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Jacques Gerstlé : “Les médias contribuent à la délégitimation de l’intégration européenne”

Jacques Gerstlé - DRJacques Gerstlé est Professeur en Science Politique à l’Université Paris 1, où il dirige le DESS Communication Politique et Sociale.
Il vient de réaliser pour Notre Europe une étude, chroniquée sur Touteleurope.fr, qui mesure l’impact de l’information télévisée sur le référendum européen de mai 2005.

Dans votre étude consacrée à l’impact de la télévision sur le référendum de 2005, vous soulevez un paradoxe surprenant : malgré une couverture médiatique largement favorable aux partisans du “oui” , ceux-ci n’ont pas réussi à convaincre. Pourquoi ?

Il y a d’abord une raison théorique générale : penser que plus il y a de communication, plus la persuasion va en découler, c’est avoir une représentation assez naïve de la communication politique. Toutes les études montrent qu’il n’y a pas de relation linéaire systématique entre la quantité d’information et la transformation du comportement électoral.

L’étude que j’ai réalisée porte sur l’impact de l’information sur les comportements électoraux lors du référendum sur la Constitution européenne. Au cours de la campagne pour les élections européennes de 2004, on a constaté que trois facteurs pesaient plus que d’autres sur le comportement électoral : d’abord, la visibilité générale de la campagne ; ensuite, le cadrage des problèmes européens, c’est-à-dire la présentation qui en est faite dans les médias, l’angle choisi ; enfin, les prédispositions politiques des électeurs.

Il me semble que ces trois facteurs sont là encore décisifs pour répondre au paradoxe devant lequel nous nous trouvons.

Vous montrez précisément qu’il y a eu au cours de la campagne une focalisation des médias sur les questions sociales. Cela peut-il expliquer le résultat final ?

Je crois que cela a eu une influence décisive sur la victoire du “non” . Toutes proportions gardées, je dirais que les questions sociales ont joué dans cette campagne le même rôle que l’insécurité dans la campagne présidentielle de 2002.

Il faut bien voir qu’une campagne se déroule dans un certain contexte, politique, social, économique. Au cours des six mois qui ont précédé le vote sur la Constitution, nous avons constaté dans les journaux télévisés un déferlement de questions sociales. La directive Bolkestein, qui apparaît a posteriori comme une erreur monumentale dans le calendrier de la Commission, a émergé dans l’actualité au mois de mars. Les journalistes qui ont construit ce sujet ont fait un travail décisif sur la campagne, sans nécessairement s’en rendre compte, car ils ne mesurent pas le pouvoir qu’a l’information sur le public.

Outre la directive Bolkestein, il y a eu tout une série de sujets sur le chômage, les délocalisations, le lundi de Pentecôte… Je crois que le mécontentement économique et social apparaît comme la première motivation, nationale, pour voter contre la proposition faite par le gouvernement.

A partir de ce constat, vous concluez que “l’Europe n’est pas qu’une affaire de déficit d’information” . Peut-on dès lors avancer que le problème réside davantage dans un déficit politique, qui serait lié soit au projet européen lui-même, soit à la manière dont les dirigeants politiques français en parlent ?

Je ne suis pas sûr qu’il faille mettre en cause uniquement les dirigeants français. C’est une attitude répandue dans toute l’Europe que de fragmenter l’espace public européen, dans la mesure où les professionnels de la politique sont obnubilés par l’agenda politique national et par le cadrage national des problèmes.

Prenons un exemple tiré de la campagne pour les élections européennes de 1999, dont j’ai réalisé une étude comparative. Au cours de cette campagne, il y a eu deux crises sanitaires : la crise de la vache folle et la crise de la dioxine. Quand vous regardez comment l’information répercute les prises de position des professionnels de la politique, vous vous rendez compte qu’il s’agit de considérations complètement nationales : les Britanniques parlent de la protection de leurs producteurs et les Français parlent de la protection de la santé publique. Chacun ramène la question à ses propres intérêts.

Il y a donc, me semble t-il, une fragmentation de l’espace public européen en espaces publics nationaux qui répond d’une part à la logique sectorielle de production de l’information (les professionnels de l’information sont plutôt en posture dépendante par rapport aux professionnels de la politique) et d’autre part aux professionnels de la politique eux-mêmes, qui ont tendance à ramener les questions européennes à l’échelle de l’agenda national.

Vous soutenez un argument fort : “l’information diffusée par les médias en matière européenne est de nature à délégitimer la construction européenne” . Est-ce le traitement national de l’information européenne qui en est à l’origine ou bien l’incapacité des institutions européenne à se rendre légitimes ?

Les journalistes sont dans l’ensemble convaincus qu’ils sont proeuropéens. Or, je crois qu’ils se trompent sur l’impression que retire le grand public de l’information donnée sur l’Europe.

D’abord, les médias se concentrent essentiellement sur ce qui importe dans l’agenda politique national. Ensuite, on l’a vu, même lorsqu’il s’agit de questions européennes, les journalistes ont tendance à ramener leur traitement à des considérations nationales. Il y a enfin, dans les sujets européens, une insistance sur les élites politiques et économiques, au détriment des associations ou des individus ordinaires qui se trouveraient confrontés à des problèmes européens. L’actualité européenne est “spectacularisée” : on voit l’Europe uniquement à travers des crises ou des sommets intergouvernementaux. On voit davantage le Conseil européen que le Parlement et la Commission. Cela donne un caractère un peu épisodique à cette réalité permanente qu’est l’Union européenne.

Il y a donc tout un ensemble de facteurs qui vont dans le sens d’une délégitimation de l’intégration européenne par les médias.

N’est-ce pas justement le rôle des institutions communautaires que de fournir une certaine continuité dans l’information européenne ?

Oui, mais elles se heurtent à la fragmentation de l’espace public européen en espaces publics nationaux.

Quelles sont selon vous les conditions pour la formation d’un espace public européen ? Est-ce un préalable impératif à une démocratisation de l’espace européen ?

Oui, je crois que c’est une condition impérative à la construction d’un espace européen démocratique. Il faut réaliser davantage d’intégration politique, c’est-à-dire faire des efforts pour intégrer les discours des organisations politiques. Cela pourrait passer par des campagnes communes lors des élections au Parlement européen. Il faudrait que des Espagnols, des Allemands, interviennent dans le débat, pour rompre avec cette clôture de l’espace politique national. Pour ces élections, on est d’ailleurs passé d’une circonscription nationale à un ensemble de circonscriptions régionales. Cela peut être une ouverture.

Lors de la campagne référendaire, certains responsables français en faveur du “oui” ont fait appel à des dirigeants étrangers, et cela a parfois suscité des réactions négatives sur le mode : “nous sommes Français, c’est nous qui votons, ne nous laissons pas imposer notre avis par des dirigeants étrangers” .

Il y a un réflexe de protection du patrimoine politique. C’est vrai que les sortants, les partis politiques nationaux, ont tendance à préserver leur “territoire de chasse” , même lorsqu’ils sont censés parler de questions européennes. C’est probablement ce qui rend très difficile l’action communautaire, qui implique de rompre avec la logique d’espaces publics nationaux clôturés.

On a beaucoup parlé du rôle d’Internet dans le débat référendaire, notamment dans la campagne des partisans du “non” . Pensez-vous que cet outil puisse être porteur d’un renouveau durable du débat européen et, peut-être, de la formation d’un espace public à l’échelle de l’Union ?

Je suis assez réservé sur les possibilités “démocratisantes” de l’Internet. Il existe aujourd’hui une fracture numérique. Même si elle est en voie de se résorber, il reste des inégalités d’équipement massives : la moitié des Français n’est toujours pas connectée. Deuxième aspect qui me paraît plus décisif : le comportement d’information lié à l’utilisation de l’Internet implique de la part de l’internaute une démarche active. Il faut qu’il aille chercher l’information de manière intentionnelle. Or, on constate aujourd’hui un désengagement, un reflux du politique.

Peut-être assiste-t-on au contraire à un renouvellement de l’intérêt pour la politique via l’Internet, que certains assimilent à un contre-pouvoir ?

Je crois que l’Internet va profiter bien davantage aux associations, aux mouvements sociaux, qu’aux partis politiques ; c’est-à-dire à ceux qui sont jusqu’à présent moins sollicités par l’espace public.

Pour en revenir à votre question, il peut être tentant de penser que l’Internet, instrument par définition transnational, pourrait avoir un impact européen. Mais il ne faut pas négliger la barrière de la langue, ni la question de la démarche proactive de l’internaute qui va chercher l’information. Si ce sujet ne les intéresse pas, pourquoi voulez-vous que les internautes aillent chercher de l’information sur l’Europe ? On est ici devant une contrainte majeure.

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