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Jacques Le Cacheux : “La stratégie de Lisbonne n’est rien d’autre que le renvoi des gouvernements nationaux à leurs propres responsabilités”

Jacques Le Cacheux - DRProfesseur à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, Jacques Le Cacheux dirige le département des études de l’Observatoire Français des Conjonctures Economiques (OFCE). Ses travaux portent principalement sur la macroéconomie appliquée et les aspects économiques de l’intégration européenne. Il est co-auteur en mars 2005 d’une lettre de l’OFCE intitulée “La stratégie de Lisbonne engluée dans la tactique de Bruxelles”.


Dans une lettre de l’OFCE consacrée à la stratégie de Lisbonne, vous écrivez que celle-ci “se présente comme la réalisation d’une utopie contemporaine, celle de la fin des arbitrages politiques” . Qu’entendez-vous par là ?

Adoptée au sommet de Lisbonne, au printemps 2000, par le Conseil européen, alors majoritairement constitué de gouvernements de gauche qui souhaitaient donner une orientation plus sociale à la construction européenne, la “stratégie de Lisbonne” se présente avant tout comme un catalogue d’objectifs ambitieux, tous très désirables en soi. L’hyperbole de l’objectif général (“faire de l’Europe l’économie basée sur la connaissance la plus compétitive”) s’explique aussi par le contexte : la récession américaine était déjà perceptible, tandis que l’Union européenne, qui venait de lancer avec succès l’euro, sortait d’une période de croissance forte, et que la plupart des dirigeants européens pensaient que l’euro serait un bouclier contre les effets néfastes de la récession américaine. Comme on le sait, la récession toucha l’Europe quelques mois plus tard, et la “croissance molle” s’y installa pour longtemps…

Plus fondamentalement, cependant, l’utopie consiste à penser, ou à laisser croire, que tous les objectifs sont conciliables et peuvent être atteints simultanément, sans avoir à faire des choix politiques. Le choix d’objectifs généraux très ambitieux, mais vagues, reflète ce travers, de même que l’absence de toute indication sur les moyens, sur les politiques à mettre en œuvre.

Vous estimez qu’à travers cette stratégie l’Union européenne poursuit des objectifs incompatibles entre eux. Est-ce à dire que pour résoudre ce dilemme, l’Union doit privilégier l’un de ces objectifs en particulier et moins se soucier des autres ?

Lorsque l’on passe des objectifs généraux aux objectifs intermédiaires plus précis et chiffrés, tels que les taux d’emploi, des contradictions apparaissent en effet. Ainsi, comment atteindre des taux d’emploi très élevés, en relativement peu de temps, si ce n’est en remettant au travail des individus qui sont actuellement en dehors de l’emploi parce que leur productivité est faible ; dès lors, augmenter fortement le taux d’emploi est incompatible avec une croissance soutenue de la productivité, sauf à mettre des moyens considérables dans la formation, etc. De même, les taux d’emploi élevés observés dans certains pays cachent en fait un nombre important d’emplois à temps très partiel et précaires, donc pas nécessairement souhaitables. Au fond, pourquoi veut-on des taux d’emploi élevés ? C’est avant tout pour avoir une croissance économique soutenue et permettre le financement des systèmes de protections sociale et de retraite ; mais alors c’est le nombre d’heures travaillées qui compte, plus que le taux d’emploi… Autrement dit, l’incompatibilité des objectifs ne signifie pas nécessairement qu’il faut en abandonner certains et se concentrer sur les autres, mais qu’il faut, pour qu’ils puissent être atteints ensemble de manière satisfaisante, que d’autres choix soient faits, que des moyens soient déployés, etc.

Les obstacles à la réussite de la stratégie, que vous soulignez dans vos travaux, sont ils essentiellement d’ordre économique ou tiennent-ils à la méthode employée ?

Les obstacles à la réussite sont en partie d’ordre économique, notamment dans la mesure où les objectifs spécifiques sont mal spécifiés, mal choisis ou incompatibles. Mais aussi parce l’analyse économique suggère que les gouvernements nationaux n’ont aucune raison, en l’absence de politiques communes, de contraintes ou d’incitations, de faire des choix qui promeuvent l’intérêt collectif. Ils ont, au contraire, intérêt, dans la plupart des cas, à adopter des stratégies opportunistes, le plus souvent non coopératives. La “méthode ouverte de coordination” qui est le mode opératoire de la “stratégie de Lisbonne” , n’est rien d’autre que le renvoi des gouvernements nationaux à leurs propres responsabilités, à leurs propres outils, etc. C’est l’organisation, par le biais de classements, de benchmarking, de peer pressure, etc., de la concurrence et de la non-coopération entre ces gouvernements, le contraire donc de la coordination. Or, si, comme on peut le penser, les politiques de croissance sont un “bien collectif” européen, tous ces comportements de ” passagers clandestins” nuiront à l’intérêt collectif.


Propos recueillis le 01/09/06

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