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Marek Beylin : ” Je crains un retour du conservatisme en Pologne…”

Marek Beylin est historien et journaliste au quotidien polonais Gazeta Wyborcza, où il occupe depuis 2003 le poste de chef de la rubrique Opinions. Alors que les obsèques du Président Kaczynski se tiennent ce weekend à Wavel, il revient pour Touteleurope.fr sur les conséquences politiques de la mort du Président et sur le deuil du peuple polonais.

Touteleurope.fr : Quels sont les thèses les plus crédibles qui circulent en Pologne sur les causes de l’accident d’avion du 10 avril ?

Marek Beylin : Il est extrêmement difficile pour moi de répondre à cette question : je ne suis pas un spécialiste aérien !

Une commission d’enquête travaille actuellement sur ce point. Je ne sais vraiment pas s’il s’agit d’un problème technique ou d’une pression psychologique sur le pilote parce qu’il y avait la cérémonie de commémoration du massacre de Katyn et qu’il fallait qu’il atterrisse à cet aéroport.

Pour l’instant il n’y a aucune certitude quant à la cause de l’accident. Dans ce type de catastrophe, c’est souvent la coïncidence de plusieurs causes et une part de hasard. En tout cas, il est clair qu’il ne s’agit pas un attentat, malgré certaines rumeurs en Pologne.

Le 10 avril, alors qu’il se rendait à Katyn, en Russie, pour la commémoration du massacre de l’armée polonaise en 1940, le président polonais Lech Kaczyński est mort dans le crash de son avion à Smolensk. A bord de l’avion, une importante partie de l’élite politique, militaire et religieuse du pays. L’accident n’a laissé aucun survivant. En savoir plus ici.



TLE : Le Président Kaczynski était quelqu’un de controversé de son vivant, mais dont on dit qu’il est ‘mort en héros’. Comment expliquez-vous la réaction du peuple polonais au décès du Président ?

MB : Je pense que ce deuil public contient en fait plusieurs deuils.

Premièrement, il s’agit d’un deuil que j’appellerais “républicain” ou “démocratique” . La population honore la mémoire du président d’un pays démocratique mort dans une catastrophe. Ce deuil veut dire que nous commémorons quelqu’un, avec qui nous n’étions pas nécessairement d’accord, mais que l’on respecte en tant que représentant du peuple.

C’est egalement un deuil traditionnel, « seigneural ». Toute cette cérémonie des derniers jours relève du fantasme ou de l’imaginaire de la cérémonie royale.

Il y a aussi un autre deuil, bien sûr très symbolique, qui se mêle à celui du Président : l’histoire de Katyn. L’accident tragique sera associé pour toujours à cet événement douloureux de l’histoire polonaise sur laquelle nous avons mis très longtemps à apprendre la vérité.

Enfin, on a vu un autre deuil très moderne, celui d’un “pop deuil” . Les gens photographiaient, tout le monde observait, et les gens se sont mobilisés sur la toile. C’est un comportement très spécifique de la pop culture.


TLE : Observe-t-on un sursaut patriotique en Pologne ? Les Polonais se retrouvent-ils dans une vision tragique de leur histoire ?

MB : Non, je crois qu’il y a une autre explication. La Pologne est une démocratie très jeune, d’une vingtaine d’années seulement. Dans l’histoire polonaise, le peuple et la nation étaient toujours plus importants que l’Etat. Notre histoire est marquée par des événements contemporains qui sont hautement symboliques - le deuil, la mort, les obsèques nationales. On confère à ces événements un sens symbolique.

La mort, le symbolique de la catastrophe, de la mission et de l’héroïsme romantique durent toujours et mobilisent le peuple. Je ne dirais pas que c’est un trait du nationalisme. C’est plutôt un sentiment de la communauté nationale qui n’a pas encore été anéanti par les structures étatiques.

Dans un Etat mûr, dans lequel la démocratie a pu concevoir ces rituels et ces cérémonies, j’imagine que le comportement aurait été moins spontané. Mais, à vrai dire, quand on pense à la réaction des Américains à la mort de Kennedy, on se souvient qu’ils étaient aussi très spontanés et émus. Plus que du patriotisme, je dirai que c’est un sentiment romantique où le peuple et la nation se réunit autour d’un symbole.


TLE : La décision d’enterrer le Président Kaczynski à Wavel, lieu hautement symbolique pour les Polonais, suscite-t-elle de grandes divisions dans le pays ?

MB : Cette décision a cassé le deuil. Personne ne sait finalement qui a voulu ces obsèques à Wavel ou qui les a initiés. C’est une décision qui rompt le deuil conçu comme un temps de réflexion et de recueillement. Elle fait entrer la politique de nouveau dans le débat. Cette décision divise profondément le pays. Ces divisions et ces conflits se prolongeront dans la politique et dans la campagne présidentielle.


Le couple présidentiel polonais devrait-t-il reposer aux côtés des rois de Pologne ? C’est la question qui déchire la société polonaise depuis l’annonce de l’inhumation de Lech Kaczynski et de son épouse Maria dans la crypte de la cathédrale du château de Wawel, à Cracovie. Véritable panthéon, les rois de Pologne reposent à cet endroit depuis le XIVe siècle, ainsi que des héros comme Jozef Pilsudski, premier chef d’État de la Pologne indépendante en 1918. Les opposants à cette décision y voient un honneur injustifié.



TLE : Quelles seront les conséquences de la mort du Président pour la campagne présidentielle et pour la Pologne ?

MB : Tout d’abord, un autre candidat PiS (le parti “Droit et justice” du président Kaczynski) se présentera ; nous n’avons encore aucune idée du candidat. Certains voudront que son frère se présente à l’élection. Mais les conséquences iront au-delà de cette élection.

Cet accident aura une incidence sur les relations polono-russes. On parle déjà beaucoup d’un rapprochement. Je ne crois pas qu’il y aura d’un rapprochement à court terme car certaines voix politiques et des commentateurs - du troisième ou quatrième rang mais quand même - disent qu’il faut vérifier si les Russes n’ont pas eu un rôle dans la mort du Président polonais. La réconciliation prendra des années encore.

Mais à la longue, j’imagine que cet événement deviendra un point de référence. On observe une grande solidarité au niveau politique, également parmi les citoyens russes, pour ce drame polonais. Nous pourrions ainsi bâtir quelque chose pour l’avenir à partir de cet évènement.

Sur le plan politique, nous allons entrer dans quelques jours dans une campagne très brutale. Il est possible qu’une conséquence de cet événement soit le retour d’une certaine vague conservatrice en Pologne. Je ne pense pas que cela soit durable, mais elle pourrait influencer les choix politiques dans les prochains mois. La Pologne est déjà très conservatrice. Ce renforcement de ce côté conservateur de la société polonaise serait porté par tous les partis mais aussi par un sentiment général de la population.


TLE : Quel bilan faites-vous de la carrière politique du Président Kaczynski ?

MB : Son bilan n’est pas du tout tranché. Il a eu une influence à la fois positive et puis dangereuse sur la politique en Pologne. Même si je suis plutôt critique, je ne voudrais pas commenter son bilan aujourd’hui. Je pourrais en parler à partir de lundi ! Le deuil a des relations compliquées avec la vérité et avec la politique.

En savoir plus :

Après le décès de son président, la Pologne unie dans le deuil - Touteleurope.fr


Dominika Rutkowska : “J’ai été frappée par le silence dans les rues de Cracovie” - Touteleurope.fr

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