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Mai 68 en Europe : “C’est toute une génération qui a appris à penser l’impossible”

Sénégal, Mexique, États-Unis, Japon… À la fin des années 1960, pas un seul continent n’est épargné par les manifestations étudiantes. En Europe de l’Ouest particulièrement, chaque pays connaît “son” Mai 68 : de 1966 en Belgique au début des années 1970 en Italie. Dans une interview accordée à Toute l’Europe, l’historien Gerd-Rainer Horn revient sur ce que l’on appelle parfois “les années 68”.

Etudiants manifestant à Milan, en Italie, au début des années 1970
Etudiants manifestant à Milan, en Italie, au début des années 1970 - Source : Wikimedia Commons

En Europe de l’Ouest, à la fin des années 1960, on constate que de nombreux pays sont touchés par des mouvements étudiants. Était-ce un phénomène généralisé ?

Tout d’abord, ce n’est pas du tout une exagération de dire que tous les pays de l’Europe de l’Ouest étaient affectés par un mouvement social des étudiants, très radical. En Europe de l’Ouest, l’université de Louvain (Belgique) a été la première à être concernée. L’Italie a également été fortement perturbée dès l’automne 1967. Quant à la France, le mouvement étudiant a surtout commencé le 3 mai 1968, et a polarisé tout le pays en moins de deux semaines. Il faut aussi savoir que le mouvement fut tout aussi viral dans des pays qui étaient à l’époque des dictatures : l’Espagne et le Portugal.

Y a-t-il un point commun entre tous ces pays ?

Ce qui est universel dans les “années 68” , c’est la mobilisation des étudiants. Tous les évènements suivent également le même fil rouge. Au début, les mouvements étudiants se concentrent sur des questions spécifiques et très locales. Par exemple à Nanterre, en France, les revendications étaient initialement centrées sur des problématiques propres à cette université. Puis très vite les étudiants ont abordé des questions nationales, concernant la vie universitaire et la législation sur l’enseignement supérieur. C’est comme cela que les contestations sont devenues nationales.

Autre exemple, en Allemagne de l’Ouest, c’est un projet de loi qui visait à raccourcir la période maximale d’étude qui a unifié la protestation. Par la suite, la dynamique du mouvement a pris de l’ampleur. Les étudiants ont alors commencé à s’emparer de questions qui n’avaient rien à voir avec les questions universitaires, et notamment des questions sociales.

Il faut également noter que dans un certain nombre de pays, particulièrement en Europe du Sud, le mouvement ouvrier fut tout aussi important. L’Espagne, le Portugal, l’Italie et la France ont ainsi été marqués par la mobilisation des travailleurs.

Au début, les revendications se concentraient finalement sur des enjeux locaux. Comment expliquez-vous alors que les mobilisations aient surgi simultanément dans plusieurs pays d’Europe ?

On peut reconstituer les évènements, mais ils restent très difficiles à expliquer. A titre personnel, je pense que les étudiants et les manifestants en général étaient conscients de ce qu’il se passait au-delà des frontières. Certains ont même voyagé, il y avait des congrès formels ou informels, on lisait des textes écrits dans d’autres pays : il y a eu un véritable enrichissement des différents mouvements entre les pays. Je ne dis pas que Louvain a été le déclencheur de tout le reste, ou que les mouvements se sont contentés de s’imiter les uns les autres. Mais ces exemples extérieurs ont constitué des sources d’inspiration et ont probablement contribué à accélérer la mobilisation lorsqu’il y avait des enjeux locaux à défendre. Il faut également souligner l’importance du mouvement afro-américain des droits civiques aux États-Unis. Au milieu des années 1950 et tout au long des années 1960, les Noirs américains ont développé une culture de la protestation qui a inspiré de nombreux citoyens aux États-Unis et en Europe.

Un autre facteur central est l’explosion du nombre d’étudiants dans tous les pays européens. Et le manque d’infrastructures qui va avec cette augmentation. Enfin, il ne faut pas oublier que nous étions encore dans la période des Trente glorieuses et du plein-emploi : trouver un travail après l’université n’était pas un problème auquel les étudiants pensaient. Un contexte économique favorable qui a probablement donné aux étudiants l’insouciance nécessaire pour mener ce type de mobilisation.

A cette époque, l’Europe de l’Est était sous le joug communiste. La propagation du mouvement étudiant s’est-elle également faite vers cette partie du continent ?

Oui, l’Europe de l’Est a également été marquée par des mouvements étudiants très virulents. La Tchécoslovaquie a connu le Printemps de Prague : [avant l’intervention russe, ndlr] à l’été 1968, le pays était l’un des plus libres au monde. Il ne s’agissait pas seulement d’un mouvement étudiant, mais ceux-ci ont joué un rôle important. En Yougoslavie également, les étudiants se sont particulièrement mobilisés à Belgrade en juin 1968, après le refus du gouvernement d’autoriser la tenue de concerts de plein air. Quant à la Pologne, la mobilisation a commencé à la suite de la censure d’une pièce de théâtre datant du XIXème siècle et jugée antisoviétique. À chaque fois, des revendications très spécifiques se sont ensuite transformées en un mouvement national, voire transnational.

De manière générale, quels sont les résultats de ces mobilisations à l’échelle européenne ?

Il y a eu certains résultats concrets dans la plupart des pays. Dans le sillage de ces mouvements, le début des années 1970 a été marqué par des réformes qui visaient à donner plus de poids aux étudiants, dans la gestion des universités par exemple. Ce que j’aime aussi souligner, c’est que toute une génération a commencé à penser l’impossible, dans une certaine mesure. Les étudiants ont commencé à se battre contre des problèmes locaux, puis à percevoir qu’il y avait d’autres problèmes, nationaux et internationaux, auxquels ils n’avaient jamais pensé auparavant. C’est comme cela que l’horizon mental d’une génération a commencé à s’élargir.

Gardons par exemple à l’esprit que Mai 68 a contribué à la naissance de la deuxième vague du féminisme. Pendant les mobilisations étudiantes, la question féministe était mineure. Même si la moitié des militants étaient des femmes, le rôle de porte-parole était réservé aux hommes et aucune représentante du mouvement n’est devenue célèbre, à l’exception peut-être de Bernadette Devlin, en Irlande du Nord. Ainsi, ces militantes se trouvaient dans un mouvement qui se voulait émancipateur, mais dès que se posait la question du rôle des femmes dans la société, elles étaient discriminées. La frustration provoquée a contribué énormément à l’émergence de la deuxième vague du féminisme à partir de 1969-70. La deuxième vague du féminisme fut en quelque sorte un produit de Mai 68.

Gerd-Rainer Horn est historien et professeur d’histoire politique à Sciences Po. Il a notamment travaillé sur l’histoire des mouvements sociaux, l’histoire du catholicisme de gauche en Europe occidentale, ainsi que de l’histoire transnationale de l’Europe occidentale. En 2007, il publie notamment The Spirit of 68 : Rebellion in Western Europe and North America, 1956-1976 aux éditions Oxford University Press.

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