Toute L'Europe – Comprendre l'Europe
  • Actualité

Société civile : quel impact sur les décisions européennes ?

Protestations syndicales contre la libéralisation des services en 2005, occupation des places en 2011, actions contre le glyphosate en 2017 : ces vingt dernières années ont vu naître des mobilisations citoyennes aux formes de plus en plus diversifiées à l’échelle européenne. Couronnées par plus ou moins de succès, elles posent une question essentielle pour la démocratie : celle de la place des citoyens dans l’UE, en dehors des moments électoraux. Et de la façon dont la société civile peut peser sur les décisions politiques de l’Union européenne.

Manifestation contre le glyphosate à Berlin
Manifestation devant le siège de la représentation de la Commission européenne en Allemagne, contre le renouvellement de l’autorisation du glyphosate dans l’UE. 6 juin 2016 - Crédits : BUND Bundesverband / CC BY-SA 2.0

Les citoyens ont-ils leur mot à dire dans les décisions prises à Bruxelles ? Leurs voix se font bien sûr entendre dans les urnes. Aux élections européennes, ils élisent leurs représentants au Parlement européen, une institution qui ne cesse de monter en puissance, notamment depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne en 2009. Les élections nationales ne sont pas non plus à négliger compte tenu de l’importance des gouvernements nationaux dans l’Union européenne. Dans son ouvrage La construction européenne est-elle démocratique ?, Nicolas Levrat écrivait ainsi que le Conseil des ministres de l’Union européenne restait “le principal lieu de pouvoir décisionnel au sein de l’Union” .

Mais le vote n’est pas le seul moyen dont dispose le citoyen pour faire entendre sa voix. Son influence s’exerce également à travers la société civile. Sous cette appellation, on trouve pêle-mêle les associations de citoyens, les ONG, les syndicats ou encore les organisations religieuses. En résumé : un ensemble tout à fait hétérogène de groupes de citoyens, qui ne représentent ni l’Etat, ni des intérêts économiques et qui tentent de peser sur les décisions de l’Union. Avec des résultats variables.

Des lobbies citoyens ?

Pendant la période précédant la crise financière, cette société civile défend surtout ses intérêts dans les couloirs des institutions européennes et plus particulièrement au sein de la Commission européenne. C’est en effet elle qui soumet des propositions de loi (directives) au Conseil de l’UE et au Parlement européen. Il s’agit dont logiquement d’un terrain privilégié pour les groupes d’intérêts, que l’on appelle également lobbies.

Parmi les groupes d’intérêt, la majorité est constituée de lobbies défendant des intérêts privés (économiques, financiers, industriels). Une partie est néanmoins formée de groupes qui défendent un “intérêt public” , qu’il s’agisse de l’environnement, des droits humains, droits des femmes ou encore des droits des travailleurs. Outre la Commission, ils sont également très actifs auprès d’autres institutions de l’UE, et notamment du Parlement européen. Ce dernier est notamment plus facile d’accès pour les mouvements défendant un intérêt public, mais il est également plus complexe d’y convaincre une majorité d’eurodéputés, étant donnés les clivages géographiques et politiques qui traversent l’institution.

Les lobbyistes bénéficient ainsi de contacts privilégiés avec les membres des institutions européennes, lancent des campagnes de presse et de mobilisation et proposent leur expertise aux décideurs. Néanmoins, les organisations d’intérêt général sont beaucoup moins puissantes que les groupes d’intérêts industriels : elles comptent moins de personnels et disposent de budgets 30 fois inférieurs à ceux des lobbies économiques, selon l’ONG Corporate Europe Observatory

Organisations parapluie

Ce jeu d’influence s’est toutefois renversé dans plusieurs cas, lorsque les organisations d’intérêt public bruxelloises ont bénéficié du soutien populaire. Telles sont les conclusions de Louisa Parks, professeure de sociologie à l’université de Trente (Italie), et spécialiste des mouvements sociaux à l’échelle européenne. Interrogée par Toute l’Europe, Louisa Parks explique ainsi que les ONG et syndicats présents à Bruxelles forment des organisation dites “parapluie” . Travaillant auprès des institutions, celles-ci coordonnent également l’action d’organisations nationales, qui parviennent à mobiliser les citoyens. “Ces organisations peuvent alors attaquer à deux niveaux” , note Louisa Parks : “on voit des mobilisations au niveau national, comme des manifestations, qui sont alors combinées avec un lobbying très avisé à Bruxelles” .

L’importance des mobilisations nationales a notamment pu être observée lorsque la Commission a initié en 2004 la directive Services, surtout connue sous le nom de directive Bolkestein, qui visait à libéraliser les services dans l’Union européenne. Au centre de la controverse et de l’inquiétude des citoyens : une disposition qui permettait à un prestataire de services d’opérer dans tous les pays de l’Union européenne, en appliquant la loi de son pays d’origine. Les syndicats, tout comme certains partis politiques, mobilisent alors les opposants à la directive, plus spécifiquement en Allemagne, en Belgique et en France, craignant une délocalisation de certains services vers les pays d’Europe de l’Est. On compte alors des dizaines de milliers de manifestants dans plusieurs pays.

A l’approche en France du référendum sur l’établissement d’une constitution européenne, les partisans du “non” cristallisent le débat autour de la directive Bolkestein. La grogne monte également au Parlement européen. En poste à l’Elysée, Jacques Chirac fait en parallèle pression sur la Commission et le Conseil européen pour que soit écarté le principe du pays d’origine tant controversé. Le président français avance ainsi que si la directive est adoptée en l’état, le “non” risquera de l’emporter en France au référendum. Il obtiendra finalement gain de cause, mais en vain : le 29 mai 2005, les Français rejettent à 54,7% le traité européen.

Le tournant de l’austérité

L’éclatement de la crise financière change la donne dans les mobilisations citoyennes européennes. De l’Espagne à la Grèce en passant par le Royaume-Uni, de nombreuses places en Europe et dans le monde sont occupées par les citoyens en 2011 et 2012. Le mouvement Occupy - aussi appelé mouvement des Indignés - proteste, entre autres, contre les mesures d’austérité prises par les gouvernements.

Ce qui est intéressant à propos de l’Europe dans le mouvement Occupy, c’est son absence” , analyse toutefois Louisa Parks. Alors que les précédents mouvements de défense des droits sociaux n’hésitaient pas à s’attaquer directement à l’Union européenne, ce n’est pas le cas d’Occupy. Selon Louisa Parks, cela pourrait s’expliquer par le fait que les politiques nationaux apparaissent à ce moment comme plus accessibles que la Banque centrale européenne, le Fonds monétaire international, ou la Commission européenne - la troïka -, principaux instaurateurs des mesures d’austérité. Ainsi, les Indignés se sont surtout organisés au niveau national, ou au niveau local en répondant aux besoins immédiats des personnes touchées par la crise (soins gratuits apportés par des médecins volontaires en Grèce, actions contre les expulsions des locataires en Espagne, etc).

Le mouvement Blockuppy à Francfort constitue finalement la seule branche du mouvement ayant eu une dimension européenne. Entre 2012 et 2015, la ville abritant le siège de la Banque centrale européenne a attiré annuellement plusieurs dizaines de milliers de manifestants. Une mobilisation massive donc, mais dont la portée est restée essentiellement symbolique.

Occupation de la Puerta del Sol, à Madrid, par les Indignés espagnols le 15 octobre 2011 - Crédits : Rafael Tovar / cc-by-sa-2.0

En fait, plus que la lutte contre l’austérité, c’est surtout la mobilisation autour des accords internationaux qui va susciter des mouvements citoyens européens. Ces accords relèvent de la compétence de la Commission européenne et il revient, depuis le traité de Lisbonne de 2009, au Parlement européen de les valider. Ce qui ouvre une nouvelle fenêtre pour les militants européens. En 2012, la négociation du traité ACTA (accord anti-contrefaçon) entraîne la mobilisation de plusieurs dizaines de milliers de personnes à travers la majorité des pays d’Europe, qui craignent une diminution des libertés numériques. Une pétition du site Avaaz.org rassemble même 2,4 millions de signatures contre le traité. Après que le vote a été suspendu par de nombreux pays, le Parlement rejette finalement l’accord. A l’inverse en février 2017, c’est en dépit de nombreuses contestations et manifestations qu’il il adopte le CETA, le traité de libre-échange entre l’UE et le Canada.

“L’ICE est un outil de mobilisation”

Outre les pouvoirs renforcés du Parlement, le traité de Lisbonne introduit également une nouveauté non négligeable dans le processus démocratique de l’UE, en créant l’initiative citoyenne européenne (ICE). Ce droit donne la possibilité à un groupe de citoyens de demander à la Commission de légiférer sur un sujet précis, à condition de réunir un million de signatures en provenance d’au moins un quart des Etats membres, soit 7 pays.

Toutefois, en pratique, aucune des quatre initiatives citoyennes européennes ayant jusqu’ici été menées à bien n’a abouti à une réelle législation de l’Union européenne. Tout au plus, permettent-elles d’inscrire de nouveaux sujets à l’ordre du jour. La plus récente, l’initiative Stop Glyphosate a reçu plus d’1,3 million de signatures en 2017. Alors qu’elle exigeait notamment l’interdiction des pesticides à partir de glyphosate au niveau européen, la Commission a proposé le renouvellement de l’herbicide pour 5 années supplémentaires, ce que les Etats membres ont accepté. Seule une réforme du système d’évaluation des pesticides est envisagée par Bruxelles Tandis que le Parlement européen, peut-être plus sensible aux ICE, a mis en place une commission spéciale pour enquêter sur le sujet. “L’initiative citoyenne européenne est plus un outil de mobilisation qu’un outil législatif” , résume Louisa Parks.

Pour d’autres groupes d’intérêt, l’ICE est également un moyen d’acquérir une crédibilité auprès des institutions européennes. Dans une enquête diffusée sur Arte le 6 mars 2018, Alexandra Jousset et Andrea Rawlins-Gaston révélaient comment l’initiative citoyenne One of Us avait permis à ses soutiens de s’organiser au niveau européen. L’initiative, rejetée par la Commission européenne, réclamait l’arrêt des financements européens de programmes permettant l’accès à l’avortement dans les pays en développement. Néanmoins, depuis 2014, un lobby issu de cette campagne est accrédité auprès du Parlement et de la Commission européenne.

Avec un peu plus de cinq ans d’existence, l’ICE reste néanmoins un outil démocratique neuf, et les nombreuses critiques à son égard ont conduit la Commission européenne à proposer une réforme du dispositif. Actuellement à l’étude par le Parlement européen, la réforme vise à rendre l’outil et son utilisation plus accessible. Suffisant pour renforcer la démocratie directe dans l’Union européenne ?

Sources :

  • PARKS Louisa, Social Movement Campaigns on EU Policy, in the corridors and in the streets, Palgrave Macmillan, 2015
  • MICHEL Hélène, Lobbyistes et lobbying de l’Union européenne : Trajectoires, formations et pratiques des représentants d’intérêts, Presses universitaires de Strasbourg, 2006.
  • BALME Richard et CHABANET Didier, European Governance and Democracy, Power and protests in the EU, Rowman & Littlefield publishers, Inc, 2008

Votre avis compte : avez-vous trouvé ce que vous cherchiez dans cet article ?

Pour approfondir

À la une sur Touteleurope.eu

Flèche

Participez au débat et laissez un commentaire

Commentaires sur Société civile: quel impact sur les décisions européennes ?

Lire la charte de modération

Commenter l’article

Votre commentaire est vide

Votre nom est invalide