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Revenu des agriculteurs européens : les raisons de la colère

Le ministre français de l’Agriculture et de l’alimentation, Stéphane Travert, porte le projet de loi “Alimentation”, issu des Etats généraux de l’alimentation qui se sont déroulés de juillet à décembre 2017. Parmi les objectifs du texte : mettre fin à la guerre des prix et améliorer le sort des agriculteurs et de l’agroalimentaire français.

Alors que la France, premier producteur agricole européen, dresse sa feuille de route 2018-2022 pour tenter de répondre à la crise qui mine une partie de son agriculture, Toute l’Europe fait le point sur la situation des agriculteurs en Europe.

Agriculteurs européens : les raisons de la colère
Manifestation des agriculteurs en tracteur dans Paris - Luc Legay / CC BY-NC

Agriculture française : un modèle “totalement dépassé” ?

Si la France demeure le premier producteur agricole européen avec 70,3 milliards d’euros de production agricole par an et 472 000 exploitations (dont environ 300 000 réellement professionnelles, l’agriculture étant l’activité principale), son agriculture traverse depuis plusieurs années une période de crise. Baisse de la production, chute de la part de l’agriculture dans le PIB ou encore réduction du nombre des exploitations, sont autant de signes d’une compétitivité agricole française qui s’érode.

A titre d’exemple, la France est le pays de l’Union européenne qui a connu le plus fort recul de sa production agricole en 2016 (- 6,5%), suivie par l’Italie (-4,4%), le Royaume-Uni (-3,3%) et l’Allemagne (-2,2%). A l’inverse, la Pologne a vu sa production augmenter de 4,6%, l’Espagne de 2,9% et enfin la Roumanie de 0,9%. En quelques années, l’Hexagone est également passé de la première à la troisième place dans l’exportation de produits agricoles et agroalimentaires, derrière les Pays-Bas et l’Allemagne.

Du côté des agriculteurs français, les tensions qui s’exercent sur le secteur se font également durement ressentir. Selon les chiffres de la Mutualité sociale agricole - le régime qui gère la protection sociale des agriculteurs - en 2016 ils seraient un tiers à avoir touché une rémunération mensuelle de moins de 350 euros (cette moyenne comprend également le revenu des agriculteurs exerçant une double activité, l’agriculture n’étant pas toujours la principale). Par ailleurs, 296 agriculteurs français auraient mis fin à leurs jours entre 2010 et 2011, d’après une étude de l’Agence de santé publique. 
Deux jours avant l’ouverture du Salon de l’agriculture, le président de la République reçoit, jeudi 22 février, 1000 agriculteurs à l’Elysée. Plusieurs sujets sur la table doivent être abordés parmi lesquels les accords commerciaux entre l’UE et le Mercosur. Le nouveau projet français consistant à redessiner les lignes délimitant les régions éligibles à des fonds d’aide de l’UE en tant que zones défavorisées inquiète également les agriculteurs.

Quant aux producteurs des autres Etats membres, si tous ont été touchés par les crises successives, certains ont su miser sur des stratégies agricoles efficaces pour redynamiser et mieux préserver leur agriculture.

“Flexibilité” , “fermes usines” ou “production à forte valeur ajoutée” : le cas du secteur du lait

Crise de 2009 et 2015, fin des quotas, ou encore embargo russe, les crises dans le secteur du lait se sont multipliées en Europe ces dernières années. Néanmoins, si certains pays, dont la France, en subissent encore les conséquences, d’autres au contraire ont su en tirer profit.

C’est le cas de l’Irlande. L’île verte est devenue, des suites de la crise et en quelques années, l’un des plus gros exportateurs laitiers d’Europe. Pour Laetitia Vernières chargée d’études aides directes, filières animales, agriculture de montagne au sein de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA), la “prouesse” de l’élevage laitier irlandais est principalement due à la révolution totale opérée dans le modèle de production agricole du pays. “Les Irlandais ont réalisé eux aussi que leur production était à un tournant. Tous les acteurs de la filière se sont rendus compte que s’ils ne se mettaient pas tous autour de la table et arrivaient à faire émerger et partager une stratégie commune, ce serait la mort de leur élevage laitier” . La forte volonté politique du gouvernement irlandais a ainsi donné l’impulsion nécessaire à la filière laitière pour parvenir à un véritable consensus et construire une relation gagnant-gagnant entre ses différents acteurs : éleveurs, industriels ou politiques.

En outre, l’Irlande a fait le choix d’une agriculture autonome et économe en misant sur un large retour au pâturage. Une stratégie “délicate” mais néanmoins gagnante, comme l’explique Jean-Christophe Bureau, professeur d’économie à AgroParisTech et chercheur au centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) : “Dans les campagnes irlandaises, il y a tout d’abord très peu de travail salarié, mais surtout un nombre très limité d’éléments achetés, puisque presque tout, c’est-à-dire principalement l’herbe, y est produit sur place” . La structure des coûts de production dans le système irlandais est ainsi très flexible, contrairement à “un système breton qui repose sur le soja acheté et du maïs ensilage, et qui nécessite pour être cultivé beaucoup de consommations intermédiaires, engrais, herbicides ou encore carburant”. Ainsi, selon le professeur, une baisse du prix du lait sera plus facilement “absorbée” , et ne sera pas la cause d’une “chute du revenu” comme dans un système où tous ces achats sont incompressibles.

Autre gagnant de la crise : le modèle des grandes exploitations industrielles que l’on retrouve principalement dans les pays de l’ancien bloc communiste. Communément appelées “fermes usines” , en opposition aux “fermes familiales” , elles sont présentes notamment à l’est de l’Allemagne et en Europe centrale. Elles s’étendent sur une superficie d’environ 225 hectares en moyenne, contre 54 dans l’Hexagone. Ces exploitations industrielles, toutes automatisées et héritières des anciennes coopératives du régime communiste, peuvent regrouper jusqu’à 3000 voire 4000 vaches pour une production laitière pouvant fournir jusqu’à 40 litres par jour. Ce modèle de production de masse, ultra-compétitif et très capitalistique, basé sur un faible coût de la main d’œuvre, repose sur un actionnariat extérieur très puissant et présent sur d’autres champs activités. A la tête d’importantes ressources financières, ces actionnaires “peuvent ainsi absorber plus facilement un choc sur l’agriculture qu’un agriculteur individuel français” , explique M. Bureau. En France, si la ferme des 1000 vaches de la Somme a accueilli ses premiers bovins en 2014 dans un climat de contestation - puisqu’elle présente une rupture totale avec les modes d’élevage traditionnels - “nous sommes encore loin des standards de certains pays d’Europe centrale et plus encore du modèle américain ou brésilien” . On parlerait même « d’une ferme de 100 000 vaches en construction en Chine », illustre Jean-Christophe Bureau.

En Allemagne et aux Pays-Bas : des revenus plus intéressants pour les producteurs

Malgré le succès du modèle allemand qui s’appuie sur celui mis en place du temps de l’Allemagne de l’Est, opposé à celui de l’ouest, plutôt familial et caractérisé par une production à très haute valeur ajoutée, les fermes usines se sont avérées peu rentables. Afin d’assurer un revenu décent à ses producteurs, l’Allemagne leur a offert la possibilité d’une source de revenu fixe, à travers la conclusion de contrats sur les énergies renouvelables : biométhane et photovoltaïque. En effet, le biogaz issu de cultures et de déchets agricoles peut être utilisé pour produire de l’électricité ou de la chaleur, ainsi qu’en tant que carburant et substitut du gaz naturel. Ce système a donc permis aux agriculteurs allemands de disposer “d’un revenu sans risque à côté du revenu purement agricole” ce qui les rend “moins sensible aux aléas” , explique Jean-Christophe Bureau.

Du l’autre côté de la frontière, le gouvernement néerlandais a quant à lui misé sur l’innovation (robotisation, progrès génétiques) et la formation afin de dynamiser son modèle agricole. En quelques années, l’agriculture néerlandaise est devenue l’une des plus intensives et des plus industrialisées au monde. Avec 1,6% de la surface agricole européenne utile, le pays fournit à lui seul 8% de la production agricole de l’UE. Bien que présentant un bilan écologique contrasté - “puisqu’il est la cause d’une très forte pollution de la nappe phréatique aux nitrates” , expose Laetitia Vernières, ce modèle très intensif est néanmoins “particulièrement intéressant à observer” . Les agriculteurs hollandais “parviennent à faire pousser des fruits et légumes de manière très performante, dans un pays sans grand soleil et inondent l’Europe avec des produits à haute valeur ajoutée, comme les fleurs” , observe M. Bureau. Un succès que les producteurs du pays partagent pleinement. Ces derniers, qui ont par ailleurs un “très haut niveau d’études” ,s’en sortent plutôt bien” , décrit Jean-Christophe Bureau, “alors qu’ils ont des coûts du travail et des contraintes règlementaires fortes (environnement, bien-être animal, hygiène…) même plutôt plus fortes qu’en France” . A titre d’exemple, en 2017 le revenu agricole français était de 5% supérieur à celui de 2010, sur la même période cette augmentation est de 50% aux Pays-Bas.

Le cas de l’agriculture française

Contrairement à d’autres pays européens, il n’existe pas de modèle agricole français à proprement parler, mais bien “des modèles agricoles français” , explique Laetitia Vernières. Une caractéristique qui se confirme et se renforce, ajoute-t-elle : “nous avons en France des exploitations familiales de petite taille en montagne avec un système d’exploitation pastoral et comprenant en moyenne 30 vaches, jusqu’aux fermes qui produisent 1 million de litres par an et regroupent 100 à 130 vaches laitières ».

Si le secteur agricole français est particulièrement éprouvé, les difficultés qu’il rencontre sont davantage dû “à un problème français qu’agricole” , explique M. Bureau. “La France n’a pas misé autant que les Pays-Bas sur l’innovation et la qualification. Elle n’a pas les avantages du coût de main d’œuvre de l’Espagne. Et pas non plus le positionnement haut de gamme de l’Allemagne - au moins pour l’industrie. En cas de crise, elle souffre donc plus et sa compétitivité s’érode” .

En France, les producteurs souffrent principalement des relations déséquilibrées qu’ils entretiennent avec les différents acteurs de leur filière. “Ces derniers subissent les prix fixés par d’autres et assument l’essentiel des risques” , constate Jean-Christophe Bureau. Selon lui, cette situation n’échappe pas non plus à ce que l’on peut observer dans d’autres secteurs, comme l’industrie, “où l’on préfère la simple pressurisation des PME plutôt que l’établissement de partenariats stables et de long terme qui permettrait des relations équilibrées bénéfiques pour tous” .

Pour lutter contre cette inégalité et assurer une répartition plus équitable de la valeur ajoutée, le gouvernement français a présenté le 31 janvier 2017 son “projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine et durable” , fruit de cinq mois de négociations au sein de toute la filière agroalimentaire lors des Etats Généraux de l’alimentation (EGA) qui se sont déroulés de juillet à décembre 2017.

Le projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine et durable prévoit, notamment : l’inversement du processus de construction du prix payé aux agriculteurs, le relèvement du seuil de revente à perte à hauteur de 10%, le renforcement de la médiation agricole et l’élargissement de la lutte contre les prix abusivement bas.

Alors que la mise en place de ces plans de filière semble se rapprocher de la stratégie opérée par le secteur laitier en Irlande, il faudra que cette dernière s’accompagne “d’une véritable volonté politique” , explique Laetitia Vernières. Selon elle, “la stratégie ne pourra fonctionner que si les industriels la partagent pleinement et s’engagent pour le succès de la filière” . Un constat que partage également Jean-Christophe Bureau, dubitatif quant aux chances de réussite de ces mesures : “Je ne crois pas vraiment à l’idée de renforcer le pouvoir des producteurs en leur permettant de fixer les prix” , explique-t-il, “l’aval risque de recourir à des importations plutôt que de se plier à leurs exigences” . Un résultat qui profiterait alors davantage aux agriculteurs européens et mondiaux, qu’aux producteurs français.

Une PAC à bout de souffle ?

Les Etats membres ont entrepris différentes stratégies pour soutenir leur agriculture mais la vulnérabilité du secteur et les conditions de vie des agriculteurs dépendent largement des prix fixés sur les marchés mondiaux. Un constat qui démontre, selon Eric Andrieu, eurodéputé socialiste et vice-président de la commission de l’Agriculture et du Développement rural au Parlement européen, que “le mythe de la mondialisation atteint ses limites” .

Malgré les tentatives de la PAC 2014-2020 pour contenir les irrégularités du marché, cette dernière peine à montrer son efficacité. Afin d’en améliorer le fonctionnement, et dans le cadre du vote du budget de la PAC pour la période 2021-2027, “la France met la question de la volatilité des revenus au premier plan” , explique Jean-Christophe Bureau. “Si sa position n’est pas encore très transparente, il semble que le gouvernement français plaide pour d’ambitieux (et subventionnés) systèmes d’assurances” . Une démarche dont M. Bureau conteste la pertinence : “comme tous les systèmes contracycliques, des assurances revenus désincitent fortement à des comportements d’auto assurance élémentaires, comme la diversification des productions” . De fait “ce type de politique incite donc à la spécialisation sur une ou plusieurs cultures. Cela renforce l’exposition aux risques et a des impacts environnementaux très négatifs” .

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