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Russie-Turquie : jusqu’où iront les tensions ? L’incident du 24 novembre 2015 et ses possibles suites

Mardi 24 novembre, deux chasseurs turcs abattaient un avion russe à la frontière turco-syrienne, aggravant des tensions déjà vives entre les deux puissances. Quel impact cet événement peut-il avoir sur la relation russo-turque et plus largement sur le dossier syrien ? Pour mieux en comprendre les enjeux, nous publions ici un article d’Alexander Barkhudaryants, paru le 2 décembre sur le Diploweb.com.

Trois F-16 de la Turkish Air Force
Article publié en partenariat avec le Diploweb.com, dirigé par Pierre Verluise.

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Le bombardier russe en mission de guerre en Syrie abattu par l’armée turque le 24 novembre 2015 a donné lieu à des hostilités diplomatiques sans précédent entre Ankara et Moscou.

En effet, les deux côtés fournissent des versions différentes des faits, alors que Vladimir Poutine - président russe - a désigné cet incident de « coup de poignard dans le dos de la part des complices des terroristes », en ajoutant que la Fédération russe « détectait depuis longtemps les fournitures de pétrole à destination de la Turquie depuis des régions syriennes en proie à des terroristes ».

A quelles démarches diplomatiques, économiques et militaires de la part des deux pays peut-on s’attendre dans les jours, les semaines et les mois qui viennent ?

La première partie de l’article expliquera pourquoi l’hypothèse d’une véritable guerre interétatique entre la Russie et la Turquie est à écarter. La deuxième partie se concentrera sur la prévision des futures démarches du Kremlin à l’encontre d’Ankara. Enfin, la troisième partie étudiera les possibles ripostes du côté turc.

Vers une véritable guerre ?

Avant tout, nous partons du constat qu’il est très difficile d’imaginer une véritable guerre à grande échelle entre les deux pays, ne serait-ce qu’en raison du fait que cela engagerait les deux alliances militaires auxquelles ils appartiennent, à savoir l’OTAN et l’OTSC (l’Organisation du Traité de sécurité collective, regroupant la Russie, la Biélorussie, l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan).

Outre cet évènement, la Turquie et la Russie ont jusqu’alors opté pour la gestion à l’amiable lors des précédents incidents similaires qui se sont pourtant considérablement multipliés depuis 2012. Rappelons que le 10 octobre 2012 les avions de chasse turcs ont forcé l’atterrissage d’un avion civil des lignes aériennes syriennes qui effectuait le vol Moscou-Damas. Cette interception a eu lieu sous prétexte que l’avion en question transportait des armes russes à destination de la Syrie.

Malgré les déclarations des ministres des Affaires étrangères russe et turc, affirmant que rien ne menaçait les rapports mutuels, la cargaison de l’avion a quand même été confisquée par les autorités turques. Au lendemain de l’incident, Vladimir Poutine avait annulé sa visite en Turquie, visite pendant laquelle une réunion de haut niveau aurait dû permettre aux deux dirigeants de discuter de grandes questions de coopération économique et stratégique.

Le même scénario s’est reproduit le 15 octobre 2012 avec un avion arménien (l’Arménie est un allié de la Russie et l’un des Etats les plus fidèles à Moscou au sein de la CEI - Communauté des Etats indépendants - ainsi que membre de l’Union Douanière russe) transportant l’aide humanitaire d’Erevan à Alep, et qui a été contraint d’atterrir en Turquie pour le contrôle de sa cargaison.

Plus récemment, le 16 octobre 2015, la Turquie a abattu un drone russe qui serait entré dans l’espace aérien turc depuis la Syrie. D’autres incidents impliquant les frontières aériennes turques et les avions militaires russes en mission en Syrie sont également survenus le même mois, sans que cela ne produise pour autant un acharnement diplomatique.

Par ailleurs, concernant le Su-24 abattu le 24 novembre 2015, Recep Tayyip Erdogan (le président turc) semble d’ores et déjà jouer l’apaisement, en déclarant que « la Turquie ne savait pas à qui appartenait l’avion qu’elle a abattu » et qu’il ne cherchait pas une escalade dans le conflit, tout en réitérant cependant le droit de la Turquie à la défense de ses frontières.

Pourtant, de l’autre côté de la Mer Noire le ton est intransigeant. Aussitôt l’incident survenu, le gouvernement russe interdit aux agences de tourisme russes de vendre des voyages à destination de la Turquie. Le lendemain, l’ambassade turque à Moscou a été vandalisée par plusieurs centaines de manifestants, alors que la police, stationnée à proximité, ne serait pas intervenue et n’aurait interpellé personne.

Le jour même, un projet de loi sur la punition du négationnisme du génocide arménien a été soumis à la Douma. Enfin, la décision de restreindre les importations de denrées alimentaires (une des méthodes préférées des autorités russes dans leurs politiques de pression) en provenance de la Turquie, prise le 26 octobre 2015, s’inscrit dans la même logique.

La potentielle suite des démarches de Moscou

Les démarches de Moscou ont une portée symbolique et économique limitée. Essayons maintenant de prévoir la possible action étrangère du Kremlin si jamais ce dernier décide de monter la tension d’un cran.

Sur le volet diplomatique, la Russie agirait très probablement sur le front grec, que ce soit en Grèce même ou à Chypre. Moscou pourrait par exemple vendre un volume important d’armes à la Grèce à des prix avantageux ou adopter une position de soutien encore plus prononcé à Chypre dans son conflit avec la République turque de Chypre du Nord.

Dans la volonté de créer davantage de pression sur Ankara, Moscou ne manquerait pas non plus d’agir sur le front kurde, qu’il s’agisse de la Syrie ou de la Turquie même. En effet, on observe depuis 2012 un essor spectaculaire des relations entre le Kremlin et le Parti de l’union démocratique (PYD), un parti kurde syrien ayant pris le contrôle des régions au peuplement kurde au nord de la Syrie en 2012), la force émergente du conflit syrien.

Avant la crise syrienne, jamais ces relations n’avaient atteint un tel niveau, surtout en termes de visibilité. Depuis 2012, des délégations du PYD se sont à plusieurs reprises rendues en Russie et ont toujours été accueillies à haut niveau. Enfin, au niveau international, la Russie a insisté pour que le Conseil suprême kurde (un organe regroupant les partis kurdes de Syrie et dirigé par le PYD) soit inclus dans les pourparlers de Genève II.

Le PYD est donc devenu une pièce maîtresse dans l’approche russe du règlement de la crise syrienne. Or, la Turquie, en lutte contre les revendications kurdes sur son propre territoire, ne voit pas d’un bon œil ce renforcement des positions du PYD, qui est par ailleurs souvent présenté comme une franchise du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, présent en Turquie). Dans le contexte actuel de la montée de tensions entre la Turquie et la Russie, cette dernière pourrait donc s’engager encore plus dans l’appui du PYD et, pourquoi pas, rétablir ses relations avec le PKK.

En effet, la Russie post-soviétique joua la carte de soutien au PKK jusqu’à la fin des années 1990 pour deux raisons essentielles :

    • Après l’éclatement de l’URSS, la Turquie cherchait à établir son influence dans les républiques turcophones ex-soviétiques de l’Asie Centrale. Animée par l’idéologie du panturquisme - visant à rassembler tous les peuples turciques en une seule entité politique - la politique turque avait également une finalité très pragmatique. Il s’agissait notamment de promouvoir la construction de pipelines qui transporteraient le gaz et le pétrole d’Asie Centrale jusqu’en Turquie, via l’Azerbaïdjan, en contournant ainsi la Russie. En réponse, le Kremlin déploya de nombreux efforts pour que le projet ne voie jamais le jour. En la matière, le PKK s’avéra être un excellent partenaire, en s’engageant contre tout acheminement d’hydrocarbures traversant l’Anatolie. La rébellion kurde mettait ainsi en danger les politiques énergétiques turques. Durant la même période, la diffusion de l’influence turque dans l’espace post soviétique, y compris en Russie même, s’effectuait par le biais de l’Islam, visant les élites musulmanes locales russes.
    • Une deuxième raison peut être trouvée dans le soutien de la Turquie au séparatisme tchétchène. En réponse, la Russie mena une politique en miroir en soutenant le séparatisme du PKK. Ces deux politiques, censées se combattre l’une l’autre, étaient le sujet de discorde et d’accusations mutuelles récurrentes au cours des années 1990.
[1] La Turquie et la Russie signèrent dans les années 1996-1997 des traités de coopération dans le domaine de l’énergie et de la lutte contre le terrorisme et adoptèrent le « Plan d’action pour le développement de la coopération entre la Russie et la Turquie en Eurasie » en 2001. Ces accords ont réglé les problèmes bilatéraux susmentionnés.

Ayant rompu avec la cause du PKK durant la même période [1], la Russie pourrait donc y revenir si les circonstances l’exigent.

Toutes ces prévisions sont envisagées ici dans le cadre du scénario de montée assez importante de tensions entre la Turquie et la Russie mais n’entrant tout de même pas dans la dimension militaire. L’éventuel passage dans cette dimension donnerait alors lieu à :

  • La livraison des missiles antiaériens russes S300 à Chypre (projet abandonné par Moscou dans les années 90 suite à des pressions turques et occidentales) ;
  • L’armement des milices du PYD avec des moyens antiaériens dont la cible principale serait, bien évidemment, l’aviation turque en cas d’incursion dans l’espace aérien syrien.

La potentielle riposte turque

Que pourrait répondre Ankara aux démarches russes déjà entreprises, ainsi qu’à d’autres possibles attaques diplomatiques du Kremlin ?

Sur le volet de mesures symboliques, telles que le durcissement des contrôles aux frontières pour les touristes russes (déjà entrepris), la riposte turque viserait très probablement le dossier criméen et ukrainien en général. Force est de constater que depuis la conquête de la Crimée par l’Empire russe sur l’Empire Ottoman (fin du XVIIIème siècle), la question de la gestion de la population musulmane de la péninsule fut souvent un facteur important des relations entre les deux empires.

Le rattachement de la Crimée par la Russie en 2014 a, quant à lui, tout de suite soulevé cet ancien point douloureux. Ainsi, en s’adressant aux participants du Congrès mondial des Tatars criméens qui s’est tenu en août 2015 en Turquie, Recep Tayyip Erdogan a déclaré que la sécurité de la population tatare de la Crimée était la principale préoccupation pour la Turquie et qu’Ankara ne reconnaîtrait pas le rattachement de la Crimée à la Russie.

Il faut donc s’attendre à un éventuel durcissement de la position turque dans ce dossier, qui pourra tout aussi bien servir de prétexte pour Ankara pour rejoindre les sanctions économiques européennes contre la Russie, ce dont la Turquie s’abstenait pour l’instant.

Pour se venger du projet de loi russe sur le négationnisme du génocide arménien, Ankara peut à son tour reconnaître en tant que génocide les opérations de l’armée russe et les déportations massives au Caucase du Nord à la fin du XIXe siècle, notamment ceux des Circassiens, d’autant que la Turquie abrite la diaspora la plus grande de ce peuple.

En cas de montée des hostilités entre les deux pays et d’entrée dans une phase d’intense confrontation politique, la Turquie est probablement capable de revenir sur le projet Turkish Stream et celui de construction de la centrale nucléaire d’Akkuyu par la Russie.

[2] En effet, le Turkish Stream fait de la Turquie un énorme hub gazier aux portes de l’Europe et fournit le pays en gaz bon marché. Quant à la centrale d’Akkuyu, sa construction se fait sur le modèle BOO - Build, Own, Operate - ce qui signifie que son édification et la gestion sont prises en charge par la Russie, dont elle demeurera la propriété. Il s’agit donc de fait d’une sorte de location d’une centrale nucléaire.

Il ne faut pourtant pas perdre de vue que ces deux projets ont été conclus à des conditions très avantageuses pour la Turquie [2] et que, par conséquent, seules des considérations politiques assez radicales pourraient les remettre en cause. Par ailleurs, rien n’exclut la suspension de ces deux projets par la Russie pour les mêmes raisons.

En revanche, nous pourrions très probablement assister à un énième retour en force de la problématique de construction des gazoducs contournant le réseau des pipelines russes depuis l’Asie Centrale jusqu’en Europe, avec notamment la réapparition du fantôme du gazoduc Nabucco (reliant l’Asie centrale à la Turquie) ou bien l’accélération de la construction du gazoduc TANAP (reliant l’Azerbaïdjan à la Turquie). Egalement, il existe une possibilité de raccordement du réseau de transit turc aux gisements gaziers du Kurdistan irakien.

Enfin, dans le cas de dégradation ultime de la situation actuelle et de son entrée dans le volet de confrontation militaire limitée - soit le scénario le plus grave -, la capacité de la nuisance turque par rapport aux intérêts stratégiques russes pourrait passer par quatre axes :

  • un soutien militaire à l’armée ukrainienne ;
  • le retour à la politique de soutien des séparatismes au Caucase du Nord ;
  • les manœuvres de la marine de guerre turque autour de Chypre, où la Russie a récemment officialisé le droit d’entrée dans les ports maritimes pour ses navires de guerre ;
  • le déploiement des efforts diplomatiques et militaires afin de saboter la logistique de l’opération militaire russe en Syrie, sachant que la logistique est, justement, le talon d’Achille de l’engagement russe. Dans ce cas-là, reste à savoir à quel point l’OTAN serait capable de retenir la Turquie.

Conclusion

Nous avons donc étudié trois scénarios de développement des actuelles hostilités diplomatiques entre la Russie et la Turquie : des hostilités symboliques et à portée économique limitée ; la remise en question du statu quo des dossiers sensibles des relations bilatérales et des grands projets économiques communs ; le passage à une confrontation militaire limitée, notamment via l’armement des acteurs tiers.

L’expérience que détiennent les deux pays dans la résolution de crises de ce genre, ainsi que l’histoire de la guerre froide, durant laquelle la destruction d’avions militaires ou civils n’a pas conduit à un déclenchement des hostilités militaires directes nous poussent à privilégier le premier scénario, ou peut-être un état passager entre le premier et le deuxième.

Dans tous les cas les développements actuels à eux seuls suffisent pour compromettre considérablement la coordination de la lutte internationale contre l’Etat Islamique, à l’heure où François Hollande essaie de convaincre ses partenaires de l’OTAN de coopérer militairement avec la Russie. Toujours est-il que les jours qui viennent démontreront si un acteur européen sera prêt à jouer le rôle d’intermédiaire pour apaiser l’actuelle crise diplomatique entre la Russie et la Turquie.

Copyright Décembre 2015-Barkhudaryants/Diploweb.com

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