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Patrick Artus : “le fédéralisme n’est pas le projet européen”

Quel regard porter sur les 60 premières années de la construction européenne célébrées le 25 mars à l’occasion de l’anniversaire du traité de Rome ? Comment envisager les prochaines décennies alors que l’Union européenne tremble sur ses bases et semble fragilisée comme jamais ?

Pour l’économiste Patrick Artus, interrogé par Toute l’Europe, la “rupture” qu’a représenté la création de l’euro n’a pas été comprise. Ne croyant pas au grand soir fédéraliste, le directeur des études de Natixis propose plutôt des “petits pas” par projet pour permettre davantage de solidarité entre les Etats membres.

euro

Touteleurope.eu : Le 25 mars, l’Europe fêtera ses 60 ans en célébrant l’anniversaire du traité de Rome. Sur le plan économique, quel regard portez-vous sur ces premières décennies de construction européenne ?

Patrick Artus : Il y a eu deux phases, avec une rupture majeure : l’euro. Nous n’avons d’ailleurs pas assez compris, en fabriquant les institutions européennes, à quel point la monnaie unique est d’une nature différente de ce qui avait été fait depuis le début.

Nous avons commencé par des accords sectoriels, sur le charbon, l’acier ou l’agriculture. Nous nous sommes mis d’accord pour mettre sur pied une politique commerciale unique vis-à-vis du reste du monde. Nous avons progressivement créé le Marché unique. Tout ceci s’est extrêmement bien passé. Mais nous n’avons pas perçu à quel point l’euro allait créer deux cercles.

Patrick Artus est économiste et directeur de la recherche et des études de la banque Natixis. Auteur de nombreux ouvrages, il coécrit avec Marie-Paule Virard Euro, par ici la sortie ?, paru en 2017 chez Fayard (176 pages, 15€).

Car si vous êtes un pays européen qui n’est pas dans la zone euro, vous êtes sujet à un niveau de discipline économique qui est extrêmement faible. La Suède par exemple peut creuser n’importe quel déficit budgétaire car sa monnaie est différente. Ce sera à sa charge de mettre en place des politiques correctrices. A l’inverse, un pays qui a adopté l’euro a toutes sortes de contraintes nouvelles. Sur sa politique budgétaire, car c’est la même monnaie. Sur ses coûts de production et ses salaires, car il ne peut plus dévaluer sa monnaie pour retrouver de la compétitivité. Par exemple si la France et l’Italie n’étaient pas dans l’euro, mais seulement dans l’UE, ils dévalueraient leurs monnaies pour faire face à leurs déficits de compétitivité. Comme ils ne peuvent pas le faire, ils doivent être disciplinés dans la formation des coûts salariaux, qui est une mesure beaucoup plus dure à expliquer aux populations.

Nous n’avons donc pas compris cette rupture majeure, qui a été d’autant moins bien accompagnée que les institutions sont mal faites. Elles ne distinguent pas les pays membres de la zone euro des autres.

Comment dès lors améliorer le fonctionnement de l’Union monétaire ?

Il faut lire mon excellent livre sur la question !

Il y a deux approches possibles en réalité. La première est de croire à un avenir fédéraliste. C’est d’ailleurs ce que proposent par facilité certains candidats à l’élection présidentielle française avec des idées comme un grand budget européen avec des ressources propres ou encore un ministre européen de l’Economie. Dans cette configuration, les contraintes vont être beaucoup moins grandes, car l’Etat fédéral opère des redistributions des régions riches vers les régions pauvres. Mais ce n’est pas du tout de cette manière qu’a été conçue l’Europe. Les Allemands rejettent l’idée d’une Union de transferts.

Patrick Artus

Patrick Artus, en 2016

Par conséquent, et c’est la deuxième approche, il faut accepter les contraintes. Dans une Union non fédérale, les membres ont des budgets autonomes, mais comme ils sont libellés en euro, on est obligé d’établir des règles. Il faut donc être compétitif, être sérieux sur le plan budgétaire, conserver une force industrielle suffisamment importante…

De toute évidence, ce serait beaucoup plus confortable et efficace de devenir une entité de plus en plus fédérale : les pays en difficulté recevraient automatiquement une part plus importante du budget commun. Mais je le répète, cette option ne correspond en rien au projet européen qui est une monnaie unique pour des pays souverains. Le ‘y a qu’à créer un grand budget européen’ représente 20 ans de négociations.

Si l’option fédéraliste est irréaliste, comment restaurer l’adhésion des peuples en l’Union monétaire et ses contraintes ?

Je crois deux choses. Premièrement, on ne peut pas demander aux gens d’accepter la seule austérité. C’est ce que j’essaie d’expliquer dans mon livre : il faut absolument obtenir une symétrie entre les règles indispensables à la zone euro et la nécessité d’apporter quelque chose de visible aux citoyens. Ce que nous avons depuis une quinzaine d’années, c’est une situation où l’on dit aux citoyens qu’au nom de la compétitivité il faut pratiquer la modération salariale, dérèglementer les marchés du travail, et réduire au maximum les déficits public et extérieur. C’est ce que vit la Grèce de manière exacerbée, mais c’est également vrai en Italie, en Espagne, au Portugal, voire en France dans une certaine mesure.



Cette interview s’inscrit dans le cadre du Printemps de l’Economie, qui se tient à Paris du 20 au 23 mars 2017 et dont Toute l’Europe est partenaire. Pour consultez le programme, cliquez ici.

Il faut donc que l’Europe rééquilibre la balance, c’est mon deuxième point. Cela peut prendre la forme de projets qui offriraient quelque chose de positif et surtout de visible pour les citoyens. Car trop souvent, les Européens ne perçoivent absolument pas ce que l’Europe accomplit pour eux. Il s’agirait de petits pas fédéraux perceptibles et non technocratiques. Tout sauf une ligne de plus dans le budget des fonds de cohésion, car ce serait invisible. Et ce ne sont pas les idées qui manquent. Par exemple, une indemnisation européenne du chômage, un Erasmus technique, un revenu minimum européen, un plan européen de construction de logements sociaux… Sur la pauvreté, le logement, l’éducation, le chômage, on pourra s’entendre avec les Allemands pour mettre en œuvre plus de solidarité en Europe.

Considérez-vous qu’en Europe s’opposent actuellement les partisans de la rigueur et ceux de la relance ?

Je dirais plutôt qu’il y des idéalistes et des pragmatiques. Les économistes professionnels sérieux connaissent les conditions de fonctionnement d’une union monétaire : une forte circulation des capitaux, des mécanismes réduisant l’hétérogénéité entre les pays et des règles d’ajustement symétrique (ce ne sont pas toujours ceux qui vont mal qui doivent contracter leur économie). 99% des économistes sont d’accord. Donc dans un monde idéalisé, on prend l’épargne des Allemands pour l’investir dans le reste de l’Europe, on cherche à faire disparaître les déficits mais aussi les excédents extérieurs des pays membres, et on crée un grand budget fédéral pour procéder à des transferts à destinations des régions pauvres. Je ne crois pas qu’il y ait de débat sur le fond.

Le problème, c’est qu’on ne peut pas réaliser cette Europe idéale, du moins à un horizon raisonnable. Dans ces conditions, il y en a certains qui veulent aller taper du poing sur la table des Allemands pour les obliger à relancer l’économie. Ce que je trouve parfaitement improductif. D’autres disent qu’il faut créer un immense plan européen d’investissement pour le numérique et les énergies renouvelables. Et encore d’autres, comme moi, plutôt favorables à mettre en œuvre de petits pas fédéralistes visibles. Mais dans le diagnostic des dysfonctionnements de la zone euro, je ne crois pas qu’il y ait de grosses divergences entre les économistes.

L’harmonisation de l’impôt sur les sociétés ou encore le renforcement des investissements européens, régulièrement évoqués, sont-ils, selon vous, des petits pas réalisables ?

Nous n’avons effectivement pas encore abordé les questions de coordination. J’ai personnellement beaucoup travaillé sur ce que l’on appelle le retour à la subsidiarité. L’un des grands échecs de l’Europe c’est bien d’avoir perdu le contenu de ce concept. Il faut donc avant tout réfléchir à ce qui doit être coordonné ou pas.

S’agissant de la fiscalité, au niveau européen à l’heure actuelle, on coordonne la TVA. Cela n’a aucun sens ! Par exemple, si les Français acceptent de payer plus de TVA pour avoir de meilleures retraites, personne ne devrait avoir à y redire. Et dans le même temps, on ne coordonne ni les cotisations sociales des entreprises ni le taux d’imposition de leurs profits. Si un pays décide de baisser son taux d’impôt sur les sociétés à 15% pour les voler aux autres, c’est possible alors que ça n’est pas acceptable. L’impôt sur les sociétés devrait absolument être coordonné, mais au fond, ce qui est sujet à la coordination aujourd’hui au niveau européen est le fruit du hasard.



Pour retrouver l’ensemble de nos articles, entretiens et tribunes sur le 60e anniversaire du traité de Rome, découvrez notre dossier spécial.

Quant aux investissements publics, il s’agit quand même de la grande mesure politiquement correcte. Evidemment c’est une bonne idée. Le Plan Juncker est à cet égard le type même de programme bien fait. Le principe est le suivant : on prend l’épargne des pays qui en ont trop et on l’investit dans le reste de l’Europe selon des critères indiscutables de sélection des projets. Le but n’est ici pas de construire des ronds-points à la demande du gouvernement français par exemple avec l’argent européen. On soutiendra plutôt des projets qui ont du sens dans les nouvelles technologies, les transports ou l’énergie. Tout le monde semble d’ailleurs d’accord pour en faire plus. J’aurais tout de même une inquiétude. Si ça ne monte pas plus vite en puissance, ce n’est pas une question d’argent, il y en a en abondance, c’est qu’il n’y a pas assez de projets. Il n’y a pas assez de centrales solaires ou de champs éoliens en construction.

Avec le Brexit, doit-on s’inquiéter pour l’économie européenne ?

C’est un cauchemar symétrique ! Je vais prendre un exemple concret : Airbus. Cette entreprise fabrique la totalité des ailes de ses avions au Pays de Galles, avec le concours de 15 000 salariés. Dans l’hypothèse d’un Brexit violent, immédiatement les ailes d’Airbus sont taxées en vertu des droits de douane réinstaurés. L’entreprise ne pourra donc plus vendre ses avions car elle aura perdu sa compétitivité vis-à-vis de Boeing. Airbus cherchera bien évidemment à déplacer son usine ailleurs, ce qui créera un bazar innommable dans la mesure où ce type de compétence ne se délocalise pas facilement. Et la liste des exemples est sidérante. BMW fabrique pour sa part toutes les Mini pour la planète au Royaume-Uni. Déplacer les usines sera extrêmement coûteux et le Royaume-Uni va voir disparaître des milliers d’emplois.

Le problème n’est donc pas la finance, qui s’en sortira toujours très bien. Déplacer un fonds d’investissement basé à Londres pour le mettre au Luxembourg, cela prend quelques minutes. Non, le sujet c’est l’industrie, l’économie réelle. Les conséquences sont absolument catastrophiques.

Projetons-nous au 70e anniversaire du traité de Rome en 2027. Sur le plan économique, à quoi souhaiteriez-vous que l’Europe ressemble ?

D’un point de vue pragmatique, je crois qu’on devra avoir réécris les traités pour les adapter à la réalité. Nous avons des pays riches qui veulent avoir la même monnaie. D’autres pays riches ne le veulent pas. Et il y a également des pays plus pauvres. Je pense donc qu’on aura l’intelligence de passer d’un traité monolithique, datant du traité de Rome lorsque nous étions 6, à une structure beaucoup plus flexible où on n’imposera pas à tous les mêmes règles, devoirs et comportements. Il faudra au minimum une séparation entre zone euro et Union européenne et en fonction des niveaux de vie.

Propos recueillis par Jules Lastennet

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