France, 18 mars. De toute évidence, Christine Lagarde et Bruno Le Maire sont guère enchantés par la nouvelle du rachat de Yoplait, fierté de l’industrie française, par General Mills, géant américain de l’agro-alimentaire. Insistant sur leur souci “de préserver l’avenir de la filière laitière en France” , ils annoncent leur intention de s’assurer de la mise en place d’un “plan industriel de développement favorable à l’emploi, à l’innovation et aux producteurs de lait” .
Une réaction défensive qui aurait été bien différente si l’OPA avait été remportée par Lactalis, autre fierté française en sa qualité de premier laitier européen. Pour préserver les intérêts de la filière laitière tricolore, le gouvernement envisage aussi de mobiliser le Fonds Stratégique d’Investissement (FSI) à l’égard de Yoplait : une manière de garder un certain contrôle français sur les futures décisions stratégiques du groupe.
Le ministre de l’Economie italien, Giulio Tremonti, a annoncé l’adoption prochaine d’autres “hypothèses d’intervention” .
Italie, 22 mars. De l’autre côté des Alpes, on apprend avec encore plus de désarroi que le même Lactalis vient de porter à 29% ses parts dans le premier laitier Italien, Parmalat : une opération qui en fait le premier actionnaire. C’en est trop pour le gouvernement italien, qui a déjà cette année vu basculer Bulgari, joyau du luxe, entre les mains françaises de LVMH, et reste impuissant face aux ambitions d’EDF vis-à-vis de son Edison national. Le soir même, le fisc italien annonce des contrôles stricts des conditions de ces rachats. Et le lendemain, le gouvernement dégaine l’arme réglementaire en publiant un décret visant à “défendre ses entreprises stratégiques” (voir ci-contre).
Même secteur industriel, mêmes acteurs, même réaction défensive de la part des gouvernements… il est logique que ces deux informations aient été traitées en parallèle dans la presse. Et pourtant, il y a une différence de taille : dans le second cas, l’opération se fait entre deux firmes européennes, au sein même du grand marché unique, celui pour lequel Michel Barnier met toute son énergie à faire tomber les dernières frontières.
Le patriotisme économique a la vie dure
Voir la vidéo
“C’est une chose de défendre les entreprises européennes contre des OPA plus ou moins amicales venues d’autres continents” , explique l’eurodéputé Henri Weber, spécialiste des questions industrielles au Parlement européen, “mais c’en est une autre de s’ériger contre des fusions au sein du marché unique” .
Car pour le gouvernement italien, la motivation n’est pas d’ordre purement économique - l’entreprise Parmalat a été, de l’avis général, fort mal gérée par ses patrons italiens, et l’irruption de Lactalis pourrait au contraire lui être bénéfique - mais c’est une question patriotique.
Que l’entreprise visée soit française plutôt qu’américaine ou chinoise ne semble pas faire de différence. Dans tous les cas, c’est le “principe de réciprocité” qui doit s’appliquer, pour le ministre de l’Economie Giulio Tremonti. Une attitude que regrette Henri Weber : “Les chinois ne permettent pas d’OPA sur leur espace économique : c’est pourquoi nous devons appliquer ce principe. Mais l’argument ne tient pas au sein même de l’espace européen. Bien sûr qu’il faut une réciprocité de la part de la France, mais elle existe largement !” estime-t-il.
Mais même 20 ans après l’achèvement proclamé du marché unique, le cadre de référence des gouvernements continue à être le territoire national, avec les postures défensives qui l’accompagnent.
Aussi l’Italie a-t-elle annoncé son intention d’établir une liste de secteurs stratégiques, largement inspirée des opérations les plus médiatisées de rachat de ses groupes nationaux par d’autres firmes européennes ou mondiales (agroalimentaire, télécommunications, énergie, défense). Pour les industries de ces secteurs, “le système permettrait aux sociétés ciblées de recourir aux mêmes moyens de défense que ceux autorisés dans le pays de l’acquéreur” , explique-t-on [La Croix]. Un principe a priori honnête et pas forcément incompatible avec les règles européennes, mais qui repose sur l’idée que les industries nationales doivent être protégées contre une menace même interne à l’Europe.
“Si on veut dégager des champions, il faudra bien que les entreprises fusionnent !”
Surtout, insiste l’eurodéputé, ce genre de mesure risque de freiner l’émergence de “champions européens” , des géants industriels à l’image de ceux qui existent en Chine et aux Etats-Unis, et dont l’Europe rêve depuis longtemps. Il dénonce le double discours d’Etats qui sont les premiers à mettre l’absence de grandes industries sur le dos d’une politique de la concurrence trop stricte, alors qu’eux-mêmes ne sont pas prêts à laisser leurs entreprises nationales se coaliser.
“Je comprends que les Italiens soient un peu nerveux : il y a un effet d’accumulation.” admet Henri Weber. “Bulgari, Parmalat, peut être Edison… Mais tout cela se produit parce que l’Italie n’a aucune politique industrielle digne de ce nom” .
Accepter de voir nos fiertés nationales fusionner avec les fleurons d’autres pays pour se transformer en fiertés européennes reste un douloureux apprentissage. Les Etats devront apprendre à mettre de côté leurs réticences pour éviter le décrochage compétitif de l’Europe. C’est le message qu’a voulu faire passer Michel Barnier, invité ce matin de France Inter : “Le bon niveau du patriotisme économique, c’est l’Europe” .
En savoir plus
Henri Weber : “En matière de politique industrielle nous demandons un ‘new deal’ continental” - Toute l’Europe