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Taxation des géants du web : la France impose le dossier au sommet de Tallinn

L’Estonie a accueilli à Tallinn le premier sommet européen dédié aux questions numériques (28 et 29 septembre). La France a saisi cette opportunité pour défendre son projet de “taxe GAFA” destinée à davantage répartir les contributions fiscales des géants du numérique en Europe. Une idée controversée qui suscite l’inquiétude de certains Etats membres comme l’Irlande et de la Commission européenne, soucieuse de protéger son plan plus global d’harmonisation de l’impôt sur les sociétés.

Google Dublin siège social
Entrée du siège social de Google Ireland Limited, filiale irlandaise de l’entreprise américaine

Une “taxe GAFA” sur le chiffre d’affaires

Une “taxe GAFA” , pour quoi faire ? L’objectif est d’adapter le système d’imposition européen aux pratiques des multinationales du numérique, championnes de l’optimisation fiscale agressive. L’idée n’est pas nouvelle et a récemment été réactivée par la France. En première ligne : Bruno Le Maire. Mandaté par Emmanuel Macron, le ministre de l’Economie a déjà parcouru l’Europe ces dernières semaines, afin de convaincre ses partenaires du bienfondé de l’initiative française. Non sans succès car l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne de même que ses homologues grec, autrichien, portugais, roumain, slovène et bulgare, à l’issue du Conseil des Ministres de l’Economie et des Finances des 16 et 17 septembre, se sont rangés derrière lui.

La proposition de la France, promesse de campagne d’Emmanuel Macron, part du principe suivant : si les multinationales du numérique ne payent pas la juste part d’impôt correspondant à leurs activités dans chaque pays, c’est leur chiffre d’affaires, calculé par les paiements des clients, qui doit être imposé, plutôt que les bénéfices, facilement dissimulables dans l’opacité des paradis fiscaux.

Pourquoi cibler les géants du web ?

De fait, les géants du web et autres multinationales de l’économie digitale (Uber, Airbnb, etc.) se déploient dans de nombreux secteurs différents, mais ont une particularité commune : vendre leurs services via internet leur permet de localiser leur siège social dans un pays différent que celui où elles effectuent leurs ventes. Leur modèle repose sur des échanges dématérialisés et des actifs incorporels - algorithmes et bases de données. Or les règles actuelles d’imposition des bénéfices reposent sur le principe de l’établissement stable. Autrement dit, l’entreprise paye des impôts sur ses bénéfices, dans le pays où elle est présente physiquement, présence qui se mesure par le nombre d’employés, le montant des ventes et le montant des actifs corporels - usines, terrains, machines, etc.

En l’absence d’harmonisation fiscale européenne, les géants du web sont, par conséquent, incités à localiser leurs filiales - et donc leur présence physique - dans les pays qui proposent les taux de taxation les plus faibles comme l’Irlande, le Luxembourg ou les Pays-Bas, tout en créant un minimum d’emplois dans les autres. Le fisc français par exemple, qui réclamait 1,1 milliard d’euros d’impôts impayés à Google, n’a pas obtenu gain de cause en justice en l’absence d’un “établissement stable” dans le pays.

Des chiffres confirment cette inadéquation entre les bénéfices enregistrés et l’activité économique dans un pays. Par exemple, en 2015, Google enregistrait des bénéfices de plus de 22 milliards d’euros en Irlande, alors que ce pays ne compte que 5 millions d’utilisateurs d’internet. En Allemagne, où le nombre d’utilisateurs dépasse les 70 millions, elle a enregistré moins d’un milliard d’euros de bénéfices.

Le quartier des affaires de Dublin, sur les anciens docklands de la ville, à présent surnommés “Silicon Docks” . En effet, Google, Facebook, Twitter, LinkedIn, Dropbox ou encore Airbnb y ont établit un siège.

Les pays européens qui proposent une faible imposition sur les sociétés, qualifiés de paradis fiscaux par de nombreux observateurs, mais écartés de la liste noire de la Commission européenne - qui préfère le terme plus pudique de “paradis numérique” - ont d’ailleurs été les premiers à émettre de “fortes réserves” suite à la proposition française.

A l’échelle de l’Union européenne, de 2013 à 2015, Google et Facebook à eux seuls, auraient ainsi provoqué un manque à gagner fiscal compris entre 5,1 et 5,4 milliards d’euros, selon un rapport de l’eurodéputé néerlandais Paul Tang (centre gauche). De la même manière, Le Parisien a révélé en août 2017, que Airbnb n’a payé que 92 944 € d’impôt en France en 2016, alors que le pays est son second plus gros marché. Ces pertes sont d’autant plus problématiques pour les gouvernements européens que la plupart de pays membres de l’UE ont dû réduire les dépenses publiques ces dix dernières années afin de réduire dette et déficit, en pleine crise économique.

La proposition française inquiète la Commission

La “taxe GAFA” défendue par la France, qui a sur le papier tout pour plaire à Bruxelles, a toutefois pris de court la Commission européenne. Si l’institution salue l’implication française sur ce dossier, elle s’inquiète néanmoins que ce projet puisse venir entraver le travail engagé en faveur de l’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés européenne, l’ACCIS. Ce mécanisme européen d’harmonisation fiscale permettrait également de lutter contre les pratiques d’optimisation fiscale des entreprises de tous les secteurs, numérique compris.

Le projet d’ACCIS n’est pas sans susciter critiques et interrogations. Par exemple, certains observateurs notent que ce dispositif ne permet pas de lutter contre l’utilisation des prix de transfert par les grandes entreprises pour optimiser l’imposition sur leurs bénéfices, en les transférant dans leurs filiales à l’étranger.

Initié peu après le passage à l’euro, l’ACCIS n’est toujours pas concrétisée à ce jour. Mais redynamisé par la Commission européenne suite aux scandales des Lux Leaks et des Panama Papers, ce projet est qualifié de “mûr” par l’eurodéputé Alain Lamassoure (LR), rapporteur du projet de rapport le concernant. Ainsi, pour néanmoins adapter le dispositif au secteur numérique, ce dernier propose d’amender l’ACCIS et de compléter simplement la notion d’établissement stable en utilisant la “collecte et l’utilisation des données à caractère personnel des utilisateurs de services et de plateformes en ligne” , par les firmes dans chaque pays.

Pour la Commission également, il s’agirait d’une façon de “définir la présence numérique pour régler durablement la question de la fiscalité du numérique” . L’institution insiste effectivement sur la nécessité de trouver une solution pérenne et, selon elle, la proposition française de taxer le chiffre d’affaires des géants du web ne serait qu’une “solution de court-terme”. La diversité des secteurs d’activité couverts par l’économie digitale implique en outre qu’il est difficile de définir les entreprises concernées : pourquoi taxer Amazon plutôt que la Fnac par exemple ? Autrement dit, un impôt réservé aux entreprises du numérique serait de nature à rompre l’égalité des entreprises devant l’impôt.

Unanimité requise

Quelle que soit l’option retenue, taxe “GAFA” ou ACCIS, il n’en demeure pas moins que la politique fiscale n’est pas une compétence exclusive de l’UE et que l’unanimité des pays membres est la règle pour qu’une quelconque législation en la matière soit validée.

Autant dire que Dublin par exemple ne se laissera probablement pas faire sans négocier. Rappelons qu’en 2016 la Commission européenne a lancé une procédure contre l’Irlande, estimant que la société Apple devait rembourser 13 milliards d’euros d’impayés fiscaux en raison d’un accord indu avec le gouvernement irlandais, et que ce dernier a refusé de récolter la somme pour ne pas remettre en cause son modèle basé sur une fiscalité très attractive. De même, une grande partie de l’activité économique du Luxembourg repose sur ses faibles taux d’imposition. D’ailleurs, selon une récente étude du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII), le Grand-Duché “attirerait dix fois moins d’activité bancaire s’il n’était pas un paradis [fiscal]” .

Comment, dans ce cadre, aller vers une plus juste fiscalité numérique ? Pour compléter l’ACCIS qui ne prévoit d’ailleurs pas l’uniformisation des taux d’imposition mais uniquement de l’assiette fiscale, Alain Lamassoure propose un Fonds de compensation transitoire, alimenté par le gain des “gagnants” en faveur des “perdants” temporaires. D’autres auront une vision plus offensive et chercheront à imposer plus de transparence aux entreprises en proposant de rendre publique leur comptabilité pays par pays ; et ainsi profiter de la pression citoyenne pour forcer les entreprises et les pays récalcitrants à des pratiques fiscales loyales.

D’une manière générale, insiste Alain Lamassoure, une fenêtre d’opportunité est ouverte faveur d’une fiscalité européenne adaptée au numérique et dans laquelle il serait bon de s’engouffrer rapidement. La “pression politique du Parlement européen est en train de grandir” , confirme la Commission. Celle-ci attend par ailleurs que les positions des pays européens sur ce sujet soient arrêtées “avant la fin de l’année”.

Les GAFA ne semblent logiquement pas enclins à changer leurs pratiques, et préfèreraient continuer à profiter de taux d’imposition avantageux sur leurs bénéfices. Ces sociétés font partie de celles les plus actives pour défendre leurs intérêts à Bruxelles. Ainsi, Google et Microsoft ont chacune déboursé 4,5 millions d’euros à cette fin en 2015 - ce qui fait de ces entreprises les plus gros lobbies de la capitale belge. Les représentants de Google sont en outre ceux qui ont obtenu le plus de rencontres avec des commissaires européens (146) depuis novembre 2014, tandis que Microsoft s’est rendu à 82 rendez-vous et Facebook 63 (chiffres : Registre de transparence des lobbies auprès des institutions européennes).

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