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Martin Olivera : “Il y a en Europe une méconnaissance globale des Roms”

Martin Olivera est ethnologue et coordinateur ‘Action tsigane’ au sein de l’association Rues et cités qui a pour objet la protection de l’enfance, la prévention de l’exclusion, et l’aide à l’insertion professionnelle. Spécialiste de l’histoire des Roms, il revient pour Toute l’Europe sur la création du mythe du Tzigane et les souches de l’anti-tziganisme en Europe alors que les Roms de Roumanie sont au coeur de l’actualité.

Touteleurope : Qui sont les Roms ? On parle de Roms, Tziganes, Manouches, gens du voyage … quelles sont les différences ?

Martin Olivera : Il y a encore dix ou quinze ans, on utilisait un terme générique qui était tzigane en France, gipsy en anglais, dans lequel on incluait un ensemble de communautés qui d’après la science ont une lointaine origine commune hors de l’Europe, à savoir le Nord de l’Inde. Il s’agit de l’entité tzigane définie comme telle par des études linguistiques dans le courant du 19e siècle. C’est un produit de la science des Gadjés, c’est-à-dire des non-tziganes.

Dans cette grande entité tzigane on distingue traditionnellement trois sous-ensembles : un premier groupe qui sont les Gitans, Gitanos en espagnol, qui sont les tziganes de la péninsule ibérique, de Catalogne ; un deuxième groupe qui sont les Manouches, ou Sinti, qui sont les Tziganes de l’Europe occidentale, en particulier du Bassin du Rhin, puisque c’est dans cette région que ces groupes se sont fixés à partir du 15e siècle ; et le troisième groupe composé des gens qui se disent Roms, et qui parlent le romanes, qui sont les Tziganes d’Europe centrale et orientale, et des Balkans.

L’ensemble de ces groupes représenterait en Europe une population entre 8 et 12 millions de personnes, inégalement répartis selon les territoires et les histoires, et avec une importante présence de Gitans en Espagne, au Portugal et dans le Sud de la France, des Manouches en France, dans le Nord de l’Italie et dans les pays germaniques, et des Roms dans ce qu’on appelle les PECO (Pays d’Europe Centrale et Orientale), c’est-à-dire les anciens pays socialistes notamment.

Une des complexités aujourd’hui c’est que l’on a tendance à utiliser le terme ‘rom’ en terme générique en lieu et place de ‘tzigane’. Il semble plus politiquement correct d’utiliser le nom que les gens se donnent. Mais le problème c’est que les Gitans espagnols ou les Manouches, qui sont des gens du voyage en général en France, ne se définissent pas comme Roms et n’utilisent pas le terme pour eux-mêmes. De ce fait on maintient une méconnaissance globale sur ces groupes qui sont en réalité très variés.

Touteleurope : Les Roms sont-ils des gens du voyage ?

M.O. : L’appellation “gens du voyage” est spécifiquement française, c’est un statut juridique, une catégorie administrative. Donc les gens du voyage sont de nationalité française et pour la plupart ils appartiennent à des communautés manouches, sintées, mais pas roms.

Touteleurope : Quand retrouve-t-on pour la première fois une trace des Roms en France ?

M.O. : A l’époque on ne parlait pas de Roms, mais de Bohémiens ou de Romanichels, ou d’Egyptiens, et les premiers textes en ce qui concerne la France datent de la moitié du 15e siècle, pour les premières ‘troupes d’Egyptiens’, comme on disait à l’époque, qui arrivaient notamment à la Basilique de Saint-Denis.

En ce qui concerne l’Europe orientale, par exemple la Roumanie, les premiers signalements de Tziganes, puisque c’était le terme utilisé là-bas à l’époque, datent de la fin du 14e siècle. Donc finalement les ‘ancêtres’ de ceux qu’on appelle aujourd’hui Roms ou Tziganes sont présents en Europe depuis six siècles.

Touteleurope : Les Roms ne sont-ils pas le plus ancien peuple européen de par leur éparpillement ?

M.O. : On parle ici d’une reconstruction historique, et non de gens réels. Ce que dit l’histoire et les travaux de linguistique c’est que l’éparpillement de ceux appelés aujourd’hui Roms et Tziganes a été assez rapide et ancien.

Globalement on peut dire qu’il y a eu une arrivée de leurs hypothétiques lointains ancêtres aux alentours du 12e/13e siècle en Anatolie et en Grèce, et à partir de là des trajets différents, les uns passant par la Méditerranée, volontairement ou pas, et installés en Espagne, d’autres passant par l’intérieur des terres et s’installant en Europe occidentale, et d’autres restant dans les Balkans et dans les pays d’Europe orientale.

Donc l’éparpillement n’est pas un fait récent.

Touteleurope : De nombreux Roms vivant en France rentrent depuis le début de la semaine dans leur “pays d’origine” , à savoir essentiellement la Roumanie. En qui peut-on considérer que cette communauté est roumaine ?

M.O. : Si vous demandez aux intéressés ce qu’ils sont, la réponse qu’ils vous feront dépendra de la langue qu’ils parlent et aussi du contexte, comme pour nous tous. Ainsi si nous parlons avec un autre Français, nous allons nous définir comme d’origine bretonne ou catalane par exemple. Quand nous parlons avec un Anglais, nous allons dire que nous somme français, et avec un Chinois c’est plutôt le côté européen que nous allons mettre en avant.

On a donc jamais une seule identité d’appartenance monolithique et définitive. Cela change selon le contexte. Pour les Roms c’est la même chose, cela change selon la langue qu’ils parlent. Ainsi des Roms roumains qui en romanes se disent Roms, vont se dire Roumains quand ils parlent roumain, ou tziganes de Roumanie, puisque c’est le terme utilisé aujourd’hui encore. S’ils parlent en français ils se définiront également comme Roumains.

C’est lorsqu’ils parlent romanes, entre eux, qu’ils se disent Roms.

Touteleurope :Quels sont les principales difficultés rencontrées aujourd’hui dans l’insertion des Roms ?

M.O. : Certains gouvernements européens mais également les institutions européennes ont contribué à fabriquer et à pérenniser cette espèce de “question rom” largement fantasmagorique en identifiant des groupes très divers et variés, qui n’ont pas la même histoire, qui n’ont pas les mêmes langues, qui n’ont pas les mêmes activités professionnelles, qui ne sont pas insérés de la même manière dans leurs contextes nationaux et de les abstraire de leur territoire d’origine pour en faire une méta-identité composée de millions de personnes qui sont tous des cas sociaux en puissance, mal insérés, rejetés depuis des millénaires etc.

Souvent cela s’est fait avec de bonnes intentions, mais dans les faits on constate que cela a plus d’effets pervers qu’autre chose puisque ceux que l’on appelle Tziganes, Roms maintenant, ne sont pas tous marginaux, victimes de discriminations au quotidien. Ils ne sont pas tous rejetés dans leur pays : tous les Roms de Roumanie ne veulent pas partir de chez eux, et ils ne vivent pas tous dans la précarité et la ségrégation.

Il y a une grande diversité de situations sociales, économiques, et même de réalités culturelles. Tous les Tziganes d’Europe ne sont pas porteurs de la même culture, vu qu’ils n’ont pas la même histoire. Même en Roumanie, la diversité culturelle des différentes groupes roms est très grande.

Touteleurope : Sont-ils plus victimes de discriminations en Roumanie que dans le reste de l’Europe comme on l’entend souvent dire ?

M. O. : C’est le paradoxe de la Roumanie : il est incontestable que l’anti- tziganisme, en tout cas le fait de présenter les Roms comme un problème à résoudre, est un trait fondamental et structurant de l’identité nationale roumaine depuis qu’elle a été inventée c’est-à-dire depuis la fin du 18e siècle.

C’est à ce moment que la figure du tzigane en Roumanie, comme dans le reste de l’Europe, émerge comme étant l’espèce de primitif intérieur qu’il faut civiliser, dont il faut se débarrasser parce que cela marque l’orientalité du pays, l’influence turque, parce que cela rappelle également la servitude dans laquelle était maintenu l’ensemble du pays, plus précisément la paysannerie, soit neuf dixième de la population.

Les Tziganes avaient un statut juridique particulier, de “sous-cerfs” en quelque sorte. Donc pendant tout le 19e siècle s’est fixée cette image négative du Tzigane en Roumanie. Et tout le monde partage cette représentation dans ce pays, il n’y a pas de politiquement correct sur ce sujet : les Tziganes sont un problème qu’il faut résoudre, par des moyens variables selon les convictions politiques des uns et des autres.

Et le paradoxe c’est que les Roms eux-mêmes partagent cette représentation. Si vous parlez avec les Roms des Tziganes, en renvoyant à cette figure fantasmatique, générique, ils vous diront évidemment que c’est un problème, qu’ils volent, qu’ils mentent, qu’ils ne veulent pas travailler, qu’ils sont pas civilisés etc. Sauf que le Rom qui vous parle à ce moment-là ne parle pas de lui, ni de son groupe local ou de sa communauté, mais il parle de cette identité très abstraite complètement déconnectée des réalités de terrain.

Donc il y a en Roumanie ce double discours : un anti-tziganisme généralisé, et à côté, au quotidien, dans les campagnes, une réelle proximité sociale et culturelle des uns et des autres. Roms et Roumains font le même travail, parlent la même langue, pratiquent les mêmes religions, vont dans les mêmes écoles etc. Donc il y a une forme d’insertion qui, même si elle est dénoncée, existe réellement.

A l’inverse, en France, où on a un langage plus policé la plupart du temps (respect des cultures, de la diversité etc.), il y a un fossé réel important, social et culturel entre ‘nos’ gens du voyage, Tziganes et Manouches français, et la population urbaine dominante. Il n’y a pas de ‘vivre ensemble’.

Touteleurope : Les Français sont aujourd’hui très divisés sur le sujet (48% pour les expulsions, 42 % contre). Sur le terrain comment cela est-il perçu ?

M. O. : Il y a un rejet réel, et pas seulement de la part des gens vivant à proximité d’un bidonville (je peux admettre que cela ne soit pas évident), mais bien de la part de toute une partie de la population. Une nouvelle fois cela n’est pas fondé sur une expérience réelle ou sur une connaissance de la réalité, mais sur le fantasme : quand les migrations sont présentées comme le produit de réseaux mafieux, avec des gens qui font venir des enfants et des femmes pour les faire mendier et leur extorquer de l’argent, quand les migrations des Roms de Roumanie sont résumées à cela, on est à côté de la réalité.

Il y a bien sûr des gens qui abusent de leurs semblables et peuvent pratiquer ces méthodes, mais l’immense majorité des Roms roumains vivant en France fonctionnent selon le principe de la migration familiale, en groupes de familles et apparentés dans lesquels il n’y a pas d’exploitation des uns sur les autres.

Les femmes font effectivement la manche, parce qu’elles n’ont pas d’autres moyens de trouver subsistance, mais cela n’est pas gouverné par quelque mafia que ce soit.

Touteleurope : Que se passe-t-il dans les autres pays européens ?

M.O. : Je ne suis pas expert sur les politiques nationales des autres pays européens mais on peut noter deux situations. L’Italie d’un côté mène une politique depuis trois ou quatre ans de création et de cristallisation de problèmes sur un groupe désigné comme problématique en tant que tel, quitte à créer ce groupe lorsqu’il n’existe pas en y incluant plein de communautés qui n’ont rien à voir les unes avec les autres

L’Espagne par contre est dans une autre perspective puisqu’elle a levé les mesures transitoires en janvier 2009. Ils n’ont donc pas cette peur de l’invasion massive.

Après il serait bien qu’il existe encore aujourd’hui des pays où l’on ne parle pas de ‘problème’ ou de ‘question rom’ mais je doute que cela existe encore.

Leur problématique n’est pas à disjoindre des problématiques sociales des pays dans lesquels ils vivent. Il se trouve qu’en Europe de l’Est ceux qui se disent Roms font souvent partie des couches pauvres de la population, donc bien évidemment quand les conditions de vie se détériorent pour tout le monde, cela est encore plus vrai pour les couches les plus populaires et donc les communautés roms. Mais cela n’est pas lié à l’identité rom qui en tant que tel produirait de la précarité.

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