelles, possède une haute valeur symbolique, dans la mesure ou l’AKP semble avoir enterré l’héritage du kémalisme. Toute une époque.

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