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Thierry Chopin : “L’Europe ne se construit pas comme un jardin à la française”

Thierry Chopin - DRThierry Chopin est directeur des études de la Fondation Robert Schuman. Il enseigne au Collège d’Europe de Bruges et à Sciences Po.

Il analyse pour Touteleurope.fr les défis diplomatiques et stratégiques européens et le contexte du “retour” de la France en Europe annoncé par le Président de la République.

Au lendemain de l’élection présidentielle, vous appeliez, dans un policy paper de la Fondation Schuman, à une clarification de la politique étrangère de la France, susceptible de replacer Paris au coeur du projet européen. Comment avez-vous accueilli le discours prononcé par Nicolas Sarkozy lors de la Conférence des Ambassadeurs ?

Il est tout d’abord remarquable que la moitié du discours prononcé par le Président de la République lors de la Conférence des Ambassadeurs porte sur l’Europe, discours dans lequel il affirme que “la construction de l’Europe restera la priorité absolue de notre politique étrangère” et “qu’il n’y a pas de France forte sans l’Europe, comme il n’y a pas d’Europe forte sans la France” . Ces déclarations sont importantes en ce qu’elles rappellent de manière forte le lien qui unit notre destin national à celui de l’Europe et qui fait de la participation à l’aventure européenne le cadre désormais intangible dans lequel s’inscrit l’action de la France.

Par ailleurs, et au-delà même de la définition des priorités de la prochaine présidence française de l’Union européenne, sur laquelle nous reviendrons sans doute, ce discours marque aussi la volonté du Président de la République de poser la question politique, désormais incontournable, de “l’avenir du projet européen” et de ses finalités à moyen terme. Finalités politiques et économiques naturellement (“quelle Europe en 2020-2030 et pour quelles missions ?”), mais aussi finalités territoriales (quelles limites pour l’Union ?) avec à l’arrière-plan la question de l’adhésion ou non de la Turquie à l’UE ; et enfin, finalités géostratégiques avec la question de l’évolution de l’UE comme acteur global dans le contexte actuel de mondialisation des enjeux de sécurité.

Pour finir, et en lien avec ce dernier élément, je crois qu’on peut percevoir une inflexion dans ce discours, inflexion qui porte sur la relation aux Etats-Unis. Si l’Europe y est présentée comme devant assumer son rôle de “puissance” , sans lequel le monde serait privé d’un pôle d’équilibre nécessaire, la complémentarité de l’Otan avec le développement de l’Europe de la défense y est néanmoins affirmée avec beaucoup de force (“Opposer l’Union à l’Otan n’a pas de sens” !) : en bref, si l’UE doit se constituer comme une puissance dans le monde multipolaire en formation, ce n’est certainement pas contre les Etats-Unis qu’elle doit le faire…

Vous qualifiez de “mythe illusoire” la vision, assez développée en France, d’une “Europe puissance” qui ferait contrepoids aux Etats-Unis. Quelle doit être alors l’attitude à adopter à l’égard des EU, pour la France comme pour l’Europe ?

Le problème du discours sur l’ “Europe puissance” comme pôle devant équilibrer les Etats-Unis bute contre un obstacle de taille : la vision “atlantiste” d’une majorité d’Etats membres de l’Union européenne (en particulier du Royaume-Uni) à laquelle est couplée la posture de “neutralité” d’autres Etats membres (Autriche, Chypre, Finlande, Irlande, Malte, Suède). Par ailleurs, le dernier élargissement (2004-2007) a eu un impact majeur à cet égard. Ces pays ont en effet une approche particulière de la question de la sécurité et nourrissent une inquiétude particulière par rapport aux jeux d’influence des puissances qui les entourent, la Russie en particulier, ce qui explique la préférence des pays d’Europe centrale et des pays baltes pour la protection des Etats-Unis.

Compte tenu de tous ces éléments, on ne voit pas très bien en effet comment la vision de l’ “Europe puissance” dans un monde multipolaire pourrait être autre chose en effet qu’un mythe illusoire.

Dans ce contexte, l’attitude à adopter à l’égard des Etats-Unis, pour la France comme pour l’Europe repose sur trois éléments principaux : du côté des partisans de la supériorité de l’Otan (comme le Royaume-Uni), la prise de conscience que le centre de gravité de la politique étrangère américaine s’éloigne de plus en plus de l’Europe, au moment même où l’Union se concentre de plus en plus sur son propre voisinage ; concernant les partisans d’un renforcement de l’autonomie européenne en matière de sécurité (comme la France), la rupture avec une rhétorique anti-américaine, le thème de la construction négative de l’Europe contre les Etats-Unis n’ayant aucun sens pour la très grande majorité des pays membres de l’UE ; l’acceptation du fait, enfin, qu’un partenariat transatlantique réaliste ne repose pas tant sur la redécouverte d’un âge d’or perdu que sur la reconnaissance des différences objectives qui séparent aujourd’hui les Etats-Unis de l’Europe, au sein du monde occidental, qu’il s’agisse des intérêts, du rapport à l’usage de la force et au droit international, des déterminants culturels, etc.

Vous insistez sur l’importance de la relation franco-britannique, notamment pour l’avenir de la défense européenne. L’arrivée au pouvoir de Gordon Brown et le relatif retrait britannique enregistré lors du dernier Conseil européen ne risquent-il pas de compromettre un tel rapprochement ?

Pourquoi la relation franco-britannique me paraît-elle si importante ? Parce que la politique européenne des dernières années a été marquée par deux événements majeurs : la décision de l’Angleterre de soutenir l’invasion américaine de l’Irak sans consultation préalable de ses partenaires européens et le rejet par la France du projet de traité constitutionnel. Ces deux exemples mettent en évidence quelles sont les conditions fondamentales d’une véritable relance européenne. Ayant pu constater à quel point ces deux décisions avaient nui à leur pays respectif, pour Nicolas Sarkozy comme pour Gordon Brown, une partie au moins de la solution à ce problème pourrait bien se trouver de l’autre côté de la Manche.

Il est vrai que la relance institutionnelle actuelle semble plutôt mettre à distance les deux pays : d’un côté, l’activisme du nouveau président français, aux côtés des qualités de négociatrice d’Angela Merkel, ont conduit à un accord lors du Conseil européen de juin dernier, sur un traité modificatif permettant de sortir de l’impasse institutionnelle dans laquelle l’Union était plongée depuis 2005 ; de l’autre, les différents dispositifs dérogatoires prévus par le nouveau texte (en particulier pour la Charte et la coopération policière et judiciaire) ont été obtenus à la demande du Royaume-Uni. Il est à noter que ces “opting-out” révèlent que l’ensemble des politiques à venir de l’Union ne peuvent plus mobiliser de la même manière l’ensemble des pays de l’Union et conduit donc à négocier de telles dérogations afin de progresser dans divers domaines.

De ce point de vue, rien n’interdit aujourd’hui de penser, que des actions conjointes entre la France et le Royaume-Uni puissent se développer en matière diplomatique et de défense. En effet, s’il est trop tôt pour juger ce que sera l’action de Gordon Brown, pour l’instant les signaux sont positifs : volonté commune avec la France de jouer un rôle dans les Balkans et en particulier au Kosovo, initiative commune sur le Darfour, prise de distance avec les Etats-Unis sur l’Irak, etc. Si la situation internationale continue de se détériorer, et compte tenu de l’affaiblissement de la puissance militaire américaine, il pourrait bien finir par favoriser l’Europe de la défense parce que celle-ci correspondra alors à un besoin objectif, dans le contexte de mondialisation des enjeux de sécurité.

Les projets d’action conjoints entre la France et l’Angleterre sur la scène internationale ne manquent pas : outre la consolidation de l’Europe de la défense et des dispositifs européens de gestion des crises internationales, la lutte contre le réchauffement climatique au niveau mondial et l’aide aux pays africains constituent, dans l’immédiat, les thèmes de rapprochement les plus prometteurs. Pourraient venir ensuite, en conjonction avec l’Allemagne, une politique européenne commune vis-à-vis de la Russie et des questions énergétiques. Enfin, à partir de l’expérience accumulée lors des négociations avec l’Iran, une démarche et une vision communes vis-à-vis des différentes crises du Proche-Orient pourrait émerger de manière progressive, concernant en particulier l’Irak après le retrait américain, l’Afghanistan et le conflit israélo-palestinien.

Depuis quelques mois, la Russie semble durcir ses positions à l’égard des Etats-Unis et de l’Union européenne. Comment voyez-vous l’évolution des relations entre l’UE et ce pays ?

L’objectif de l’UE, par l’accord de Partenariat de 1994, était d’ “européaniser” la Russie, c’est-à-dire d’encourager l’implantation de la démocratie et de l’état de droit dans ce pays et de convertir les dirigeants russes à une vision “postmoderne” (ou “post-puissance”) des relations internationales. Pour toute une série de raisons, cet objectif a échoué : les dirigeants russes actuels ont une vision classiquement “bismarckienne” des relations internationales (c’est-à-dire fondée sur le primat de la puissance étatique) et rejettent absolument toute limitation de leur souveraineté.

Dans ce contexte général, les intentions réelles de la Russie sont néanmoins aujourd’hui en grande partie opaques et à l’heure actuelle, les points d’accord et de coopération coexistent avec les motifs de désaccord. Les contradictions sont encore plus flagrantes en ce qui concerne la tonalité générale des déclarations, alternativement amicales et agressives. Le vainqueur de la prochaine élection présidentielle russe (en mars 2008) dissipera peut-être ces ambiguïtés.

Quoi qu’il en soit, L’UE doit accepter cette réalité et adopter une posture réaliste dans ses relations avec Moscou. Le problème est que la politique actuellement suivie par les dirigeants européens, consistant à réagir au coup par coup et en ordre dispersé aboutit à cumuler les inconvénients, puisque les Européens sont aujourd’hui affaiblis par leur désunion et n’ont su ni établir un partenariat véritable avec la Russie, ni se prémunir contre les conséquences potentielles ce que certains appellent déjà une nouvelle “guerre froide” (l’idéologie en moins). Les gouvernements européens doivent donc, de manière urgente, s’accorder entre eux pour s’efforcer de définir leurs intérêts et leurs attentes vis-à-vis de la Russie, les concessions qu’ils seront disposés à lui accorder en contrepartie et les “lignes rouges” dont ils ne toléreront le franchissement sous aucun prétexte.

Par ailleurs, le rapport de l’UE face à l’évolution politique du régime russe et plus encore à la volonté russe de se servir sans complexes de l’énergie comme d’un instrument de puissance dans les relations internationales, dont il est légitime de s’inquiéter, constitue un élément important et peut devenir, d’ailleurs, l’un des éléments clés pour vaincre la poussée de l’euroscepticisme en Europe centrale et orientale. Ce dernier restera au contraire durablement ancré, si l’Union persiste à se montrer faible, voire complaisante à l’égard de ces évolutions et notamment si certains Etats membres acceptent de privilégier les relations bilatérales au détriment d’une relation euro-russe.

Ajoutons enfin, concernant cette fois les Etats-Unis, que la politique américaine a des conséquences décisives sur les relations entre la Russie et l’Union européenne (le cas du bouclier antimissile constitue ici l’exemple type). La stabilisation des relations UE-Russie suppose par conséquent que les Européens puissent s’assurer que la politique américaine ne viendra pas contrecarrer les objectifs qu’ils auront su définir.

Dans un an, la France prendra pour six mois la Présidence de l’Union européenne. Quelles sont les conditions qui feront de cette présidence une réussite, à la fois pour la France et pour l’Europe ?

La réussite d’un des axes prioritaires (“la croissance et l’emploi”) de la présidence française de l’Union suppose d’abord que la France montre l’exemple. Or, un grand nombre de nos partenaires craignent que Paris ignore ses engagements budgétaires en repoussant à 2012 l’échéance du retour à l’équilibre de ses finances publiques et laisse filer sa dette et ses déficits publics. Pourtant, l’heure n’est pas au relâchement de la discipline budgétaire, surtout quand les autorités françaises souhaitent convaincre leurs partenaires de la zone euro de la nécessité de réviser la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE). La France ne serait en effet guère crédible pour peser sur la stratégie économique de l’UE si elle ne commençait pas par respecter loyalement ses engagements européens de longue date et obtenir des performances en matière de croissance et d’emploi, condition sine qua non pour retrouver tout son crédit et jouer pleinement son rôle d’inspiratrice.

Par ailleurs, la plupart des thèmes de la future présidence sont susceptibles d’avancées qui pourraient fournir la base d’une volonté partagée par le plus grand nombre possible d’Etats membres d’avancer dans certains domaines désormais incontournables : il pourrait s’agir d’opérer des rapprochements dans les domaines de la politique de l’énergie, de la lutte contre le changement climatique, mais aussi de la politique d’aide au développement ; les Etats méditerranéens de l’Union pourraient envisager des coopérations en matière de politique d’immigration ; etc. C’est là une voie qui permettrait en effet à la France de “revenir en Europe” tout en redonnant une finalité concrète à l’Union européenne. 10 ans après les accords de “Saint-Malo” , il pourrait s’agir également de prendre l’initiative d’un nouveau consensus stratégique qui pourrait favoriser des initiatives en matière diplomatique et militaire, même si en matière de défense, une forte impulsion politique est indispensable pour se poursuivre avec succès, étant donné les pesanteurs propres à ce secteur et les sensibilités nationales touchant à ce sujet. La France pourrait toutefois apporter une authentique valeur ajoutée dans le domaine des relations extérieures - on pense évidemment au projet d’Union méditerranéenne, mais dont le contenu devrait être clarifié, et aussi aux relations avec la Russie (le nouveau président russe sera alors dans les premiers mois de son mandat). La France pourrait proposer une ligne commune à ses partenaires sur ces deux sujets essentiels - mais à condition d’être à leur écoute et de jouer le rôle de “synthétiseur” des différentes positions.

Ce dernier point est essentiel. L’une des clés de la réussite de la présidence française de l’Union réside sans doute dans la reconnaissance du fait que l’Europe ne se construit pas comme un “jardin à la française” et que sa réalité est celle de 27 pays qui sont des partenaires les uns pour les autres. Prendre en compte ces réalités permettrait à la France de jouer pleinement son rôle dans l’Union telle qu’elle est et de jouer, au même titre que les autres, son rôle d’inspiratrice… C’est finalement le programme fixé par le Président de la République lui-même : “la présidence française de l’Union (…) doit à présent mobiliser toutes nos énergies. Pour la réussir, nous devrons jouer collectif, nous mettre à l’écoute de nos partenaires, tous nos partenaires”…

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