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Fort comme un modèle turc ?

Alors que la contestation politique ne cesse de s’étendre dans les pays arabes, la Turquie est régulièrement érigée en exemple, voire même en “modèle”. Mais peut-on vraiment parler d’un “modèle” ? La Turquie ne serait-elle pas plutôt un pays en transition ? Pourquoi vouloir à tout prix donner un “modèle” aux pays arabes ? La Turquie peut-elle par ailleurs jouer un rôle de stabilisateur régional ? Toute l’Europe revient sur la genèse de ce “modèle”, à l’heure où Nicolas Sarkozy est en visite à Ankara et que l’accession de la Turquie à l’Union européenne est de moins en moins certaine.Â

Le “modèle turc” : un islam républicain ?

Les mobilisations arabes ont effectivement mis en lumière la supposée existence d’un “modèle” turc. Celui-ci s’est formé il y a longtemps lors de l’instauration de la république en 1922. D’abord autoritaire, et paternaliste, sous l’égide de Mustapha Kemal Atatürk, il s’est progressivement ouvert au multipartisme malgré les interventions de l’armée, qui a jugulé le jeu politique turc au cours de trois coup d’Etat (1960,1970,1981).

Mais c’est l’arrivée au pouvoir du parti islamo-conservateur AKP qui a encore accentué l’idée d’un modèle turc avec l’action de son leader, et actuel Premier ministre, Tayyip Erdogan. Ce politicien était considéré auparavant comme un islamiste, puisqu’il appartenait au MSP (Salut national) de Necemettin Erbakan, et surtout au Refah Partisi, connu pour être un parti islamiste. Il a été dissout par la Cour constitutionnelle le 16 Janvier 1998, ce qui a donné naissance au Parti de la justice et du développement, l’AKP.

Les origines de l’islamisme turc

Il trouve sa source dans le Milli Görüs (la nation religieuse) fondé par Nemettin Erbakan. C’est la plus grande et la plus puissante organisation turque d’Europe. Fondée en 1971, à Braunschweig, à l’initiative de Necmettin Erbakan en tant qu’Union turque d’Allemagne, elle a pris son nom actuel en 1994. Après la création du Milli Nizam Partisi (ou MNP, “Parti de l’ordre national”), et du Milli Selamet Partisi (ou MSP, “Parti du bien-être national”) ; c’est sous ses couleurs qu’Erbakan fut adjoint au poste de Premier ministre lors de trois coalitions différentes de 1974 à 1978. Sous les couleurs du Refah Partisi (parti de la prospérité fondé en 1987), il fut Premier ministre entre 1996 et 1997 : il est alors partisan d’un grand marché islamique du Maroc à l’Indonésie et s’oppose à la politique kémaliste favorable à l’Europe et à l’occident. Plusieurs fois “démissionné” par les militaires, ses idées renaissent sous les couleurs de l’AKP et de Tayyip Erdogan.

Depuis 2001, on assiste à un syncrétisme entre les acquis du kémalisme (républicanisme, populisme, laïcisme, révolutionnarisme, nationalisme et étatisme), et un certain conservatisme affiché par l’AKP, avec l’exposition médiatique notable de la femme de Tayyip Erdogan, arborant un foulard. Mais l’AKP n’est plus le Refah Partisi, et ne veut plus d’un régime islamiste.

Au contraire, une bonne partie de son action a consisté à libéraliser l’économie turque, en signant de nombreux traités de libre-échange tout en gardant une grande rigidité avec les syndicats, encore peu consultés. Sur le plan politique, les colonnes sacrées du Kémalisme ne sont pas forcément attaquées. L’AKP s’accommode du laïcisme turc qui, contrairement à la laïcité française, ne sépare pas César et Dieu, mais enserre le religieux par le politique.

C’est en effet le Diyanet, le ministre des Affaires religieuses qui se charge exclusivement de ces dernières, en accordant par exemple aux imams le statut de fonctionnaires de l’Etat. Mais force est de constater que le système est fait pour avantager le sunnisme traditionnel par rapport aux autres branches de l’Islam ou aux autres religions.

Un modèle turc pour les transitions politiques arabes ? Le cas égyptien

C’est ce nouveau modèle turc qui semble intéresser de plus en plus les acteurs des transitions démocratiques arabes. C’est surtout suite à la démission de Hosni Moubarak, pivot du monde arabo-musulman, que la Turquie apparaît dorénavant comme la puissance régionale montante au Moyen-Orient. A l’époque les médias turcs essayent de comprendre la portée des évènements.

Si une partie de la presse (Radikal, Bir Gün, Hürriyet Daily News) s’intéressent aux revendications des Egyptiens, une part importante des de médias reste relativement prudente, notamment sur les conséquences des troubles en Libye. Les quotidiens pro-gouvernementaux comme Zaman et Yeni Safak s’étaient même inquiéter des pillages et de différents débordements.

Ce sont les troubles en Egypte, plus que ceux en Tunisie ou en Libye, qui ont capté l’attention des médias turcs. En effet, la Turquie et l’Egypte sont les deux poids lourds du monde arabo-musulman, et sont de fait en compétition pour le leadership. Depuis 2001, ce n’est pas un hasard si les relations turco-arabes ont plutôt concerné la Syrie, le Liban ou l’Irak, et que les principales initiatives diplomatiques turques n’ont guère concerné l’Egypte. Il faut dire que depuis l’accession de l’AKP en 2002 en Turquie, Hosni Moubarak a regardé avec beaucoup de méfiance cette expérience politique, d’une part parce que celle-ci lui est apparue comme ce modèle de régime islamique modéré que les Américains appellent de leurs vœux pour prendre le relai des régimes laïcs à bout de souffle, d’autre part parce que c’est une expérience susceptible de donner des idées à l’opposition égyptienne.

De plus, les prises de positions turques en faveur d’Israël lors du forum de Davos en 2009 ont placé le vieux Raïs dans une position inconfortable en ce qui concerne la relation qu’il entretient avec l’Etat hébreu.

Le 1er février dernier, rompant la silence qu’il avait observé pendant les premiers développements de la révolution égyptienne, Recet Tayyip Erdogan a non seulement apporté son soutien aux revendications des manifestants, mais a également estimé que l’expérience turque pouvait servir de “modèle” aux mouvements n cours dans le monde arabe. La presse turque avait d’ailleurs été surprise par cette phrase car jusqu’alors l’AKP s’était bien gardé de se poser en exemple, en dépit du capital sympathie qu’il a récemment accumulé dans le monde arabe.

Les turcs croient en leur “modèle”

Ces prises de positions officielles ont amplifié une mise en exergue du “modèle” turc, qui avait déjà commencé à défrayer la chronique, depuis plusieurs semaines, notamment en Turquie. Elles sont intervenues de surcroit au moment même où le Think tank turc TESEV publiait les résultats d’une enquête accréditant l’idée que l’expérience turque pouvait servir d’exemple.

Selon cette étude, les trois forces du modèle turc sont, dans l’ordre, “sa tradition musulmane, son économie dynamique, et son gouvernement démocratique” . Le modèle laïc kémaliste, bâti autour de son armée, qui a influencé des régimes autocratiques moyen-orientaux, est devenu obsolète. La perspective d’un Etat islamique aussi.

Selon les auteurs de cette étude menée entre le 25 août et le 27 septembre dernier dans sept pays arabes (Irak, Syrie, Liban, Jordanie, Egypte, Arabie Saoudite, autorité palestinienne) et en Iran, 66% des personnes interrogés ont estimé que la Turquie était l’exemple réussi d’un mariage de l’Islam avec la démocratie, et qu’elle pouvait servir d’exemple à ces pays. Ce sont sa culture musulmane, son économie libérale, son gouvernent démocratique, et son soutien aux Palestiniens et aux Musulmans qui poussent les personnes consultées à y voir “un modèle” . En revanche, son système laïc, sa pratique religieuse moins assidue qu’ailleurs, et ses liens avec les pays occidentaux, qui étaient antérieurement les caractères mis en avant par la Turquie au sein du monde musulman, sont ressentis désormais comme des raisons qui disqualifieraient le “modèle” turc.

De Rabat à Amman, en passant par la Caire, et bientôt peut-être par Tripoli, il est désormais de bon ton, parmi les mouvements dits islamistes, de se référer à l’AKP. “De nombreux islamistes le voient comme un modèle pour intégrer le système démocratique et devenir des acteurs politiques” , analyse Jonathan Levack, directeur de projet à Tesev. Par exemple, le parti de la Justice et de Développement marocain a emprunté son symbole, une ampoule, en adoptant la lampe à huile. En Irak, en Syrie, des mouvements prennent leur inspiration du côté de la Turquie. En Egypte, les Frères musulmans, bien que divisés, estiment qu’il pourrait convenir à leur désir de rentrer en politique.

A ce sujet Tariq Ramadan, petits-fils du fondateur de la confrérie a estimé que “la Turquie démocratique est un bon exemple à suivre” . Dans le même sens, l’historique leader islamiste tunisien Rached Ghannouchi, de retour d’exil, a comparé son parti, Ennahda, à l’AKP, approuvant par exemple le même code du statut personnel tunisien et la possibilité qu’une femme soit élue présidente, ce même type de concession que l’AKP a fait pour réaliser son accession au pouvoir.

C’est aussi la capacité nouvelle de la Turquie à se conduire en véritable “soft power” au Moyen-Orient, notamment au travers de l’intensification des politiques de coopération de la diplomatie turque et la croissance de son influence culturelle avec le succès de ses séries télévisées très populaires dans le monde arabe, qui renforcent l’idée d’un modèle turc au Proche et Moyen-Orient.

Les limites du “modèle” turc

Le modèle turc est-il pour autant transposable pour autant dans les régimes arabes à venir ? Le duo Tayyip Erdogan et Abdullah Gül (président de la République turque) ont récemment nuancé cet emballement théorique. Le président a affirmé effectivement qu’il était encore un peu trop tôt pour se prononcer là-dessus en affirmant que cette idée était “trop ambitieuse” en préférant le terme d’ “exemple” . Peu après sa prise de position en faveur des révolutionnaires égyptiens, lors d’une visite en Kirghizie, le Premier ministre turc a finalement tempérée sa position, en affirmant qu’il n’avait pas non plus l’intention de s’immiscer dans les affaires intérieures arabes.

Cette “turcomania” doit en effet être pris avec précaution. Le fait que la Turquie bénéficie d’une bonne image à cause de son opposition grandissante à l’Etat d’Israël, n’est pas forcément une preuve de la pertinence d’un modèle turc. De plus, la démocratie et tout ce qui révèle de l’Etat de droit en Turquie restent encore à parfaire, malgré les réformes constitutionnelles et les mutations profondes imposées par les conditions posées à son accession à l’Union européenne.

Il existe encore une impasse sur la question kurde malgré les projets de règlement politique effectués ces derniers mois. De plus, les blocages qui affectent actuellement le procès des assassins du journaliste Hrant Drink ou les difficultés que rencontre la tentative de levée de certains tabous sur l’histoire turque (génocide arménien, expulsion des grecs) limitent grandement la portée du “modèle tuc” .

En ce qui concerne l’AKP, supposé être l’initiateur du modèle turc, il faut évidemment rappeler qu’il a bénéficié de tout l’héritage laïc et pro-occidental de la République, ce qui explique qu’il ne l’a que faiblement remis en cause. Enfin, “L’étoile polaire de l’Orient” , image idéalisée de la Turquie par Tayyipr Erdogan n’est pas près de s’imposer dans les pays arabes, puisque ceux-ci n’ont pas connu un cheminement politique comparable à celui de la Turquie, passée, en trente ans, d’une dictature militaire à une démocratie encore imparfaite mais solidement ancrée.

Souces

Site internet du thinkTank TESEV

site internet Turquie européenne

site de l’OVIPOT (Observatoire de la Vie Politique Turque)

En savoir plus

Révision constitutionnelle en Turquie : une véritable démocratisation ? -touteleurope.eu

Turquie : ce que le oui va changer - touteleurope.eu

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