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Thierry Chopin : “Les rapports de beaucoup de Français à l’Europe sont compliqués”

Le directeur des études de la Fondation Robert Schuman commente les résultats du sondage réalisé par BVA pour Touteleurope.fr, Orange et Ouest-France à deux jours du début de la Présidence française de l’Union européenne. Dans cet entretien, Thierry Chopin analyse les rapports des Français au marché et à la protection sociale, revient sur les évolutions de la politique étrangère de l’UE et envisage les suites à donner au “non” irlandais.

Comment expliquer que l’Europe constitue davantage une source de crainte que d’espoir aux yeux des Français ?

Si cette enquête montre que l’Europe constitue une source de crainte pour 1 personne interrogée sur 3, une lecture plus approfondie montre aussi que cette proportion varie fortement en fonction des catégories socioprofessionnelles : les CSP+ considérant majoritairement (43%) la construction européenne comme une source d’espoir contre 21% pour les CSP-.

France-Europe : le bal des hypocrites ?

Dans son dernier ouvrage, Thierry Chopin analyse la relation tumultueuse entre la France et l’Europe, sur le mode d’un “je t’aime, moi non plus” .

A cet égard, il paraît difficile de nier qu’une ligne de partage se dessine autour des enjeux européens entre les citoyens les mieux dotés adhérant sans doute plus facilement aux valeurs d’ouverture - notamment économique - qu’incarne l’Union et les autres catégories sociales susceptibles de rechercher une plus grande protection dans le cadre national.

Par ailleurs, et de manière plus générale, les rapports de beaucoup de Français à l’Europe sont rendus compliqués en raison d’un élément qui me paraît central : le fait que le marché inspire une défiance quasi culturelle chez beaucoup de Français et que, dans le même temps, l’UE est perçue, à tort ou à raison, comme une organisation préconisant l’extension du libre-échange entre les pays qui la composent et avec le reste du monde.

Dans un contexte de perception très négative des effets de la mondialisation en France - du fait de performances économiques médiocres ces 20 dernières années en matière de croissance et d’emploi et de recul de l’emploi industriel -, ces éléments contribuent sans doute à nourrir ce sentiment de crainte à l’égard de la construction européenne.

Les Français ne pensent pas que l’Europe puisse agir sur les grandes questions internationales. Pourtant, la politique étrangère est un domaine où ils attendent davantage de l’Europe que de leur gouvernement. Quel enseignement tirez-vous de ces deux résultats ?

Une majorité de personnes interrogées considère en effet que l’Union européenne est l’échelle pertinente pour agir en matière de politique étrangère. Il est remarquable que l’opinion publique en France est d’une grande constance à cet égard et se montre clairement favorable à ce que l’UE prenne davantage de responsabilités à l’échelle internationale. De la même manière, on sait qu’en France la majorité des personnes interrogées est favorable à la création d’une armée européenne commune et près des 2/3 des Français soutiennent l’idée que dans le domaine de la défense, les décisions pourraient être prises plus efficacement au niveau de l’UE.

Comment, dès lors, expliquer ce paradoxe apparent ? Plusieurs raisons peuvent être avancées. D’abord, on peut noter que près des 3/4 des personnes interrogées en France estiment souffrir d’un déficit d’information concernant les innovations et les avancées réalisées en matière d’action extérieure et de défense européennes. Informe-t-on les Français des innovations opérées dans ces domaines depuis 10 ans (depuis le sommet franco-britannique de Saint-Malo en 1998), notamment la création de forces européennes et de l’Agence européenne de défense ; sait-on que les forces armées européennes sont engagées aujourd’hui dans 33 opérations extérieures dont 12 au titre de la politique européenne de sécurité et de défense et qu’elles contribuent ainsi à l’effort nécessaire visant à garantir la stabilité internationale ?

“Il faut reconnaître l’hétérogénéité des préférences collectives des Européens en matière de politique étrangère, tout en ménageant un espace pour des perspectives d’actions communes” .
Ensuite, l’UE est très souvent présentée comme une organisation consistant essentiellement à promouvoir le libre-échange, la démocratie et les droits de l’Homme (une sorte de combinaison de l’OMC et de l’ONU, pour ainsi dire) et non pas comme un acteur global qui serait capable de trouver sa place sur l’échiquier stratégique mondial ; au mieux, l’Union serait une “puissance normative” exerçant un “soft power” mais qui serait incapable de se doter des moyens classiques de la puissance. Cette rhétorique produit des effets pervers dans la mesure où elle diffuse l’idée que l’Union serait en effet incapable d’agir sur les grandes questions stratégiques dans un contexte où l’Union et ses pays membres doivent pourtant passer du statut de “consommateur de sécurité” à celui de “producteur de sécurité” ou à tout le moins producteur de leur propre défense. L’un des objectifs politiques essentiels qui rend compte de la volonté d’Etats de s’associer dans une Union plus large comme l’UE réside dans l’exigence de défense commune. C’est un facteur essentiel trop souvent négligé.

C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre le sens des innovations introduites par le traité de Lisbonne dans le domaine diplomatico-militaire : la création des clauses de défense mutuelle et de solidarité ; l’extension des possibilités d’actions de l’Union à la lutte contre le terrorisme, aux missions de prévention des conflits et aux missions de stabilisation post-conflit, par exemple ; l’introduction d’un mécanisme de “coopération structurée permanente” permettant aux Etats qui souhaitent s’engager plus avant dans ces domaines de le faire sans être bloqués ; etc. Il faut en effet reconnaître l’hétérogénéité des préférences collectives des Européens en la matière (cf. la neutralité de Irlande) tout en ménageant un espace pour des perspectives d’actions communes. En ce sens, ce ne sera pas nécessairement l’Europe unie à 27 qui agira sur les grands enjeux internationaux, diplomatiques ou militaires, mais sans doute un groupe restreint de pays membres.

Sur les questions d’emploi, d’éducation, de santé, les Français préfèrent assez largement que les grandes décisions soient prises par le gouvernement plutôt que par l’Europe. Finalement, ils semblent moins désireux d’une “Europe sociale” que le laisse entendre un discours assez répandu…

Cela me paraît de bon sens. Jacques Delors n’a eu de cesse de répéter que le sentiment d’appartenance à la nation repose entre autres sur le social et l’emploi et qu’il était très réticent à l’idée de déléguer à l’Europe ce qui constitue le cœur de la cohésion nationale et sociale. Dans cette perspective, il semble prudent de considérer que les politiques de l’emploi, l’éducation, la santé ou encore la sécurité sociale restent du ressort des Etats membres. Par ailleurs, iI faut bien mesurer la difficulté concrète de parvenir à un consensus européen significatif en matière sociale, dès lors que la plupart des compétences sur ce registre restent en effet nationales, et surtout que les 27 pays de l’Union ont des traditions et des histoires bien différentes et sont caractérisés par des différentiels de richesses importants dans ces domaines.

“Il semble prudent de considérer que les politiques de l’emploi, l’éducation, la santé ou encore la sécurité sociale restent du ressort des Etats membres” .
Au regard de ces différents éléments, il est clair que “l’Europe sociale” est un mythe, certes mobilisateur dans un pays comme la France, mais illusoire et trompeur qui ne peut que nourrir des attentes déçues, des sentiments de promesses non tenues et des frustrations chez les citoyens européens, en général, et français en particulier. Cela ne doit pourtant pas conduire à s’interdire toute réflexion sur les questions d’ordre social, mais identifier clairement quels sont les niveaux d’action et de responsabilité dans ces domaines.

Reste en effet que l’adoption de mesures d’ordre essentiellement symbolique peut avoir une certaine utilité. A cet égard, il serait donc bienvenu que l’Union européenne puisse se fixer des objectifs en termes sociaux au cours des prochaines années pour adresser un signal positif aux opinions publiques. Pour ne citer qu’un exemple récent, la mise en place d’un “fonds d’ajustement à la mondialisation” lors du Conseil européen de décembre 2005 constitue une initiative très utile, non seulement sur le plan symbolique mais aussi sur le plan concret : les premières demandes de contribution au titre du Fonds d’ajustement à la mondialisation ont été présentées par la France (concernant des licenciements ayant eu lieu chez des sous-traitants de Renault et dans la société Peugeot-Citroën), demandes que la Commission a déclarées recevables en juillet 2007, et dont le montant s’élève à près de 4 millions d’euros. Les Français le savent-ils ?

Pour que les efforts de l’Union en matière sociale soient réellement opératoires, il s’agit enfin et surtout de mettre en œuvre les orientations sur lesquelles un consensus européen existe d’ores et déjà, et notamment celles retenues par la “stratégie de Lisbonne” . Pour ce qui concerne la France, cela suppose une appropriation par les citoyens français de cette stratégie, dont on ne peut que constater qu’elle est absente des discours des élites politiques et économiques.

L’une des voies à emprunter afin de favoriser cette appropriation, notamment en France, se trouve dans la promotion d’un modèle qui s’efforce de combiner l’exigence de compétitivité économique avec la prise en compte du maintien de standards sociaux élevés, équation que sont parvenus à résoudre certains Etats membres de l’Union, les pays nordiques notamment. Certes, la stratégie de Lisbonne accorde le primat à l’emploi (workfare autant que welfare) et traduit une conception du “social” plus large que celle qui se trouve au cœur de la vision française traditionnelle : elle établit en effet un lien étroit entre les dimensions économique et sociale en mettant en avant par exemple le fait que les processus de libéralisation ont tendance à favoriser le pouvoir d’achat des consommateurs tout comme les règles du pacte de stabilité ont pour effet de protéger les contribuables, aujourd’hui et demain, du poids de la dette…

Une nette majorité des personnes interrogées préconise d’abandonner le traité de Lisbonne après le “non” irlandais. Certains pensent qu’il faut appliquer Lisbonne sans les Irlandais, d’autres qu’il faut les faire revoter. Quelle solution vous paraît la plus plausible ?

“Abandonner le traité de Lisbonne et en rester au traité de Nice reviendrait à jeter aux orties plus de 10 années de longues et interminables négociations et par là même les innovations introduites par ce traité” .
Il convient d’abord de rappeler le contexte dans lequel s’inscrit le traité de Lisbonne. S’il est ratifié, ce traité, viendra clore un cycle politique ouvert au début des années 90, qui a mobilisé une énergie institutionnelle considérable, voire excessive, et pendant lequel l’Union européenne a cherché à sortir d’un dilemme apparemment inextricable : il lui fallait, à la fois, accueillir de nouveaux Etats membres pour approfondir le projet de réconciliation européenne engagé au début des années 50 ; mais, face aux risques de lourdeurs et de blocages qu’un tel afflux de nouveaux membres était susceptible de provoquer, il lui fallait aussi redéfinir la manière dont ses Etats membres participent aux prises de décisions communes, tout en maintenant la légitimité de ces décisions. A cet égard, le traité de Lisbonne ne conduit pas seulement à sortir de la crise politique ouverte par les deux “non” du printemps 2005, mais aussi et surtout d’une “querelle institutionnelle” ouverte depuis le début des années 90.

Dans ce contexte, abandonner le traité de Lisbonne et en rester au traité de Nice reviendrait à jeter aux orties plus de 10 années de longues et interminables négociations et par là même les innovations introduites par ce traité tant en termes de renforcement de l’efficacité du processus de prise de décision (avec notamment l’extension sensible de la règle de majorité - qualifiée - ) que d’approfondissement démocratique du fonctionnement de l’Union (avec notamment l’accroissement réel des pouvoirs du Parlement européen, seule institution élue au suffrage universel direct). Je ne suis pas du tout certain que ce soit l’option envisagée. Par ailleurs, il est stupéfiant d’observer que, parmi les personnes interrogées en France, pays qui a dit “non” en 2005 à la Constitution européenne, 1 sur 4 puisse envisager le scénario consistant à dire aux Irlandais : “nous poursuivons la construction européenne sans vous” !

Dans ces conditions, et sans présager de ce que seront les demandes des autorités irlandaises d’ici quelques semaines, le scénario le plus plausible est celui consistant à proposer une déclaration ou un protocole comprenant un certain nombre de garanties susceptibles de rassurer l’opinion publique irlandaise sur des points qui paraissent avoir été au cœur de la campagne référendaire et du “non” exprimé (notamment sur la neutralité, la fiscalité, ou encore l’avortement) ; un second vote pourrait alors être envisagé comme cela avait été le cas quand les électeurs irlandais avait dit “non” au traité de Nice avant de l’accepter finalement lors d’un second référendum. Le cas échéant, reste à savoir si les Irlandais souhaiteront revenir sur le choix du “statu quo” qu’ils ont exprimé le 12 juin dernier.

En réalité, la relance de l’Union européenne ne sera effective qu’à la condition d’anticiper des alternatives en cas de non-ratification à l’unanimité ; indépendamment des solutions telles que la révision à une majorité (super) qualifiée, il me semble aujourd’hui impossible d’échapper à une réflexion sur les voies d’intégration différenciée.

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