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Lutter contre la radicalisation chez les jeunes musulmans européens : interview avec Franck Frégosi

A la suite des attentats qui ont frappé Paris puis Bruxelles et à l’arrestation des derniers membres en fuite du réseau djihadiste à l’origine des attaques, Toute l’Europe s’est entretenu avec Franck Frégosi, professeur à l’Institut d’études politiques d’Aix en Provence et chercheur au centre de recherche CHERPA (Croyance, Histoire, Espaces, Régulation politique et administrative). L’occasion de revenir sur le radicalisme islamique chez certains jeunes et sur les politiques entreprises par les Etats pour contrer le phénomène.

Daech

Touteleurope.eu : Les attentats de Bruxelles, après ceux de Paris, ont été commis par des Européens d’origine maghrébine, au nom de Daech et avec une haine profonde de l’Occident. Avez-vous des éléments d’explication concernant cette radicalisation de certains individus ?

Franck Frégosi : Il faut distinguer plusieurs profils. Ceux qui ont été impliqués dans ces attentats en Europe, qui partent sur des terres de djihad en Syrie ou en Irak, ont des profils de jeunes Européens (belgo-marocains, franco-marocains) et sont des citoyens européens descendants de populations issues de cycles migratoires.

Puis il y a les jeunes Français qui n’avaient pas de liens directs avec le monde musulman, qui se sont récemment convertis et qui ont opté pour une voie radicale. Il y a au sein de cette population des déterminismes sociaux qui peuvent permettre de comprendre quel est le terreau sur lequel s’enracinent la frustration sociale et la volonté de rébellion à l’encontre d’une société dans laquelle ces individus ne semblent pas avoir trouvé leurs marques. Certains ont même connu une forme de délinquance. Les terroristes de Bruxelles et Paris sont des personnes qui n’ont pas le profil de militants aguerris et se sont radicalisés en cours de route.

Il faut donc essayer de comprendre comment s’est faite la connexion entre leur propre histoire et des réseaux qui leur ont permis de passer à l’action. Par exemple pour les frères Kouachi ou Amedy Coulibaly, on a vu le rôle qu’a pu jouer un militant islamiste aguerri, Djamel Beghal, lui-même incarcéré, et qui les a mis sur la voie de la radicalisation.

La France et la Belgique sont un vivier assez fort en matière de jeunesse radicale. Ceux qui se sont manifestés par des actes terroristes sont jusqu’à présent des jeunes Européens qui ont repris à leur compte une série de théories consistant à ne pas aller s’engager sur des terres de djihad mais à accomplir le djihad là où ils vivent.

Y a-t-il des pays mieux armés pour prévenir l’apparition du djihadisme ? Qu’ont-ils fait de mieux que la France et la Belgique ?

Il y a des pays comme le Royaume-Uni ou le Danemark qui se sont peut-être souciés davantage de cette situation. La Grande-Bretagne a eu une politique beaucoup plus pragmatique en la matière suite aux attentats de Londres. Plutôt que de se lancer dans une politique d’accusation, le gouvernement a mis en place le programme “Prevent extremism together” (Prévenir l’extrémisme ensemble), un groupe de réflexion avec les acteurs de la communauté musulmane. Cela a débouché sur des programmes qui avaient pour objectif de conseiller le ministère de l’Intérieur sur les profils de prédicateurs qui demandaient à séjourner dans le pays, et à inciter les communautés musulmanes à proposer une bonne gouvernance des mosquées.

Au Danemark, il y a des dispositifs de déradicalisation qui ont été mis en place. On s’est intéressé à des parcours d’individus identifiés comme présentant des signes de radicalité en leur proposant un accompagnement médico-social et religieux pour qu’ils sortent de leur logique de radicalisation.

La France essaie de s’y mettre suite aux attentats. Les initiatives ont deux dimensions : d’une part avec des processus de déradicalisation ou l’on essaie de mettre en place des cellules mobiles d’intervention. Un groupe de travailleurs sociaux et de psychologues essaie de suivre des individus présentant des signes de radicalité, pour prévenir leur départ vers la Syrie et les amener à reconsidérer leur choix.

D’autre part, le gouvernement met de plus en plus d’efforts dans la contre-radicalisation. Il s’agit de réfléchir à la production d’un contre-discours, de prendre le parti de la confrontation idéologique avec ceux qui diffusent des discours radicaux. L’Etat en tant que tel ne peut pas en être porteur, au nom de la laïcité, mais il a notamment tendu la main aux administrateurs de l’islam de France pour qu’ils réfléchissent eux-mêmes aux solutions et aux discours religieux alternatifs à proposer aux tenants de la radicalité.

Ce sont deux dispositifs très différents : l’un propose un accompagnement personnalisé expérimenté auprès de plusieurs préfectures, avec des cellules relativement discrètes ; l’autre invite les officiels musulmans à participer à un travail de “contre-armement” idéologique. Dans cette lutte, l’Etat ne peut pas tout faire seul, il a besoin de s’adosser à des acteurs islamiques eux-mêmes en bataille contre ceux qui utilisent le référentiel islamique à des fins violentes.

Pensez-vous que les pouvoirs publics ou certains imams basés en Europe portent une responsabilité dans ces mouvements de radicalisation de la jeunesse ?

Jusqu’aux années 2000, quand on parlait de radicalité, on s’imaginait que certains imams pouvaient faciliter ce processus. Aujourd’hui, d’après les itinéraires de ces jeunes radicalisés qui se sont donné la mort, le passage par un lieu de culte ou par la mosquée n’est plus aussi déterminant qu’il l’a été il y a une dizaine d’années et les lieux de culte ne sont plus les lieux de radicalisation. Au contraire, les individus souhaitant se radicaliser ne passent pas par les mosquées car ils les savent sous surveillance étroite. La responsabilité des imams n’est donc plus directement en cause.

Il faut donc identifier les nouveaux lieux de radicalisation. Ce sont souvent des groupes de pairs. Des jeunes qui fréquentent un même lieu, qui ont les mêmes habitudes et qui ont entre eux une émulation réciproque. Il est difficile aujourd’hui de savoir si suite aux prêches de tel ou tel individu ils se sont radicalisés. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas des individus qui soufflent sur les braises et qu’il n’existe pas certains discours qui peuvent contribuer à accentuer du ressentiment chez des personnes fragiles. Mais rendre les imams responsables de ces phénomènes actuels me parait un peu rapide.

Maintenant, cela ne veut pas dire qu’ils ne doivent pas se sentir concernés. J’ai pu constater qu’il y avait un clivage générationnel au sein de l’imamat. Les imams plus âgés, dont certains ne sont pas à l’aise en français ou dans une autre langue européenne, ont tendance à reproduire une vision de l’islam assez traditionnelle en étant totalement déconnectés des outils de communication d’aujourd’hui, qui sont abondamment utilisés par ceux qui défendent une vision “maximaliste” de l’islam. A l’inverse j’ai discuté avec de jeunes imams qui avaient conscience qu’ils ne pouvaient pas rester les bras croisés et que ce n’était pas parce que les jeunes ne venaient pas les voir qu’ils devaient rester dans les murs de leur salle de prière. Un imam m’a dit : “J’ai compris que pour parler avec ces jeunes je dois me connecter à internet, à Facebook, Twitter, qui sont les seuls vecteurs que j’ai trouvé pour communiquer avec eux” .

Je me suis donc demandé si la solution n’était donc pas que les imams sortent des mosquées, et qu’ils aillent eux-mêmes au contact de ceux qui n’iront pas spontanément les voir. Car dans l’esprit de certains jeunes qui sont en voie de radicalisation, les imams sont disqualifiés. Il est important de montrer que les jeunes imams d’aujourd’hui sont beaucoup plus sensibles à la maîtrise des outils de communication d’aujourd’hui. Il faut utiliser les mêmes outils qu’utilisent les acteurs de radicalité, et il est vrai qu’une grande partie des imams sont complètement déconnectés au sens propre du terme.

Donc ce n’est pas parce que les imams ne sont pas mis en cause qu’il faut les mettre totalement de côté, et d’ailleurs le gouvernement insiste de plus en plus pour une professionnalisation de l’imamat. C’est une problématique qu’on retrouve d’ailleurs à l’échelle de toute l’Europe.

Est-ce que vous pensez justement que la jeunesse musulmane européenne peut accepter un enseignement religieux venu d’imams au discours plus moderne ?

Il ne faut pas que cet enseignement vienne d’en haut. S’il s’agit de former un islam sur mesure et déterminé par les pouvoirs publics il y a peu de chances que cela fonctionne. Par contre, il y a au sein des communautés musulmanes européennes des acteurs qui ont pris conscience qu’il faut trouver un accommodement raisonnable entre la fidélité aux fondamentaux de la foi, une connaissance de ce qu’est la religion, et la nécessité de trouver des formes d’adaptation au monde contemporain.

Il ne s’agit pas de rêver à des réformateurs : j’entends dire qu’il faudrait un Luther ou un Spinoza de l’islam. Il faut faire attention à ces transpositions un peu rapides. Mais à l’intérieur même de la tradition islamique, il existe de multiples techniques qui peuvent être mobilisées pour apporter des réponses à un certain nombre d’individus qui éprouvent des questionnements ou des angoisses, sans mettre à plat complètement la religion en tant que telle. Ce n’est pas en décrétant qu’il y aurait un “bon Islam” et un “mauvais Islam” qu’on fera avancer les choses.

Nous sommes confrontés aujourd’hui à une pluralité d’islams, et il faut parvenir à trouver un juste équilibre entre la diversité légitime des points de vue, car la norme islamique c’est bien l’hétérogénéité, et dans un même temps comprendre que tout n’est pas possible et que vivre son rapport à la religion en Europe, qui n’est pas un espace profondément sécularisé et qui n’est pas historiquement musulman, suppose de trouver des formes de compréhension renouvelées de ce rapport à la religion.

L’historien Pierre Vermeren a récemment déploré dans Le Monde le “manque d’ambition scolaire” d’un pays comme la France, facteur selon lui “d’obscurantisme” . Partagez-vous ce constat ?

Les efforts qui ont été faits jusqu’à présent pour développer un certain nombre de connaissances sur le monde musulman contemporain et les dynamiques qui le traversent, sont relativement modestes. Aujourd’hui, les pouvoirs publics veulent investir et cela va nous permettre de combler un retard mais pas de répondre aux enjeux d’aujourd’hui.

Il y a une nécessité de dispenser dans l’enseignement public un enseignement sur le fait religieux au sens large mais qui tienne à distance les énoncés de foi. J’ai le sentiment que ce projet n’a jamais été mis en œuvre. Tout le monde en parle mais il y a peu de concrétisation et cela tient au manque de compétence et à une frilosité de certains chefs d’établissement qui évitent que cette question soit évoquée. Je pense qu’il existe une place pour ce type d’enseignement, dès lors que l’on fait la distinction entre un énoncé de foi qui n’a pas à se tenir dans un établissement scolaire, et ce qui est de l’ordre du fait historique.

Cela présuppose bien sûr que l’on présente toutes les sensibilités, y compris la liberté de croyance et de pensée. Il faudrait penser à une “laïcité pour tous” qui ne soit pas une laïcité sélective. Car dans les discours véhéments de certains jeunes par rapport à la société française il y a parfois ce sentiment chez eux à tort ou à raison que le législateur a eu la main lourde dès lors qu’il était question d’islam (la question du voile à l’école, le voile intégral…). Autant d’éléments à l’échelle européenne qui donnent le sentiment que parfois la laïcité est systématiquement évoquée pour interdire quelque chose. Il faudrait peut-être confier à la laïcité un contenu plus positif que la version prohibitionniste qui semble souvent en découler quand on voit les différentes controverses qui agitent actuellement la question en France.

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