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La politique étrangère européenne : quel bilan ?

Voici un bilan inédit de l’action de l’Union européenne en matière de politique étrangère. A la fois ample et précis, Maxime Lefebvre sait distinguer l’essentiel de l’accessoire. Il brosse un tableau nuancé et dynamique. Voici un document de référence pour qui veut avoir une vue d’ensemble de la politique étrangère de l’UE. En partenariat avec le Diploweb.com, nous publions un extrait de son article.

Mogherini Kerry

Par Maxime LEFEBVRE, le 2 juin 2016 - Retrouvez l’article intégral sur le Diploweb.com

Diplomate et professeur à Sciences Po. Maxime Lefebvre a publié La construction de l’Europe et l’avenir des nations (Armand Colin, 2013) et vient de rééditer La politique étrangère européenne (PUF « Que sais-je ? », 2016). Les propos tenus dans cet article n’engagent que leur auteur.

JAVIER SOLANA, Haut Représentant pour la politique étrangère de sécurité commune (1999-2009), a dit un jour que l’Europe de la défense avançait « à la vitesse de la lumière » : c’était après 2003, alors que l’Union européenne venait de se doter d’une « stratégie européenne de sécurité » et de lancer ses premières opérations militaires à l’étranger, dans les Balkans et en Afrique. Il serait plus correct de dire que la politique étrangère et de sécurité avance à la vitesse de la tortue, un animal dont Valéry Giscard d’Estaing avait fait l’emblème de la Convention européenne, aux travaux desquels il présidait en 2002-2003, et qui incarne aussi bien la longévité que la lenteur. Il a fallu en effet 20 ans entre le lancement de la construction européenne (1949-1951, la CECA) et la mise en place d’une coopération européenne dans le domaine diplomatique (1970), puis encore 20 ans pour que cette « coopération politique européenne » se transforme en « politique étrangère et de sécurité commune » (traité de Maastricht, 1992), puis encore 10 à 20 ans pour que soient lancées les premières opérations de la politique européenne de défense et que soit mis en place un service diplomatique européen (2010).

Depuis l’adoption de la stratégie européenne de sécurité en 2003, le contexte a bien évolué. L’Union européenne en est à son troisième Haut Représentant (Federica Mogherini, succédant à Javier Solana et Catherine Ashton) et le traité de Lisbonne renforçant ses pouvoirs est entré en vigueur en 2009. Les Etats-Unis se préparent à entamer une nouvelle présidence après la période G. W. Bush et les deux administrations Obama. La stratégie européenne de sécurité n’a pas été amendée depuis 2003, mais a fait l’objet d’un rapport d’actualisation en 2008, et une nouvelle « stratégie globale » de politique étrangère et de sécurité est en préparation pour lui succéder.

Le temps est donc propice pour tenter un bilan de l’action européenne en termes de politique étrangère. Ce bilan, il est juste de l’établir non pas en fonction d’une obligation de résultat pour répondre aux menaces identifiées en 2003 (terrorisme, prolifération, conflits régionaux, déliquescence des Etats, criminalité organisée) ou à celles ajoutées en 2008 (cybercriminalité, piraterie, sécurité énergétique, changement climatique), mais en fonction d’une obligation de moyens par rapport aux grandes priorités stratégiques que l’UE s’était à l’époque assignées : agir face aux menaces en combinant ses moyens civils et militaires, construire la sécurité dans son voisinage, promouvoir un multilatéralisme efficace. La stratégie de 2003 était d’autant plus remarquable que, tout en se revendiquant de la coopération transatlantique, elle se démarquait en fait de la stratégie américaine qui privilégiait alors l’action militaire, l’échelle planétaire, et l’unilatéralisme.

L’Union européenne : un acteur global, civil et militaire, mais à la puissance limitée

Pendant longtemps, l’Europe n’a eu qu’une politique extérieure, découlant de ses compétences internes, couvrant le commerce, la coopération économique, l’aide au développement, les transports, l’agriculture et la pêche, la recherche, etc. Il s’y est ajouté avec le temps une coopération en matière diplomatique et une politique de sécurité et de défense commune (PSDC) lancée sous une double forme civile et militaire. Depuis une quinzaine d’années, l’Union européenne a musclé son action en la rendant plus cohérente et plus forte, mais reste loin d’être un acteur puissant et intégré comme le sont les Etats-Unis.

En termes de cohérence, le traité de Lisbonne (reprenant les acquis du projet de Constitution européenne rejeté par les peuples français et néerlandais) a bien fait avancer les choses. Les fonctions de Haut Représentant pour la PESC (mis en place en 1999, après le traité d’Amsterdam) et de Commissaire aux relations extérieures (couvrant le volet extérieur des politiques communautaires) ont été fusionnées dans le nouveau poste de Haut Représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (HRAEPS), à la fois Haut Représentant pour la PESC (de nature intergouvernementale), vice-président de la Commission (coordonnant toute l’action extérieure de l’Union), et président permanent du Conseil des ministres des affaires étrangères. Un service européen pour l’action extérieure (SEAE) a fusionné la direction des relations extérieures de la Commission et celle du Secrétariat du Conseil, et intégré des diplomates des Etats membres affectés temporairement, pour affirmer une diplomatie européenne plus intégrée, et gérer 140 délégations de l’Union européenne dans des pays tiers.

Il n’y a qu’au niveau suprême que la dyarchie a été maintenue entre le volet communautaire et la PESC. Le président du Conseil européen représente l’Union pour la PESC, et préside le Conseil européen, mais le président de la Commission reste compétent pour les relations extérieures communautaires. Dans les rencontres au sommet avec les pays tiers, les deux têtes de l’Union européenne sont en principe présentes. Mais ils n’agissent pas toujours sans concurrence : on l’a vu dans la crise migratoire à la fin 2015, le président Tusk prenant le lead dans le sommet de La Valette avec les pays africains, et le président Juncker organisant un sommet à Bruxelles avec les pays des Balkans (relevant de la politique d’élargissement, et donc plutôt de la Commission).

L’Union européenne a dans l’ensemble plutôt bien réussi à mettre en place une action extérieure globale et intégrée, comme elle avait commencé à le faire en lançant la politique européenne de sécurité et de défense en 2003 sous la forme d’opérations à la fois civiles et militaires. Les capacités civiles (policiers, gendarmes, experts de l’état de droit, de l’administration civile et de la protection civile) ont été développées en même temps que les capacités militaires (corps de projection, groupements tactiques). Avant même que l’OTAN fasse sien le concept d’ « approche globale » dans la gestion des crises (2010), l’UE se montrait capable, dans les Balkans notamment, de déployer toute la palette de ses instruments : opérations militaires de maintien de la paix (Bosnie, Macédoine), opérations de police (Macédoine, Palestine, Afghanistan), de soutien à la réforme du secteur de sécurité (Afrique), de soutien à l’état de droit (Géorgie, Irak) ; mais aussi aide humanitaire, aide à la reconstruction, soutien économique et technique dans tous les champs de la politique extérieure communautaire (réforme de l’Etat, gestion des frontières, douanes, transports, énergie, etc.). La stratégie de l’UE dans le Sahel est une bonne illustration de la combinaison entre aide au développement, action diplomatique (à travers un « représentant spécial » de l’UE), et opérations de PSDC (actions de formation militaire et de sécurité au Mali et au Niger) pour répondre à la menace du terrorisme et à la pression migratoire. Non seulement le COPS (Comité de politique et de sécurité, composé d’ambassadeurs des Etats membres) institué par le traité de Nice (2000) couvre spécifiquement l’ensemble des opérations de la PSDC, mais l’articulation entre sécurité extérieure et sécurité intérieure a été renforcée par la création d’un coordinateur européen pour la lutte contre le terrorisme en 2007 et d’un comité de sécurité intérieure (COSI, composé de hauts responsables des Etats membres) en 2010. C’est pour tenir compte de cette approche de plus en plus globale de la politique étrangère et de la sécurité, que l’UE s’est lancée depuis l’arrivée de Mme Mogherini dans l’élaboration d’une stratégie globale, qui devrait aboutir cette année (présentation du projet en juin 2016) et dépassera le seul cadre de la PESC.

En même temps, on est encore très loin d’une véritable puissance européenne comparable à la puissance américaine. Ce n’est pas que l’action européenne relève uniquement du « soft power », c’est-à-dire d’une capacité de persuasion et d’influence, pour reprendre la terminologie du professeur américain Joseph Nye, et d’une « grande ONG » (en comptant l’aide des Etats membres, l’Europe assure la moitié de l’aide mondiale au développement). L’Europe est aussi dans le « hard power » quand elle adopte par exemple des sanctions, non seulement des sanctions en application du droit international et des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies, mais aussi des sanctions dites « autonomes » qui répondent à ses propres objectifs et à ses propres critères : embargo sur les armes contre la Chine (toujours en vigueur) après la répression de Tian-An-Men (1989), sanctions contre des régimes violant les droits de l’homme (Biélorussie, Birmanie, Cuba, Syrie, Zimbabwe…) ou constituant une menace en termes de prolifération (Corée du nord, Iran), sanctions contre la Russie avec la crise en Ukraine (2014). Pas moins d’une quarantaine de pays ou d’entités sont sous sanctions de l’Union européenne. C’est une autre forme de sanctions que la Commission européenne peut adopter, dans le cadre de sa politique de la concurrence, pour défendre les règles et les intérêts de l’UE sur le marché unique contre des géants économiques étrangers (Microsoft, Google, Gazprom).

Là où l’Europe n’a pas beaucoup progressé en termes de « hard power », c’est dans son action militaire. Sur une trentaine d’opérations de PSDC lancées depuis 2003 (dont une quinzaine toujours en cours), la plupart sont des opérations civiles ou de formation et de conseil et il n’y a eu que 8 véritables interventions militaires (3 toujours en cours), de portée relativement limitée (maintien de la paix dans des conflits à l’intensité déclinante en ex-Yougoslavie - Macédoine, Bosnie ; opérations ponctuelles de sécurisation en Afrique - RDC et RCA ; opérations navales de lutte contre la piraterie maritime au large de la Somalie, et contre les passeurs de migrants au large de la Libye depuis 2015). En Afrique, l’UE s’implique avec prudence, préférant laisser l’ONU et l’Union africaine, ou la France, en première ligne. Bien que l’objectif d’ « opérations de forces de combat pour la gestion des crises » figure à l’agenda européen depuis 1992 (« missions de Petersberg »), l’UE ne veut pas faire la guerre. Les opérations militaires robustes sont menées soit par les Etats-Unis (Afghanistan, Irak), soit par l’OTAN (Balkans, Libye), soit par des Etats membres (France en Côte d’Ivoire, au Mali et en République centrafricaine dans la période récente). Du fait de ce défaut de robustesse, ce n’est pas l’Europe de la défense qui assure la défense de l’Europe, mais les Etats-Unis et l’OTAN, comme on le voit clairement depuis 2014 dans la question des « réassurances » données aux membres orientaux de l’Alliance contre de possibles actions russes.

L’UE reste à la merci de ses divisions quand les dossiers deviennent sensibles.

La PSDC souffre aussi d’un manque de mutualisation, malgré la création d’une Agence européenne de défense, le développement de certains projets communs (comme l’avion A400M et le programme de navigation satellitaire Galileo, qui pourra avoir des applications militaires), la volonté récente d’avancer dans le financement commun de la recherche militaire et dans la mise en concurrence des marchés de la défense. Il n’y a toujours pas de capacité européenne à planifier des opérations militaires (du fait d’un blocage de principe britannique, pour ne pas dupliquer l’OTAN) ni de financement en commun des opérations.

Plus largement, l’Union européenne, dont la politique étrangère continue de reposer sur le principe de l’unanimité, peine à se mettre toujours d’accord dans la politique internationale. C’est plus facile quand il s’agit de défendre de grands principes consensuels comme le désarmement (à condition qu’on ne touche pas au désarmement nucléaire), la lutte contre le terrorisme, les droits de l’homme, l’abolition de la peine de mort, la justice pénale internationale, l’aide au développement, la lutte contre la corruption, etc. D’une certaine manière, la PSDC telle qu’elle s’est développée jusqu’à présent s’ancre dans ces principes consensuels en prolongeant l’aide au développement par un soutien à l’état de droit, par des activités de conseil et de formation militaires, par l’aide à la réforme du secteur de la sécurité et à la reconstruction des Etats (« nation building »).

Mais l’Europe reste à la merci de ses divisions quand les dossiers deviennent sensibles. Face à l’action américaine en Irak en 2003, elle s’est totalement scindée entre « vieille Europe » (France, Allemagne, Belgique, Luxembourg), critiquant les Etats-Unis, et « nouvelle Europe » (celle des élargissements), se rangeant derrière Washington. Certains pays, à cause de l’Histoire (Allemagne) ou d’un attachement transatlantique particulier (Pays-Bas, certains pays d’Europe centrale et orientale), sont réticents à critiquer Israël malgré sa politique dans les territoires occupés palestiniens. Dans l’affaire du Kosovo, 5 pays de l’Union européenne ont refusé et continuent de refuser de reconnaître le nouvel Etat. Face à la Russie, les Etats de l’UE ont réussi à se mettre d’accord sur des sanctions en réaction à l’action russe en Ukraine, mais une ligne de fracture continue de séparer les tenants d’une ligne réaliste (majoritaires) et les partisans d’une ligne très ferme.

Copyright Juin 2016-Lefebvre-Diploweb.com

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