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Transition énergétique : “l’espace européen est le seul échelon pertinent pour agir”

Alors que les questions écologiques ont dominé la campagne des élections européennes et que les attentes des citoyens en la matière vont croissant, Toute l’Europe interroge Michel Derdevet, secrétaire général d’Enedis (ex-ERDF). Pour l’auteur du rapport Energie, l’Europe en réseaux, remis à François Hollande en 2015, la réalisation de l’Union de l’énergie, lancée il y a plusieurs années, “reste une priorité”, car il s’agit d’un “sujet majeur de politique industrielle, de création d’emplois et d’indépendance” pour l’UE.

Transition énergétique

Touteleurope.eu : Quel est le rôle joué par Enedis dans la transition énergétique ?

Michel Derdevet : Enedis est, sur 95 % de notre territoire, le gestionnaire du réseau public de distribution. Au-delà, l’enjeu des réseaux électriques, au niveau européen, est central, puisque ce sont eux qui collectent désormais, au plus près de la production, les énergies renouvelables, partout dans les territoires. Jusqu’à présent, le système énergétique était conçu de manière arborescente et verticale, depuis les lieux de production jusqu’aux compteurs. Aujourd’hui, le paradigme a changé, car on collecte aussi partout dans les territoires des énergies telles que l’éolien ou le photovoltaïque pour les partager dans des espaces aussi bien proches que lointains.

Et il faut par-dessus tout penser solidarité et échanges permanents, possibles grâce aux réseaux. Quelques exemples : une région comme la Bretagne produit moins de 10 % de sa consommation électrique. La Nouvelle-Aquitaine et l’Occitanie exportent respectivement 20 et 25 % de l’électricité qu’elles produisent. Heureusement que ces régions échangent entre elles et que nous ne sommes pas dans une vision fermée et autarcique. Les réseaux articulent donc ces productions locales et décentralisées et ce de manière accentuée dans le cadre de la digitalisation. Les smart grids [réseaux intelligents, ndlr] - vocable inventé à la fin des années 2000 par Barack Obama - signifient que les réseaux électriques deviennent de formidables plateformes d’échanges de flux de plus en plus complexes, parfois intermittents, avec beaucoup d’intelligence embarquée pour suivre et coordonner l’ajustement au plus près de la production et la demande. Et demain, le défi industriel sera d’associer le stockage de l’électricité à ces réseaux.

Secrétaire général, membre du directoire d’Enedis et essayiste français spécialiste de l’énergie, Michel Derdevet enseigne également à l’Institut d’études politiques de Paris et au Collège d’Europe de Bruges. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont “Energie, l’Europe en réseaux - Douze propositions pour une politique commune en matière d’infrastructures énergétiques” , rapport remis au président de la République en 2015. Il publie, en mai 2017, l’ouvrage “Energie, pour des réseaux électriques solidaires” co-écrit avec Alain Beltran et Fabien Roques.

Quel est le degré de coopération entre les gestionnaires de réseaux européens ?

Il y a deux types de réseaux : de transport et de distribution. Les premiers connectent les pays européens entre eux depuis une centaine d’années et la coopération est ancienne et fructueuse. La France a par exemple 46 interconnexions avec ses voisins européens. Mais aujourd’hui la coopération doit se faire de plus en plus entre réseaux de distribution. Or l’association EDSO, qui regroupe les distributeurs européens, a vu le jour il y a seulement quelques années. Et ces derniers sont plutôt des acteurs nationaux voire régionaux, avec des organisations très diverses. Il y a donc un chantier énorme sur la décennie 2020-2030 dans ce domaine. Tout comme il faudra aussi intensifier la coopération européenne en matière de recherche et développement (R&D) et d’innovation, afin de faire le poids face aux intérêts chinois ou américains.

A la suite des élections européennes, qui ont mis en évidence l’importance croissante des questions écologiques, l’Union européenne est attendue en matière de transition énergétique. Quel devrait être le programme de travail des institutions européennes en la matière ?

La Commission Juncker avait mis “l’Union de l’énergie” au frontispice de son mandat de cinq ans. A la lumière des enjeux climatiques et de la nécessité de limiter les importations d’énergies fossiles, cela doit rester une priorité : ces questions ne peuvent pas se traiter au seul niveau national. La dimension continentale est extrêmement importante, car on a affaire à de grands acteurs comme les Etats-Unis ou la Chine. L’Europe ne peut donc se payer le luxe d’avoir 27 approches distinctes et non coordonnées. Tout comme l’Europe ne peut se permettre de n’avoir que des accords ponctuels et de façade.

Il est par ailleurs important de ne pas faire de “l’Union de l’énergie” un sujet partisan, de politique politicienne. Il s’agit d’un sujet majeur de politique industrielle, de création d’emplois et d’indépendance. Il y a un chiffre à retenir : l’Europe importe pour 300 milliards de dollars d’énergies fossiles chaque année, donc quasiment 1 milliard d’euros par jour d’achats d’énergies du passé. Si on veut basculer dans le monde de demain, il faut limiter cette dépendance, favoriser les énergies endogènes et soutenir des efforts importants de R&D et de changement de comportement. Le nouveau paquet énergie-climat prévoit ainsi l’amélioration de l’efficacité énergétique de l’ordre de 32 % sur la prochaine décennie : c’est un enjeu communautaire et les citoyens européens s’y reconnaissent.

L’Union de l’énergie, évoquée de longue date, continue d’être évoquée au futur. De quelles avancées peut-on se prévaloir jusqu’à présent ?

Les institutions européennes ont abouti [fin 2018, ndlr] au Clean Energy Package, qui est un ensemble de textes extrêmement volontaristes qui prolongent le paquet énergie-climat de 2007. Ce dernier est d’ailleurs un autre exemple de réussite européenne : les trois objectifs [réduction de 20 % des émissions de gaz à effet de serre, porter à 20 % la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique et améliorer l’efficacité énergétique de 20 % par rapport aux niveaux de 1990, ndlr] d’ici 2020 sont sur le point d’être atteints.

Mais on reste néanmoins aujourd’hui dans des approches très nationales. Beaucoup de pays continuent de considérer que les choix énergétiques relèvent de leur “domaine réservé” . Alors qu’encore une fois, dans la lutte contre le changement climatique, l’espace européen est le seul échelon pertinent pour agir.

L’UE s’est dotée en 2018 de nouveaux objectifs pour l’horizon 2030 par rapport aux niveaux de 1990 : -40 % d’émissions de gaz à effet de serre, porter à 32 % la part des renouvelables dans le mix énergétique et améliorer l’efficacité énergétique de 32,5 %. Mais ne faudrait-il pas déjà aller plus loin pour face aux enjeux climatiques ?

Certes, on peut viser la lune ! Mais si, à l’arrivée, il y a un trop grand écart entre le ressenti des citoyens, le point de vue des gouvernements et ce que l’Europe fait, cela risque de générer in fine beaucoup de déception. Les objectifs sont déjà extrêmement ambitieux : passer à 32 % d’énergies renouvelables et d’efficacité énergétique, cela représente un saut important. Certains pays auront certainement des difficultés pour y arriver. S’il y a un domaine dans lequel l’Europe a travaillé de manière remarquable depuis 15 ans, c’est bien la politique climatique. Particulièrement en comparaison avec les Etats-Unis de Donald Trump !

La France s’est fixé l’objectif de 23 % d’énergies renouvelables en 2020. En 2017, nous n’étions qu’à 16,3 %. Serons-nous dans les clous ?

Oui, sans doute. Mais cet objectif doit de mon point de vue être articulé avec un autre indicateur : celui des émissions de CO2. Car dans ce domaine, notre bilan est extrêmement positif, notamment par rapport à d’autres pays comme l’Allemagne qui sont, facialement, en avance dans les renouvelables, mais ne rempliront pas leurs objectifs en termes de réduction des émissions de CO2.

Quelle devrait être la position de la France vis-à-vis du nucléaire, qui est un atout s’agissant des émissions de CO2 et un frein pour le développement des renouvelables ?

Tous les gestionnaires de réseaux en Europe se doivent d’acheminer les électrons de manière neutre, équitable et non discriminatoire. Un réseau ne va donc pas rentrer dans le débat des modes de production. Il y a un siècle, le réseau français acheminait de l’électricité produite par des centrales à charbon. A partir des années 1970, nous sommes passés dans notre pays à de l’électricité issue principalement de centrales nucléaires. Depuis 10 ans, l’électricité est de plus en plus d’origine renouvelable. Il y a donc régulièrement des mutations et l’ardente obligation des gestionnaires de réseaux est de savoir s’adapter et de ne pas être un frein à ces changements fondamentaux de société.

Par ailleurs, opposer le nucléaire aux renouvelables serait à mon sens la pire des erreurs. Si on veut réussir la transition énergétique en Europe et réduire la facture que j’évoquais tout à l’heure liée aux importations massives d’énergies fossiles [300 milliards de dollars par an], on aura à l’évidence besoin de s’appuyer à la fois sur du nucléaire et de développer les renouvelables. Il est donc important de dépassionner ce débat souvent pris à partie par d’autres considérations.

La transition énergétique suppose des coûts importants. A quel point peuvent-ils être supportés par les usagers ?

L’énergie est un produit, un service, avec une utilité sociale évidente. Mais, en même temps, il y a des coûts de fabrication et d’acheminement. Obligatoirement, on ne peut pas envisager que le prix payé n’intègre pas ces coûts, au moins en partie. Il doit y avoir une juste rétribution de toute la chaine de valeur. Pour autant, cela ne veut pas dire que nous ne prenons pas en compte la précarité. Il est nécessaire d’avoir à l’esprit ces deux volets. Combien coûte l’électricité pour que le modèle industriel fonctionne ? Et deuxièmement, comment traite-t-on la question sociale ?

Ce sont aux Etats d’accompagner cette transition ?

Aux Etats sans doute, ainsi qu’aux collectivités et au niveau européen avec une approche de la précarité comme sujet social important. L’Europe est à la fois un marché intérieur, un espace de concurrence qui doit permettre d’obtenir les prix les plus intéressants possibles pour les consommateurs, et en même temps elle doit aussi être un vrai un espace de solidarité, avec des politiques de soutien pour les plus démunis.

On oppose souvent transition écologique et croissance économique. Les deux peuvent donc être conciliées ?

Bien sûr. La transition énergétique permet de créer de la croissance et des emplois. Mais rappelons-nous que dans tout phénomène de disruption, il y a un moment schumpétérien, avec la destruction de modes de fonctionnement d’hier et la création des modes de fonctionnement de demain. Les acteurs publics devront donc accompagner ce moment charnière pour ne pas laisser certains sur le bas-côté de manière violente. Nous avons connu ce type de mutations à plusieurs reprises dans le passé sur le plan énergétique ; elles ne doivent pas être laissées au seul libre jeu du marché.

Le réseau est-il à même d’assumer l’arrivée massive de véhicules électriques ? Les bornes de chargement seront-elles suffisantes ?

Le réseau est tout à fait en capacité d’accompagner le passage au véhicule électrique. En revanche, il y a deux belles questions à traiter. Premièrement, comment installe-t-on les bornes de recharge de manière pertinente, notamment dans l’habitat collectif ? Deuxièmement, comment aborde-t-on la mobilité entre métropoles, villes moyennes et territoires ruraux ? Le réseau va ainsi être interpellé par différentes questions, mais qui ne relèvent pas que de lui. La mobilité renvoie avant tout à des arbitrages politiques et économiques. Techniquement, le réseau est souple et flexible : il ne sera pas un frein au développement de la mobilité durable.

Il faudrait donc surtout des bornes dans l’espace privé ?

Il faut des bornes électriques à la fois dans l’espace public et l’espace privé. Je milite aussi pour qu’il y en ait au niveau européen dans les grands axes de transport. Dans le rapport que j’ai remis à François Hollande en février 2015, j’avais inscrit la proposition d’installer des bornes de recharge tous les 80 kilomètres sur les autoroutes européennes. L’Europe est attendue dans ce domaine de la mobilité durable et le coût n’est pas élevé. C’est en train de se faire, d’ailleurs surtout par le biais d’accords intergouvernementaux plutôt que grâce à une impulsion de l’UE.

Crédits : Energie, l’Europe en réseaux, rapport à François Hollande de Michel Derdevet, La Documentation française, 2015 ; Direction de l’information légale et administrative

Le fait que l’impulsion vienne d’accords bilatéraux plutôt que du niveau communautaire signifie-t-il que l’UE n’a aujourd’hui pas suffisamment de moyens pour financer cette transition énergétique ?

L’Europe n’est que ce que les Etats membres veulent qu’elle soit. Sur ce sujet, soit l’UE reste dans une fonction de régulation avec l’élaboration de règles du jeu communes, soit elle se porte dans une dynamique supplémentaire. Dans le domaine de la R&D par exemple, on constate que certains Etats ont peu de moyens à y consacrer, tandis que la plupart des entreprises énergétiques sont endettées. La solution est donc la mutualisation de l’effort. L’alliance sur les batteries peut à cet égard servir de modèle pour d’autres domaines comme le stockage de l’électricité ou la mobilité durable. Et cela englobe le travail de normalisation qu’effectue déjà l’Europe, soit la définition de critères industriels nous permettant d’être, dans certains domaines, champions du monde. Il ne s’agit pas d’un chantier technique ou bureaucratique, mais de puissance industrielle.

L’Europe a-t-elle toutes les compétences pour permettre l’émergence de ces champions européens de l’énergie ?

Largement. Mais elle a besoin d’aller vite, car il y a d’autres pays qui ne s’embarrassent pas d’hésitations politiques, comme l’Inde ou la Chine. La décennie qui vient sera clé, autrement nous serons dépendants d’un certain nombre de technologies.

Modifier les règles européennes de la concurrence est-il pour vous une priorité afin de faire émerger ces champions du monde ?

Les règles de concurrence ont été mises en place pour faire en sorte que par une juste compétition à l’intérieur de l’Union émergent des acteurs de taille mondiale. Elles n’ont pas été conçues pour empêcher les entreprises européennes de vivre. Et si la concurrence est effectivement une compétence confiée par les Etats à l’Union, ce n’est pas le cas de la politique industrielle. Ne faisons pas de faux procès à la Commission européenne.

Les gestionnaires de réseaux vont également avoir un rôle considérable à jouer en matière de collecte et de protection des données personnelles…

L’Europe s’est dotée d’un cadre juridique avec le RGPD [Règlement général sur la protection des données, ndlr] qui édicte des règles extrêmement claires. Peut-être faudra-t-il demain les transposer sur le plan énergétique. Avec le déploiement des compteurs intelligents, nous aurons à protéger et anonymiser les données collectées, qui continueront bien sûr d’appartenir aux consommateurs sans marchandisation possible. Les gestionnaires de réseaux ne sont pas des entreprises commerciales, mais de service public. Et il faudra défendre ce modèle vis-à-vis des grands acteurs mondiaux qui ne fonctionnent pas de la même manière et qui ne sont pas nécessairement des amis de l’espace européen.

Quelle serait votre première décision sur le plan énergétique si vous deveniez président de la Commission européenne ?

La perspective est heureuse… mais, avouons-le, peu réaliste ! Ceci étant, si on se prête à l’exercice, avant de prendre toute décision, je demanderais une synthèse des derniers Eurobaromètres pour avoir en tête les attentes des Européens en matière d’énergie. Le but serait de créer un agenda politique et citoyen, visant à adopter des mesures qui correspondent aux vraies attentes des Européens. En pratiquant de la sorte, il y aurait certainement des propositions concernant la mobilité durable ou la lutte contre la précarité énergétique. J’ajoute que mettre en place des table-rondes d’industriels européens, en plus de celles réunissant les décideurs politiques, devrait être plus pratiqué.

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