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Ich liebe dich, moi non plus

Touteleurope.fr s’associe à Nonfiction.fr, le quotidien des livres et des idées, pour proposer régulièrement des chroniques des derniers ouvrages sur la construction européenne. La première chronique retranscrite sur notre site porte sur l’essai du philosophe Peter Sloterdijk consacré au couple franco-allemand, “Théorie des après-guerres”.

Il y a bientôt 50 ans, le général de Gaulle et le chancelier Adenauer scellaient la réconciliation entre la France et l’Allemagne en signant le Traité de l’Élysée. En dépit des mésententes passagères entre leurs dirigeants respectifs, à peu près tout le monde s’accorde à penser que les liens entre les deux pays sont aujourd’hui plus solides que jamais. Pas l’iconoclaste Peter Sloterdijk. À l’occasion d’une conférence donnée à Fribourg en novembre 2007, dont le texte est aujourd’hui publié en France, le philosophe allemand remettait en cause le concept d’amitié franco-allemande, décelant pour sa part un “processus de désamour” à l’œuvre depuis 1945. Pour entreprendre sa thérapie d’un couple à la dérive, l’auteur de Sphères s’appuie sur le théorème de la Maximal Stress Cooperation énoncé par le théoricien de la culture Heiner Mühlman en 1996




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Le projet de Mühlmann tel que le décrit Sloterdijk consiste à “faire apparaître le lien entre la guerre et la culture à la lumière d’un modèle hautement généralisé de formations de collectifs produits par le stress” . En vertu de ce modèle, l’épanouissement d’une structure collective dépend entre autres de sa capacité à tirer les bonnes conséquences du résultat d’un conflit armé. À l’issue d’une guerre, les vainqueurs se sentent fortifiés dans leurs choix collectifs. Les vaincus sont pour leur part contraints d’analyser leurs erreurs et de repenser leur rapport au monde sur un mode moins néfaste, processus désigné par le terme metanoïa. À partir de ces prémisses théoriques, Sloterdijk développe un ensemble de considérations stimulantes sur les évolutions de la France et de l’Allemagne au cours du dernier demi-siècle.

Bien que défaite en 1940, la France figure pourtant dans le camp des vainqueurs à l’issue du dernier conflit mondial. Si l’on en croit Sloterdijk, cette situation paradoxale ne pouvait aller sans incidence sur son travail d’ “auto-évaluation d’après-stress” . D’une part elle a entraîné “l’évasion gaulliste dans l’affirmation nationale” ; d’autre part elle a donné crédit au mythe de la France résistante forgé par la gauche communiste. Ce qui conduit l’auteur à résumer l’affrontement entre gaullistes et communistes en “un conflit entre deux stratégies incompatibles de falsification des résultats de la guerre” .

S’il fait preuve d’une certaine indulgence à l’égard du général - lequel aura finalement manifesté certaines “qualités métanoiétiques” en “réconciliant la vieille droite avec la modernité républicaine” - l’auteur est moins tendre envers la gauche française, jugée coupable d’avoir cautionné le stalinisme par sa fuite en avant dans “l’hyper grandeur du socialisme” , et coupable plus généralement d’analyses constamment éloignées de la réalité. On pourra trouver injuste qu’il expédie hâtivement dans le même enfer les staliniens et les représentants de la pensée critique française des années 60-70. Mais le format de l’essai, à peine cent pages, ne laisse guère de place pour de longs argumentaires. L’intention de Peter Sloterdijk est plutôt de suggérer que la psyché française repose sur deux mensonges vieux de cinquante ans, qui ont longtemps valu à notre pays de se complaire dans le culte de la grandeur et les illusions révolutionnaires.

Aujourd’hui, ces deux tendances seraient toujours à l’œuvre dans le paysage politique national, bien que singulièrement atténuées. Les dernières décennies ont vu émerger “des courants de centre-droit inhabituellement massifs en France” qui se contentent de verser dans un “narcissisme politique quotidien” . L’auteur semble davantage redouter l’héritage constitutionnel du gaullisme et son présidentialisme au “potentiel hystérogène” , porteur à ses yeux de tentations impérialistes . Quant à la gauche française, si elle est aujourd’hui tombée “dans une position insignifiante” , tant sur le plan politique qu’intellectuel, ce serait la conséquence directe de l’effondrement de son discours “pseudo-métanoiétique” d’après-guerre. Sloterdijk décoche ici quelques flèches bien acérées en direction des traqueurs de nouveaux réactionnaires et autres opposants à la Constitution européenne, saluant a contrario l’émergence à gauche d’un discours plus modéré qui consacre à ses yeux la victoire posthume de Camus sur Sartre.

Au contraire de la France, l’Allemagne offre l’exemple d’un pays ayant pleinement accompli sa metanoïa. On mesure pleinement “les efforts auxquels les Allemands se soumirent pour se relever moralement et culturellement” . Un long recommencement qui a débuté en octobre 1945 avec la confession de culpabilité prononcée à Stuttgart par le Conseil de l’Église, s’est poursuivi avec l’hommage de Willy Brandt sur les ruines du ghetto de Varsovie, pour culminer avec l’inauguration en 2005 du monument berlinois commémorant l’assassinat des juifs d’Europe. Pour Sloterdijk, seule la constance de ce processus permet d’expliquer pourquoi l’Allemagne a connu “une refortification nationale mais pas de re-germanisation, un essor économique mais pas de tentation impériale, un relèvement national mais pas de surélévation” .

L’Allemagne est aujourd’hui un État comme les autres, intégré dans le monde, respecté des ses voisins . Pour le philosophe allemand, ce pays est “entré dans une phase où il peut recueillir les fruits de ses efforts métanoiétiques” , c’est à dire agir sur la scène internationale comme le font les autres nations, en fonction de ses intérêts, sans que personne ne crie au loup. Mais les Allemands ne seraient pas encore tout à fait prêts à le reconnaître, comme l’a prouvé la polémique déclenchée l’écrivain Martin Walser à la fin des années 90 . Des scandales de ce genre ont peu de chances de se reproduire dans les années à venir, prophétise Sloterdijk, car ils “annonçaient la dissolution de l’exception de l’état métanoiétique permanent et sa transition vers des situations ordinaires de patriotisme quotidien” . Une illustration récente de ce phénomène pourrait être la réticence de l’Allemagne à se sacrifier davantage pour ses partenaires de l’Union européenne, elle qui a longtemps joué “le rôle transitoire d’idiot de la famille européenne” .

La thèse centrale de l’ouvrage repose sur ce constat : alors que l’Allemagne est en passe d’achever sa normalisation intellectuelle et morale d’après-guerre, la France en subit encore les conséquences dans sa psyché collective. On comprend dès lors que les rapports ne sauraient être équilibrés entre un pays qui s’affirme légitimement comme la puissance qu’elle est redevenue par sa seule force économique, et un autre qui entretient des illusions sur ses propres capacités, nourries par une mémoire défaillante.

De cet état des lieux à première vue désespérant, l’auteur tire une conclusion étonnamment optimiste, s’appuyant cette fois sur les idées développées par René Girard dans son récent Achever Clausewitz. À la suite de nombreux historiens, le penseur français y souligne la fascination provoquée par Napoléon sur les esprits germaniques et montre, dans la lignée de ses travaux sur le désir mimétique, comment “l’hypnose réciproque” entre les deux nations les a entraînées dans une surenchère guerrière. Aujourd’hui, l’Allemagne n’est plus du tout fascinée par la France, et vice-versa. La fin du couple franco-allemand signifie avant tout pour Sloterdijk la fin des passions belliqueuses. Loin de représenter un danger pour l’Europe, cette “salutaire prise de distance mutuelle” entre les deux rives du Rhin est pour lui un motif de réjouissance. Car, écrit-il, “c’est seulement lorsque le détachement réciproque est consommé que peuvent se mettre en place toutes les choses bonnes et utiles que nous désignons par des termes cardinaux contemporains, comme ‘coopération’ et ‘mise en réseaux’ ” .

Sloterdijk a l’art de prendre ses contemporains à rebrousse-poil : cette “fin du couple franco-allemand” sur laquelle les experts s’interrogent gravement à longueur de colloques, l’ogre de Karlsruhe nous invite à l’accueillir avec sérénité et bienveillance. À sa manière, érudite et sarcastique, il vient en tout cas d’apporter une contribution originale au débat sur les relations entre les deux pays.

Théorie des après-guerres : Remarques sur les relations franco-allemandes depuis 1945
Auteur : Peter Sloterdijk
Éditeur : Maren Sell
Date de publication : 16/10/08

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