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Quelles perspectives pour la Turquie d’Erdogan ? Cinq questions à Didier Billion de l’IRIS

L’échec de la tentative de coup d’Etat par une branche de l’armée turque les 15 et 16 juillet derniers n’a toutefois pas signifié un retour à la normale en Turquie. Au contraire, le président Recep Tayyip Erdogan et son gouvernement se sont livrés depuis ces dernières semaines à une purge massive au sein de l’armée et des fonctionnaires. Quelles sont les perspectives de la Turquie après le durcissement d’un régime déjà autoritaire, en particulier vis-à-vis de l’avenir des relations avec l’Union européenne ? Toute l’Europe à posé cinq questions à Didier Billion, spécialiste de la Turquie.

Recep Tayyip Erdogan

Touteleurope.eu : La Turquie et le régime du président Recep Tayyip Erdogan ont été secoués dans la nuit du 15 au 16 juillet par une tentative de coup d’Etat, fomenté par une branche de l’armée. Pouvez-vous présenter rapidement les acteurs de ce rebondissement politique, l’AKP au pouvoir d’un côté et les putschistes de l’autre ?

Didier Billion : On peut constater d’abord que ce coup d’Etat a été infiniment mal préparé, et illustre plus le travail d’amateurs que celui d’une armée unie sur un projet commun. On peut donc se réjouir qu’au final le dernier mot reste aux autorités civiles.

Deuxième observation : ce sont principalement des officiers de l’armée de l’air et de la gendarmerie qui ont été à l’initiative de cette tentative de coup d’Etat, avec quelques éléments de la marine. En revanche, et c’est important, il n’y a pas de putschistes au sein de l’armée de terre, qui représente 65 % des effectifs de l’armée turque. On voit donc qu’une majorité des militaires n’a pas été à l’initiative de ce coup d’Etat.

Didier Billion est le directeur adjoint de l’IRIS, Institut des Relations Internationales et Stratégiques, et spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient. Il enseigne également la géopolitique de la Turquie au sein de l’Institut National des Langues et des Civilisations Orientales.

Troisième observation, à prendre avec précaution car nous n’avons aucune information vérifiable sur les instigateurs réels et sur la nature des réseaux putschistes, on a vu depuis le 16 juillet au matin, une vague d’accusations mais aussi de limogeages et d’arrestations centrées contre la communauté de Fethullah Gülen. Le gouvernement ne cesse depuis lors de communiquer sur les responsabilités de cette communauté. Je prends pour ma part ces informations avec beaucoup de précautions. Quelques officiers putschistes étaient sûrement liés à Fethullah Gülen mais la totalité de la responsabilité de ce coup d’Etat ne repose probablement pas sur ces hommes ou sur la communauté.

Nous n’arrivons toujours pas à discerner avec précision les origines idéologiques de ceux qui ont fomenté ce coup d’Etat. Il y a beaucoup de zones d’ombre toujours pas éclaircies. Ce que je constate c’est qu’à un vrai coup d’Etat militaire a succédé un contre coup d’Etat civil, et que M. Erdogan, ses ministres et son pouvoir, profitent de cette situation pour réduire toute forme d’opposition, non seulement au sein de l’armée - ce qui est éventuellement compréhensible - mais aussi au sein de la fonction publique, de l’enseignement supérieur, de la magistrature, la presse etc. Pour le président, dont on sait qu’il mène une stratégie liberticide depuis plusieurs années, c’est une opportunité pour lancer une opération de grande ampleur contre toute forme d’opposition, güléniste ou non.

Comment percevez-vous la gestion immédiate de l’après-putsch par Erdogan et ses conséquences au niveau national ?

On constate une fois de plus l’extraordinaire capacité de réactivité du président Erdogan. Il a saisi une occasion durant laquelle il a été très déstabilisé, et en quelques heures il a réussi à reprendre la main, avec un sens politique aigu.

Quand M. Erdogan explique que ce coup d’Etat est un “don du ciel” cela veut dire qu’il lui a permis d’accentuer le processus politique déjà en cours en Turquie, soit la réduction au silence de tous les opposants. Clairement, si on admet que les gülénistes ont une part de responsabilité dans l’organisation de ce coup d’Etat, cela ne peut pas signifier en même temps que tous les partisans de Gülen en sont responsables. Il y a dans le pays plusieurs milliers de partisans ou de sympathisants de Gülen qui n’ont strictement aucun rapport avec l’organisation de ce coup d’Etat. Ce qui est très inquiétant, c’est que M. Erdogan a profité d’une situation induite par un véritable coup d’Etat pour régler des comptes politiques. On assiste depuis une dizaine de jours à une purge massive, avec des arrestations et des cas de torture, qui aboutit à un affaiblissement de l’appareil d’Etat turc. Comme la politique a horreur du vide, Erdogan et ses affidés vont reconfigurer l’appareil d’Etat en Turquie pour en faire un “Etat AKP” . La répression possède un socle de légitimité car le président a failli être la victime d’un coup d’Etat, et en même temps ces arrestations et limogeages par milliers, qui sont indiscriminés, ne sont pas acceptables car ils ouvrent les portes à un Etat au sein duquel les libertés individuelles et collectives seraient considérablement restreintes.

L’aventurisme des responsables de ce putsch a donné un prétexte à Erdogan pour accélérer cette reconfiguration de l’Etat turc au profit de ses seuls intérêts.

Quelles relations entre l’Union européenne et la Turquie peut-on dès lors envisager dans les mois qui viennent ?

L’UE se trouve dans la pire des situations quant à ses relations avec la Turquie. L’accord qui a été signé entre l’UE et la Turquie le 18 mars dernier autour de la gestion de la crise des réfugiés a montré une véritable efficacité, et même s’il est critiquable, je ne suis pas certain qu’il y en ait eu de meilleurs proposés. Mais L’attitude de l’UE à l’égard de la Turquie depuis sept à huit ans est une attitude contre-productive et à contretemps.

En 2005, je me suis félicité de l’ouverture des négociations entre la Turquie et l’UE. Sauf que pour une série de raisons, le processus de négociations s’est ralenti, et est, de facto, depuis 2010 environ complètement gelé. L’UE, tout à la gestion de la crise économique qui l’assaillait, a relégué au second plan la question des négociations avec la Turquie. Je pense que c’est une erreur. Il aurait fallu continuer à négocier de façon exigeante à l’égard de la Turquie. Ce n’est pas ce qui a été décidé et en a découlé un gel des relations qui s’est exprimé par la non ouverture de nouveaux chapitres dans les négociations.

Ce faisant, l’UE a laissé libre court aux mesures liberticides initiées par M. Erdogan. Si nous avions maintenu le cadre des négociations, avec une exigence à l’égard du régime, cela aurait limité les mesures liberticides qui sont bien antérieures au coup d’Etat manqué du 15 juillet.

Lorsque les dirigeants de l’UE ont redécouvert l’importance géopolitique de la Turquie à propos de la crise des réfugiés, ils ont été amenés à négocier avec les autorités turques au plus mauvais moment et dans les plus mauvaises conditions. En effet, Erdogan a parfaitement compris qu’il pouvait faire pression sur l’UE car il détenait les meilleurs atouts pour aboutir à un accord favorable à ses intérêts. L’UE a donc relancé un processus de négociations au moment où Erdogan possédait les meilleurs atouts en sa faveur. On n’est pas dans un rapport équilibré, c’est un rapport qui manque de profondeur et de vision prospective.

Après la tentative de coup d’Etat, on reste dans la même situation. On voit bien que les Etats membres de l’UE hésitent et n’osent pas trop critiquer les mesures d’Erdogan pour ne pas le fâcher car il y a trop d’intérêts en jeu dans le cadre de la crise des réfugiés. L’UE n’a donc plus les coudées franches. Je crois donc que les mois à venir seront compliqués à gérer, et que cette complexité dans les relations avec la Turquie n’est que le produit des erreurs à répétitions que l’UE a commises à l’égard de la Turquie.

Pensez-vous qu’aujourd’hui les Turcs, et Erdogan, veulent encore entrer dans l’Union européenne ?

Un rapport publié au mois d’octobre dernier par le Pew Research Center, un think-tank américain, indiquait qu’une majorité de Turcs se prononçait toujours en faveur de l’adhésion de leur pays à l’Union européenne. L’idéal européen n’a donc pas totalement disparu en Turquie. Cela dit, il est évident que l’enthousiasme pro-européen est bien moindre aujourd’hui qu’il y a 11 ans. L’UE n’est plus aussi attractive qu’à l’époque, et le vote des Britanniques en faveur d’un Brexit n’arrange pas les choses.

M. Erdogan a fait il y a deux ans une demande de statut d’observateur au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) en déclarant qu’il s’agissait d’un premier pas vers une adhésion à cette organisation en cas d’échec des négociations avec l’UE.

L’organisation de Shanghai (OCS) est une organisation intergouvernementale asiatique créée en 2001 entre la Russie, la Chine et plusieurs Etats d’Asie centrale. Elle compte aujourd’hui six Etats membres, qui seront rejoints en 2017 par l’Inde et le Pakistan. La Turquie y a le statut de simple partenaire de dialogue.

Seulement, cette demande d’obtention du statut d’observateur de l’OCS n’a même pas reçu de réponse. Cela veut dire que pour l’instant, il n’y a aucune puissance ou organisme régional qui puisse remplacer l’UE.

Quelles sont les répercussions régionales de ce durcissement du pouvoir en Turquie, principalement sur la Russie et la Syrie ?

Je ne pense qu’il y ait une conséquence mécanique sur les relations avec ces deux pays. M. Erdogan avait adressé avant le putsch manqué une lettre à Vladimir Poutine exprimant ses regrets à l’égard de l’avion russe abattu par l’armée turque le 24 novembre 2015. Il y avait donc une volonté turque de renouer des relations fluides avec la Russie. Le coup d’Etat ne modifiera pas la donne sur ce dossier. En août, Erdogan doit d’ailleurs se rendre à Moscou pour rencontrer Poutine. On est donc dans un processus de réconciliation.

Quant à la Syrie, j’ai été surpris de constater que le président Erdogan et son Premier ministre ont expliqué début juillet qu’il y avait une nécessité de renouer le dialogue avec la Syrie. C’est un changement de cap notoire, puisque la Turquie était depuis 2011 très critique envers le président syrien. Mais force est de constater que celui-ci est toujours en place et que les Turcs ressentent la nécessité de renouer le dialogue.

Globalement, on observe que la Turquie essaie de rompre son isolement en tentant de reprendre le contact avec des pays avec lesquels elle était fâchée. Le coup d’Etat ne va pas modifier cette volonté de se réinsérer dans le jeu régional


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