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Nicole Gnesotto : “L’Europe a énormément d’atouts pour s’imposer comme un acteur stratégique mondial”

Quelle place pour l’Europe sur la scène internationale ? Les récents bouleversements en Afrique et au Moyen-Orient ont à nouveau confirmé que la politique étrangère de l’Union européenne peinait à s’incarner. Le dernier livre de Nicole Gnesotto, “L’Europe a-t-elle un avenir stratégique ?”, souligne les potentialités et les obstacles à l’affirmation d’une telle puissance mondiale. Interview.

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Touteleurope.eu : Quel était votre ambition en écrivant ce livre sur l’avenir stratégique de l’Europe ?

“L’Europe a-t-elle un avenir stratégique ?” (éditions Armand Colin)

L'Europe a-t-elle un avenir stratégique ?

Nicole Gnesotto
est professeur du CNAM, vice-présidente de Notre Europe.

Nicole Gnesotto : L’objectif du livre est double. La première raison pour laquelle je l’ai écrit est que je voulais comprendre pourquoi l’Europe était à ce point “nulle” sur la scène internationale. Avec ce paradoxe d’une Europe à la fois puissance économique, commerciale et démographique mondiale d’un côté, et nain politique de l’autre, de façon pratiquement irrémédiable et désespérée. Pourquoi, en dépit de tous ses avantages comparatifs, l’UE n’arrive-t-elle pas à s’imposer comme un acteur important sur la scène internationale ?

Deuxième objectif : montrer que la mondialisation représente un moment opportun pour l’UE. Je voulais construire un argumentaire construit et logique pour montrer que, contrairement à tout ce qui se dit et s’écrit sur la fin de l’Union et le retour des nations, l’UE a énormément d’atouts pour s’imposer comme un acteur stratégique important au niveau international… la seule difficulté étant de le souhaiter.


Touteleurope.eu : Quelles sont les raisons d’espérer en cet avenir ?

N.G. : La première raison, à mon avis majeure, est que la mondialisation modifie profondément les conditions de la sécurité internationale. Les crises et guerres récentes (Liban, Irak, Afghanistan, Iran…) nous montrent en particulier une certaine relativité de l’usage de la force militaire : autrement dit, on ne gère plus une crise politique complexe à coups de rapports de force et d’excellence militaire. Il faut donc d’autres moyens : civils, financiers, diplomatiques, commerciaux… Et sur ce point, l’UE a un avantage comparatif extraordinaire au sein d’un cadre institutionnel unique. Par rapport à l’OTAN, aux Nations unies ou même aux Etats, l’UE est un cadre beaucoup plus pertinent pour avoir en une seule main l’ensemble des moyens nécessaires (y compris militaires) à la gestion des conflits.

“L’UE a un avantage comparatif extraordinaire sur la gestion des conflits”

Deuxième raison : la petitesse des nations. Comme son nom l’indique, la mondialisation crée des problèmes globaux : environnementaux, liés aux pandémies, au réchauffement climatique, aux catastrophes naturelles… par rapport à ces questions, les cadres nationaux sont devenus minuscules. Même un pays comme la France, grande puissance européenne, ne pèse que 1% du PNB mondial. Même les Etats-Unis, la plus grande nation du monde, n’arrivent plus à gérer seule quoi que ce soit, elle ne peut le faire qu’en coopération avec d’autres. Ainsi, même si les nations restent très légitimes par rapport aux citoyens, mobiliser l’ensemble des moyens nécessaires à la gestion des conflits ou des crises (régionales ou internationales) passe par l’échelon le plus pertinent : l’Europe.

La troisième raison est la crise de la puissance américaine : aujourd’hui, les Etats-Unis ne peuvent ou ne veulent plus tout faire. Ils ont un vrai déficit financier, budgétaire, une gestion difficile de l’après-Afghanistan, de l’après-Irak… et ne souhaitent pas s’investir partout et toujours avec l’ensemble des moyens nécessaires, et souhaitent que l’UE fasse plus en termes de stabilisation, notamment de sa périphérie proche. L’exemple libyen montre bien les réticences américaines à s’investir dans l’opération militaire : ceux-ci se sont tournés vers l’OTAN plus que vers l’UE, mais parce que les Européens ne voulaient surtout pas s’investir en premier pour effectuer cette opération. Les Etats-Unis ont ainsi besoin d’un allié stratégiquement crédible et efficace.


Touteleurope.eu : Quelles sont les principaux blocages à l’affirmation stratégique de l’Europe ?

N.G. : Hélas, ils constituent une bonne partie de l’ouvrage ! Il y a des obstacles techniques sur lesquels je ne m’étends pas : crise des budgets militaires (depuis la crise économique en particulier et financière, les Etats ne sont pas prêts à dépenser beaucoup pour la sécurité des autres…), inadéquation des forces armées (beaucoup de pays européens ont encore des forces armées formatées pour la guerre froide : avec 1 million d’hommes sous le drapeau de l’Union, on est incapable d’en déployer plus de 100 000, il y a donc une vraie déperdition de moyens faute d’adaptation aux exigences stratégiques modernes)…

“Les Etats membres ne souhaitent pas que l’UE devienne plus puissante qu’eux”

Bien qu’importantes, ces raisons techniques ne me semblent pas essentielles. Au-delà, il y a deux contraintes majeures. La première est celle de la crispation de tous les Etats membres (surtout les grands Etats “militaires”) autour de cette souveraineté. France, Grande-Bretagne, Allemagne, mais aussi Italie, Espagne, Pologne… ne veulent pas déléguer la moindre souveraineté diplomatique et militaire à une instance européenne. Ils ont déjà perdu l’essentiel de leur souveraineté monétaire, et se raccrochent donc à ce qui leur reste. Les Etats membres ne veulent pas que l’UE devienne plus puissante qu’eux. C’est vrai traditionnellement de la Grande-Bretagne, mais également de la France, qui a toujours été ambivalente, a toujours voulu une “Europe puissance” mais jamais plus puissante qu’elle. C’est aussi vrai de l’Allemagne, pour des raisons historiques et par réticence à l’idée même de puissance politique européenne.

Deuxième obstacle majeur : l’existence de l’OTAN et la relation que les Européens entretiennent avec la puissance américaine. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis sont pour l’Europe à la fois leur protecteur, le garant de leur sécurité intérieure et leur partenaire en matière de prospérité économique. C’est un logiciel très fortement ancré dans les pays membres, et lorsqu’il s’agit de prendre des risques et d’assumer des responsabilités sur la scène internationale, les Etats européens préfèrent s’en remettre à l’Amérique et à l’OTAN. D’abord parce qu’ils ont plus confiance dans les Etats-unis qu’en eux-mêmes (deux guerres mondiales permettent peut-être de l’expliquer…), pour gérer la sécurité internationale, mais aussi par principe d’économie (le cadre de l’OTAN coûte moins cher sur le plan financier comme sur le plan politique…). Dès lors, et on l’a encore vu sur la Libye, les Etats membres préfèrent tous (avec une nuance française mais qui n’empêche rien…) que l’OTAN soit en charge de la gestion de la crise, plutôt que l’UE.

Ces deux raisons font que l’UE ne décolle pas ! Depuis 10 ans qu’existent la politique de défense et la politique étrangère et de sécurité communes, l’UE fait des choses tout à fait intéressantes mais jamais au point de s’affirmer comme une puissance politique connue, demandée et respectée sur la scène internationale.


Touteleurope.eu : Les bouleversements dans les pays arabes, couronnés par l’intervention militaire en Libye, n’ont pas suscité de réelle réponse européenne … ces événements confirment-ils à nouveau que l’UE n’a pas de politique étrangère autonome et unifiée ?

N.G. : On ne peut pas dire que l’Union n’a pas de politique étrangère commune et unifiée. Elle en a, mais seulement sur certains dossiers ou certaines zones. Depuis la création de la PESC, les Européens ont fait des progrès dans l’édification d’une politique étrangère commune. Par exemple, sur les Balkans aujourd’hui, aucun Etat n’aurait l’idée d’avoir une politique nationale, que ce soit la France envers le Kosovo ou l’Allemagne envers la Croatie, ce qui pourtant était le cas en 1991. Sur l’Afrique, c’est la même chose. Sur des questions globales comme le développement, le réchauffement climatique, les droits de l’homme, la Cour pénale internationale… également. Sur toutes ces questions géographiques ou horizontales, il y a une politique étrangère commune.

En revanche, sur des dossiers “chauds” de la planète (Russie, avenir de l’équation nucléaire dans le monde, gestion du “Grand Moyen-Orient” et en particulier du conflit israélo-palestinien…), les Européens préfèrent avoir une politique nationale et/ou occidentale (liée aux Etats-Unis) qu’une politique étrangère commune. Le cas le plus évident est la Russie, sur laquelle nous sommes très divisés… De ce point de vue, on peut dire qu’il y a des failles dans la politique étrangère européenne.


Touteleurope.eu : La haute représentante Catherine Ashton, et dans une moindre mesure le président du Conseil Van Rompuy, font régulièrement l’objet de critiques pour leur supposé manque d’ambition, de leadership et de visibilité… celles-ci vous paraissent-elles fondées ?

“M. Van Rompuy comme Mme Ashton remplissent parfaitement leur mission : représenter hautement l’absence d’ambition de l’Union européenne”

N.G. : Il faut bien comprendre que la gouvernance politique européenne est multiple et diffuse. Le problème ne vient pas de telle ou telle personne, en particulier tel ou tel haut-fonctionnaire de l’Union européenne. Il est global : dans la configuration actuelle, le Conseil européen (et non son président), organe politique suprême de l’Union, décide. De fait, les 27 chefs d’Etats et de gouvernements ne veulent rien faire dans le cadre de l’UE, ils n’ont pas d’ambition stratégique et politique pour l’Union. Dès lors, il ne faut pas s’étonner que les personnes nommées pour les représenter en particulier sur la scène internationale, président du Conseil européen ou de la haute-représentante, ne leur feront pas ombrage et n’iront pas contre l’ambition du Conseil européen, qui du reste est à peu près nulle. Très certainement, les personnalités jouent un rôle en termes de charisme… mais fondamentalement nous pouvons dire que M. Van Rompuy comme Mme Ashton remplissent parfaitement leur mission : représenter hautement l’absence d’ambition de l’Union européenne.

Aujourd’hui, et de plus en plus, tout est dans la main des Etats membres, en particulier de quelques-uns (les “grandes puissances moyennes”) sur les dossiers de politique étrangère et de sécurité (même si bien sûr ils ne l’ont jamais lâchée). Depuis Lisbonne, les Etats membres ont la main sur l’ensemble des dossiers internationaux, y compris économiques alors que la Commission aurait plus de légitimité pour s’imposer comme un acteur responsable.


Touteleurope.eu : Vous soulignez un paradoxe intéressant : plus l’idée de défense européenne progresse, plus on semble s’éloigner de l’idée fédéraliste et donner la priorité à l’intergouvernemental…

N.G. : En effet, on a construit “l’Europe politique” sur le modèle français des années de Gaulle (plan Fouchet) : une Europe politique synonyme d’autonomie vis-à-vis des Etats-Unis en termes de politique étrangère et de défense, contre “l’Europe atlantique” de Kennedy. Nous sommes restés très marqués par ce schéma et avons aujourd’hui l’impression que l’Europe politique ne peut venir que de la politique étrangère et de défense.

Or la difficulté vient du fait que plus l’Union devient compétente en matière de politique étrangère et de défense, plus les nations ont d’arguments pour ne pas intégrer leur souveraineté : il est évident qu’aucun Etat au monde, qu’il s’agisse du Luxembourg ou de la Grande-Bretagne, n’acceptera que ses citoyens meurent en vertu d’un vote à majorité dans lequel il aurait été mis en minorité.

Donc l’idée même qu’on peut faire du fédéralisme sur un plan militaire est absurde. On ne peut pas espérer un jour que l’Union européenne décide de faire des interventions extérieures à majorité qualifiée, cela n’a pas de sens sur le plan démocratique. C’est donc le paradoxe : plus l’on renforce la défense européenne, plus l’on éloigne la possibilité d’une intégration politique, pour autant que l’on définisse l’intégration politique comme le vote à majorité…

Par conséquent, il faut peut-être penser l’intégration politique sous d’autres formes que le vote à majorité qualifiée, trouver d’autres modes de prise de décision au sein de l’Union, qui permettent de renforcer l’Europe politique sans pour autant passer par le fédéralisme…


Touteleurope.eu : Que vous inspire l’inscription de la défense européenne dans les priorités de la présidence polonaise du Conseil, qui débute en juillet ?

N.G. : Je ne sais pas exactement en quoi consistent ces priorités, mais la Pologne est un pays très intéressant en matière de politique étrangère, de sécurité et de défense de l’Union. Quand elle est rentrée en 2004, elle était le “champion” de la fidélité atlantique. Pour d’excellentes raisons d’ailleurs, comme l’ensemble des pays de l’Europe centrale et orientale : les Etats-Unis et l’OTAN étaient prêts à les défendre, nous pas, et nous les avons fait attendre jusqu’en 2004 pour l’adhésion.

Petit à petit, la Pologne a évolué et su combiner les deux dimensions : atlantique et européenne. On a “réinventé” le triangle de Weimar (Pologne, France, Allemagne) pour un leadership continental sur les questions de sécurité et de défense, à partir duquel les Polonais espèrent nourrir leur présidence.

Et depuis quelques années surtout, en particulier depuis que George W. Bush a quitté la présidence américaine, les Polonais sont devenus l’un des pays les plus pro-européens en matière de défense et affichent effectivement une certaine ambition pour leur future présidence. Il n’y a pas une seule opération de la PSDC dans laquelle ils ne participent pas. C’est un des pays, avec la France, la Belgique l’Espagne et l’Italie, les plus constants dans sa participation aux opérations extérieures de l’UE (d’autres parlent beaucoup mais ne font rien).

En savoir plus

Site du think tank Notre Europe

Site du Cnam

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